Droits de la personne et démocratie
Publié le 7 juillet 2020 | Par Louis-Philippe Lampron
La collégialité d’apparat
L’idée selon laquelle les universités sont des établissements dont le fonctionnement est marqué par la «collégialité» est très répandue dans les sociétés occidentales et la plupart, sinon toutes les directions d’université québécoise s’en réclament publiquement1. Or, comme tout concept libellé de manière large et imprécise, l’idée de collégialité (ou de «gestion collégiale» pour reprendre une expression dans l’air du temps) au sein des universités peut prendre autant de formes qu’il y a d’interprètes, ce qui permet malheureusement à certain-es d’instrumentaliser le concept en le limitant à une stricte «collégialité d’apparat».
Raison d’être de la collégialité universitaire
La raison d’être de la structure particulière de fonctionnement des universités est inextricablement liée à leur très large mission d’intérêt public, qui vise autant la formation des étudiant-es que l’avancée et la diffusion de la recherche au sein de la population en général2. Si l’indépendance des établissements universitaires est une condition sine qua non pour qu’ils puissent mener à bien cette large mission, la grande variabilité des exigences nécessaires à la recherche et à l’enseignement de qualité au sein des nombreuses disciplines universitaires rend tout aussi nécessaire une structure décisionnelle collégiale.
Cette structure, en principe, doit permettre aux membres de la communauté universitaire d’être partie intégrante des orientations générales et décisions qui sont prises au sein de l’université et des facultés/départements, ce qui inclut bien entendu le choix de leurs dirigeant-es. Parce qu’ils/elles jouissent de la permanence d’emploi et de la pleine liberté universitaire qui y est associée, qui leur permet notamment de critiquer les décisions de leur propre université sans craindre de représailles3, les professeur-es sont appelé-es à jouer un rôle central au sein de cette structure décisionnelle collégiale.
Les articles 31 et 32 de la Recommandation de l’UNESCO sur la liberté académique, adoptée en 1997, décrivent de manière très claire les liens existants entre la mission d’intérêt public des universités et le processus collégial de décision qui doit structurer ces établissements:
«B. Autogestion et collégialité
31. Les enseignants de l’enseignement supérieur devraient avoir le droit et la possibilité de participer, sans discrimination d’aucune sorte et selon leurs compétences, aux travaux des organes directeurs des établissements d’enseignement supérieur, y compris le leur, et de critiquer le fonctionnement de ces établissements, tout en respectant le droit de participation des autres secteurs de la communauté universitaire; les enseignants devraient également avoir le droit d’élire la majorité des représentants au sein des instances académiques de l’établissement.
32. La collégialité s’appuie notamment sur les principes suivants: libertés académiques, partage des responsabilités, droit de tous les intéressés de participer aux structures et modalités pratiques de décision au sein de l’établissement et mise en place de mécanismes consultatifs. Toutes les questions concernant l’administration et la définition des politiques de l’enseignement supérieur, les programmes d’enseignement, la recherche, les activités périuniversitaires, l’allocation des ressources et les autres activités connexes devraient faire l’objet de décisions collégiales, aux fins d’améliorer le niveau d’excellence et de qualité académiques, dans l’intérêt de la société tout entière.»4
Collégialité et circulation du leadership
Depuis plusieurs années, de nombreux collègues et établissements dénoncent l’imposition progressive, au sein des universités, de modes de «gouvernance» issus du secteur privé5 qui ne seraient pas adaptés à la réalisation de leur mission d’intérêt public. Au-delà des problèmes importants liés aux tentatives (ou à la tentation) de «faire taire» certain-es collègues qui tiendraient publiquement des discours critiques6, cette gouvernantisation de l’université s’incarnerait notamment par une «verticalisation» des rapports de travail au sein des établissements universitaires québécois.
Pour la résumer rapidement, cette verticalisation des rapports de travail permet de diviser la communauté universitaire en deux groupes principaux: celui des «patron-nes», d’un côté, et celui des «salarié-es», de l’autre; les membres du second groupe étant bien entendu subordonnés à ceux du premier. Au-delà de son caractère manichéen, cette conception est très problématique puisqu’elle est largement – sinon carrément – incompatible avec plusieurs principes fondamentaux de la collégialité universitaire, dont la répartition du pouvoir décisionnel au sein de la communauté et une «circulation du leadership» au sein du groupe des dirigeant-es.
