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Automne 2017

L’aquaculture québécoise en eau trouble

Malgré des avancées scientifiques permettant de limiter son impact sur l'environnement, l'élevage de poissons reste difficile au Québec.

La prochaine fois que vous achèterez de la truite arc-en-ciel à l’épicerie, regardez bien l’étiquette. Parions que le poisson sera péruvien ou chilien! Pourtant, la truite arc-en-ciel, introduite à la fin du XIXe  siècle et maintenant présente dans de nombreux lacs du sud québécois, est devenue un poisson local. Les pisciculteurs l’adorent, car elle se prête fort bien à l’élevage en captivité. Néanmoins, truites, saumons ou autres, les poissons élevés au Québec ne comblent que 7 à 8% de la demande des épiceries, qui doivent se tourner vers l’importation.

Selon plusieurs spécialistes en aquaculture du campus, cette situation est aberrante. «Le Québec a un énorme potentiel de production aquacole puisqu’il possède 3% des réserves en eau douce renouvelable de la planète», souligne Benjamin Laramée, étudiant au doctorat en sciences animales. Son directeur de thèse, Grant Vandenberg, professeur au Département des sciences animales, pointe d’autres atouts, en particulier la belle synergie entre les scientifiques d’ici et les éleveurs de poissons qui misent sur la recherche pour relever les défis de l’aquaculture. Pourquoi alors la province ne produit-elle que 0,0003% des poissons d’eau douce dans le monde? La réponse se trouve dans notre histoire et dans nos choix environnementaux, politiques et économiques, assure M. Vandenberg.

Autopsie d’un déclin
La pisciculture, principale activité aquacole de la province, débute en 1857 afin d’alimenter les rivières surexploitées par la pêche sportive, populaire chez les Québécois et les touristes américains. «À cette époque, il n’y avait pas de quotas de pêche», rappelle Grant Vandenberg. Bref, on pouvait pêcher jusqu’à en vider les cours d’eau. Au Québec, on commence donc à élever des salmonidés, essentiellement de l’omble de fontaine (ou truite mouchetée) et de la truite arc-en-ciel. Les pisciculteurs se consacrent entièrement au marché de l’ensemencement; puis, en 1980, ils s’ouvrent au marché de l’alimentation. L’industrie se développe bien et bénéficie d’investissements gouvernementaux, faisant passer sa production de poissons de 1400 tonnes à 2200 tonnes entre 1994 et 2000, production qui n’a jamais plus progressé depuis.

Une étude sur l’état de santé alarmant du lac Heney, situé en Outaouais, est venue noyer l’élan aquacole du Québec à la fin des années 1990. «Le rapport signalait une présence excessive de phosphore, dont plus de la moitié provenait d’une pisciculture et de ses bassins installés en bordure du plan d’eau», raconte Grant Vandenberg. C’est la panique! Un lac peut en effet «étouffer» en raison d’une trop forte concentration de phosphore, qui provoque la prolifération des algues. Même si le lac Heney s’asphyxiait bien avant l’arrivée de la pisciculture, le gouvernement décide de serrer la vis aux aquaculteurs et de diminuer leurs activités dans la province. Conséquence: aucun nouveau permis n’a été délivré depuis 2001. Pour les infrastructures en place, des normes plus sévères de rejets de phosphore ont été établies.

«Plusieurs piscicultures ont fermé leurs portes, leurs propriétaires ne sachant comment se conformer aux nouvelles règles tout en restant compétitifs», rapporte Benjamin Laramée. S’en est suivie une chute de 40% de la production de poissons d’élevage. «La saga du lac Heney a fait des piscicultures des boucs émissaires, alors que les municipalités et l’agriculture rejettent autant, sinon plus, de phosphore», se désole Grant Vandenberg.

Réinvestir dans nos poissons
Presque 20  ans après cet épisode, les aquaculteurs et leurs poissons nagent toujours en eau trouble, car l’industrie doit notamment jongler avec la lourdeur et les choix administratifs du Québec, selon Grant Vandenberg: «Rien ne changera sans une volonté politique de réinvestir confiance et argent dans une industrie qui peut notamment assurer le développement économique des régions.» Le chercheur est témoin que les producteurs sont prêts à faire des investissements, mais que la législation continue de limiter l’activité piscicole sur le territoire québécois. Par exemple, pour éviter que des espèces exotiques ne s’échappent des bassins, rejoignent les cours d’eau et perturbent nos écosystèmes aquatiques, le gouvernement québécois interdit l’élevage de poissons non indigènes –incluant des espèces présentes au Québec, mais pas à proximité de la pisciculture. Résultat: une offre aquacole peu diversifiée. Selon Benjamin Laramée, il est pourtant possible de faire mieux: «L’Ontario a légalisé l’élevage de certaines espèces exotiques, comme le tilapia ou les crevettes géantes, vu que ces organismes, s’ils s’échappaient, ne pourraient pas survivre dans les eaux froides de la province.»