En effet, non seulement une véritable collégialité universitaire exige-t-elle que les membres de la communauté universitaire puissent choisir périodiquement la majorité de leurs dirigeant-es, mais elle implique également que ces dirigeant-es ne le soient que pour un temps donné, idéalement restreint, avant de passer le flambeau et de réintégrer leurs fonctions initiales de professeur-es/chercheur-es. Une telle «circulation du leadership» au sein des établissements universitaires contribue à la vitalité des universités, entre autres: 1) en assurant une large circulation des idées et perspectives au sein du groupe des dirigeant-es; 2) en évitant que ces mêmes dirigeant-es, spécialistes de leur domaine de recherche plutôt que stricts gestionnaires, ne s’éloignent trop longtemps du terrain et de toutes les exigences qui permettent une recherche et un enseignement de qualité; et 3) en protégeant les directions universitaires d’influences indues qui nuiraient à la capacité de leur établissement de mener à bien sa large mission d’intérêt public7.
La collégialité d’apparat
Au cours des dernières années, plusieurs projets ou propositions qui affectaient directement la nature collégiale des universités… ont pourtant été présentés comme étant des projets «collégiaux». En témoigne notamment la récente modification de la Charte et des statuts de l’Université de Montréal, qui a restreint de manière importante les pouvoirs décisionnels de sa communauté universitaire8 et qui était pourtant présentée de la manière suivante par la direction de cette même université:
«En procédant à une réforme de sa charte et de ses statuts, l’Université de Montréal vise, outre l’adoption des meilleures pratiques de gouvernance universitaire, trois grands objectifs:
[…]
- Préciser le rôle des instances dans le fonctionnement général d’une université moderne comme la nôtre. Cette réforme se fera dans le respect de la collégialité, de la liberté universitaire et des responsabilités de chacun, tout en clarifiant le rôle central de l’Assemblée universitaire dans le traitement des questions liées à l’enseignement et à la recherche et celui du Conseil dans les affaires de nature administrative.»9 [nos soulignés]
Cet exemple, et on pourrait en trouver plusieurs dizaines d’autres à travers le monde universitaire québécois et canadien au cours des dernières décennies10, nous semble illustrer parfaitement le concept de «collégialité d’apparat» auquel nous référons dans le titre du présent billet, soit une collégialité dont on souhaite limiter la portée à une simple obligation de «consulter». Cette adéquation nous semble par ailleurs clairement ressortir de la multiplication des «votes consultatifs» qui doivent être tenus avant que certains choix ou décisions ne puissent être avalisés dans le monde universitaire.
Ce tour de passe-passe a bien entendu des conséquences concrètes très importantes sur le monde universitaire en ce qu’il permet une transformation radicale de l’université… tout en donnant l’impression que ses architectes respectent un de ses principes fondateurs11.
En effet, dans un établissement doté d’une structure décisionnelle véritablement collégiale, il ne devrait pas être possible de passer outre une décision majoritaire de la communauté universitaire, que ce soit pour le choix d’un-e de ses dirigeant-es ou pour toute décision porteuse de conséquences substantielles pour les universités. La collégialité d’apparat, elle, le permet tout à fait puisque les dirigeant-es pourront affirmer l’avoir respectée dès qu’ils ont «consulté» les membres de cette même communauté. La différence est fondamentale puisque, dans le deuxième cas, ces mêmes dirigeant-es peuvent tout à fait passer outre – voire se passer de – l’avis des membres de cette même communauté lorsque celui-ci n’est pas favorables aux choix qu’ils/elles souhaitent mettre de l’avant.
Pour qui croit à l’importance de la collégialité universitaire, la nocivité de la collégialité d’apparat est même double puisque, en plus de permettre un affaiblissement majeur du pouvoir décisionnel des membres de la communauté, elle confirme implicitement la verticalisation des rapports de travail au sein de l’université par la reconnaissance du fait que le pouvoir décisionnel n’appartient, en bout de course, qu’à celles et ceux qui occupent les fonctions de direction de l’établissement et des facultés/départements.
Les universités font partie des rares institutions vouées à la production et à la diffusion de connaissances destinées au mieux-être de l’ensemble de la population, des territoires au sein desquels elles sont implantées comme du monde en général. Leur capacité de mener à bien cette mission fondamentale, dont dépend la capacité de toutes et tous les citoyen-nes à participer activement et valablement aux débats démocratiques, repose sur l’existence de quelques «pare-feux» qu’il importe de protéger. Et, comme dans la chanson «M’accrocher» du groupe québécois Loco Locass12, il est fondamental de pouvoir distinguer le concept initial de collégialité de sa version d’apparat si on veut pouvoir valablement le protéger.