Les normes environnementales strictes ont aussi un prix, que les consommateurs sont peu enclins à payer. Les experts du campus ne remettent pas les règles environnementales en question, mais trouvent qu’elles mériteraient d’être réévaluées à la lumière des nouvelles technologies. «Actuellement, le gouvernement est plus sévère avec les pisciculteurs qu’avec les agriculteurs», se désole Louis Bernatchez, professeur au Département de biologie.

Moins de phosphore, c’est possible!
Malgré les défis du financement des projets de recherche et de développement, les pisciculteurs ont aujourd’hui les technologies pour contrôler les rejets de phosphore. Grant Vandenberg a notamment démontré qu’on peut faire baisser de 40% les rejets phosphorés simplement en changeant la moulée des poissons. Son astuce? Remplacer les protéines animales, riches en phosphore, par des protéines végétales qui en contiennent peu.

Une stratégie complémentaire consiste à concentrer le phosphore évacué en le cristallisant sous forme de neige sèche. Caroline Côté, postdoctorante au Département de biologie, débutera sous peu un projet pilote pour transférer aux piscicultures cette technologie depuis peu appliquée aux traitements des eaux et boues municipales, développée par une compagnie d’Ottawa, Northern Watertek Corporation. «Pendant l’hiver, un canon à neige spécial concentre les polluants des bassins de décantation sous forme de neige; lorsque celle-ci fond au printemps, dans un lieu spécialement conçu, le concentré de phosphore est capté par des plantes qui l’utilisent comme nutriment», explique la chercheuse. L’été, le principe est le même, mais c’est plutôt une brume à forte teneur en phosphore qui est dispersée sur un terrain jouant le rôle de filtre. L’important est de bien gérer le bilan hydrique et la croissance des végétaux pour valoriser le phosphore capté, note la chercheuse.

«Aujourd’hui, les piscicultures ne rejettent que très peu et même pas du tout de phosphore dans l’environnement, mentionne Louis Bernatchez. Les activités aquacoles gaspillent et polluent beaucoup moins que d’autres productions animales et, pourtant, elles sont toujours perçues comme des ennemies de l’environnement.»

Mieux gérer l’eau et les poissons
D’autres approches combinent écologie et santé des poissons. Ainsi, de plus en plus d’aquaculteurs québécois adoptent l’élevage en milieu fermé qui, grâce à un système de recirculation et de filtration, permet non seulement de recycler l’eau, mais aussi de la traiter et de la chauffer de façon plus efficace. Ce nouveau mode d’aquaculture demeure cependant modeste au Québec, parce que l’investissement nécessaire est encore difficilement rentable et qu’il reste des aspects à améliorer, concernant notamment la présence de bactéries dans les bassins. «Contrairement aux systèmes ouverts, les milieux fermés ne favorisent pas la croissance des mauvaises bactéries au profit des bonnes, signale Nicolas Derome, professeur au Département de biologie. Par contre, des facteurs de stress comme le transport des poissons ou les variations de température peuvent ouvrir la porte à diverses infections.»

Selon ce spécialiste de l’évolution, l’habituel recours aux antibiotiques doit être éradiqué, car il détruit au passage les bactéries qui protègent naturellement les poissons de certaines maladies. La solution? Des souches probiotiques sécuritaires pour le poisson et son environnement microbien, qui seront éventuellement commercialisées par des fournisseurs d’alimentation animale. «Notre approche consiste à isoler des souches bactériennes bénéfiques, présentes sur la peau et dans l’intestin des poissons, pour tester leurs pouvoirs à combattre les bactéries indésirables, explique le chercheur. On cultive ensuite ces souches et on les administre dans l’eau.» Nicolas Derome et son équipe ont obtenu de très bons résultats au Laboratoire de recherche en sciences aquatiques, notamment pour la maladie de l’eau froide, une infection cutanée potentiellement mortelle: une baisse de 86% du taux de mortalité de l’omble de fontaine et de 50 à 60% pour le doré jaune.

De son côté, Louis Bernatchez a réussi à séquencer le génome complet de l’omble de fontaine, qui devient un outil précieux pour améliorer la sélection génétique naturelle. «Avec des marqueurs génétiques, il est possible de déterminer quels bébés poissons auront la meilleure croissance, précise le chercheur. On peut aussi repérer les individus qui possèdent des gènes de résistance aux principales maladies.» De plus, les producteurs n’ont pas à attendre que le poisson atteigne l’âge adulte pour trouver les meilleurs géniteurs. Ils peuvent les sélectionner rapidement et mieux contrôler la diversité génétique de leur élevage.

De l’avenir pour l’aquaponie
Et pourquoi ne pas se tourner aussi vers l’aquaponie, le mariage entre l’aquaculture et la culture hydroponique en serre? Le principe: un aquarium et une serre reliés par des tuyaux. Dans ce système fermé, végétaux et poissons s’entraident. Les excréments riches en phosphore des poissons sont utilisés comme nutriments par les plantes. Celles-ci filtrent et nettoient ainsi l’eau ensuite retournée toute propre dans l’aquarium. Le fumier de poissons, contrairement à celui d’animaux à sang chaud, ne contient pas de coliformes fécaux néfastes pour la santé humaine.

Plus encore, l’eau recyclée des systèmes aquaponiques est plus facile à chauffer à peu de frais que celle d’un système ouvert. Un avantage pour la croissance des poissons. Benjamin Laramée a aussi remarqué que plusieurs micro-organismes présents dans l’eau des aquariums protègent les plantes de champignons pathogènes. L’étudiant-chercheur, qui s’intéresse de près à l’aquaponie, tente d’ailleurs de caractériser le potentiel antifongique de cette microflore dans le système expérimental des laboratoires d’AgroCité, un organisme sans but lucratif de l’Université composé d’étudiants bénévoles et présidé par lui.

Depuis 2016, le campus est également l’hôte d’une ferme aquaponique originale: deux anciens conteneurs superposés. L’un accueille des laitues, des fraises, des concombres et des tomates. L’autre est en attente des approbations éthiques pour recevoir des poissons. «Le but est d’adapter ce système aux régions nordiques notamment, en testant pendant deux ans les conditions d’isolation, de luminosité et d’humidité, explique M. Laramée. Ultimement, nous espérons envoyer de telles fermes dans le Nord pour assurer la sécurité alimentaire des Inuits et des autres habitants de cette région.» Cette expérience, réalisée avec l’entreprise d’agriculture urbaine ÉAU (Écosystème alimentaire urbain), dont Benjamin Laramée est le chef scientifique, pourrait devenir le salut de l’aquaculture au Québec, entre autres parce qu’il s’agit d’un circuit fermé d’où ni espèce ni contaminant ne peut s’échapper. «L’aquaponie peut diversifier l’offre aquacole du Québec avec la production d’autres espèces de poissons, croit M. Laramée. Nos chercheurs et nos industriels possèdent toute l’expertise nécessaire pour devenir des chefs de file en la matière.»

Mais il faut sauter dans le train pendant qu’il passe, estime-t-il. Les États-Unis et l’Ontario ont déjà pris les devants, en aquaponie comme en aquaculture. Alors, qu’attendons-nous pour prendre les mesures qui mettraient du poisson québécois au menu?

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Portrait d’une aquaculture isolée

Le visage de l’aquaculture québécoise détonne. À l’échelle de la planète, depuis 1974, l’industrie aquacole ne cesse de progresser. En 2014, elle a même dépassé pour la première fois celle du secteur de la pêche: plus d’un poisson sur deux actuellement consommé dans le monde a été élevé en captivité. Cet essor a été favorisé par l’écroulement de 70% des stocks de poissons sauvages, sous la pression de la pêche sportive et commerciale et par la consommation croissante des produits de la mer un peu partout dans le monde.

Le Canada suit la tendance mondiale: sa production aquacole a quadruplé depuis le début des années 1990 et plus de la moitié des poissons vendus en épicerie proviennent de l’aquaculture.

Au Québec, pendant ce temps, l’industrie aquacole stagne. Sa production limitée en diversité et en tonnage approvisionne d’abord le marché de l’ensemencement des lacs et cours d’eau: 78% contre 21% pour le marché de l’alimentation. On produit presque exclusivement des salmonidés, dont l’omble de fontaine, une espèce indigène élevée pour l’ensemencement, ainsi que la truite arc-en-ciel et l’omble chevalier, destinés à la consommation alimentaire. En 2015, la valeur brute de la production aquacole du Québec se chiffrait à 11,5 M$ alors que celle du Canada dépassait 1 G$, selon Statistique Canada. «L’aquaculture est en expansion partout, sauf au Québec», confirme Benjamin Laramée.

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Lisez le témoignage d’un donateur de la Faculté des sciences de l’agriculture.

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