1 Postulat clairement reconnu dans le rapport Bissonnette-Porter, en 2013: «On l’a vu, les débats menés au Québec sont particulièrement préoccupés du maintien de cette valeur [de collégialité], que les dirigeants des institutions affirment autant que le font les professeurs et les étudiants, même s’ils n’en tirent pas les mêmes conclusions quant aux modèles de gestion.»: Lise BISSONNETTE et John R. PORTER, L’université québécoise: préserver les fondements, engager des refondations, Québec, Ministère de l’Éducation, 2013, [en ligne: https://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/DepotNumerique_v2/AffichageFichier.aspx?idf=114124], pp. 22-24. Dans le même sens: UNIVERSITÉ MCGILL, «Notre culture», tiré de la page Web Avancement universitaire, [en ligne: https://www.mcgill.ca/advancement/fr/carrieres/notre-culture]; UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, «Nos objectifs», tiré de la page Web Vers une gouvernance réinventée, [en ligne: https://www.umontreal.ca/gouvernance/objectifs.html]; UNIVERSITÉ LAVAL, Avis d’élection au poste de recteur ou de rectrice de l’Université Laval: articles 127 à 140 des statuts de l’Université Laval, [en ligne: https://nouvelles.ulaval.ca/vie-universitaire/avis-delection-au-poste-de-recteur-ou-de-rectrice-de-luniversite-laval-3a72ca366ac34143b5052368922494d0]; UQÀM, Politique facultaire institutionnelle (no 48), adoptée le 13 juin 2006, [en ligne: https://instances.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/47/2018/05/Politique_no_48.pdf]. ↩
2 J’invite les personnes intéressées à en apprendre davantage sur le rôle des professeur-es d’université, qui (contrairement à ce que plusieurs croient encore) est bien loin de se limiter aux seuls enseignements que nous donnons dans les salles de classe, à (re)visionner la quarantaine d’entrevues que j’avais réalisées avec des collègues de différentes disciplines au Québec dans le cadre du projet Paroles de chercheur-es: https://www.parolesdechercheurs.com/accueil. ↩
3 Tel que stipulé, notamment, à l’article 27 de la Recommandation de l’UNESCO sur la liberté académique: «L’exercice des libertés académiques doit être garanti aux enseignants de l’enseignement supérieur, ce qui englobe la liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques représentatives.» ↩
4 UNESCO, Recommandation sur la liberté académique du personnel enseignant de l’enseignement supérieur, 11 novembre 1997, [en ligne: http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13144&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html]. ↩
5 Voir notamment sur cette question les trois excellents ouvrages suivants: Michel FREITAG, Le naufrage de l’université, Québec, Nuit blanche, 1995; Normand BAILLARGEON, Je ne suis pas une PME, Montréal, Poètes de brousse, 2013 et Michel SEYMOUR, Une idée de l’université : propositions d’un professeur militant, Montréal, Boréal, 2013. ↩
6 Voir notamment: Louis-Philippe LAMPRON, «Il faut qu’on parle de liberté universitaire», LaPresse+, 25 mai 2018, [en ligne: https://plus.lapresse.ca/screens/c12795c8-59b2-43a2-9a26-6a2573d9f8a2__7C___0.html] et Michel SEYMOUR, «La liberté académique et le modèle entrepreneurial de l’éducation supérieure», (été 2019) 77 L’inconvénient 31. ↩
7 Sur les avantages de ce que l’Association canadienne des professeures et professeurs d’universités (ACPPU) appelle la «gouvernance partagée», voir son excellente campagne intitulée Une gouvernance partagée: pour une éducation de qualité, mise en ligne à la suite de la publication de son rapport – ACPPU, La structure des conseils d’administration de trente et une universités canadiennes, mai 2018, [en ligne: https://www.caut.ca/sites/default/files/acppu-rapport-les-structures-des-conseils-dadministration-de-trente-et-une-universites-canadiennes_2018-05v2.pdf]. ↩
8 Voir notamment sur cette question: Jean LECLAIR et al., «Projet de refonte de la Charte de l’UDEM: l’idée d’université mise en péril», La Presse+, 26 janvier 2017, [en ligne: https://plus.lapresse.ca/screens/136cbb4f-de31-4d67-8d4a-e4dec9164352%7C_0.html], Éric MARTIN, «Main basse sur l’Université de Montréal», Iris, 2 février 2017, [en ligne: https://iris-recherche.qc.ca/blogue/main-basse-sur-l-universite-de-montreal] et SPGUM, Un nouveau recteur pour notre université: une occasion ratée?, 5 mars 2020, [en ligne: http://www.sgpum.com/nomination-nouveau-recteur/]. ↩
9 UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, «Nos objectifs», tiré du site Web Vers une gouvernance réinventée, [en ligne: https://www.umontreal.ca/gouvernance/objectifs.html]. ↩
10 Notamment le défunt Projet de loi no 38 modifiant la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire et la Loi sur l’Université du Québec en matière de gouvernance, déposé le 16 juin 2009 par la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport (Michelle Courchesne), [en ligne: http://m.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-38-39-1.html]. Voir, sur cette question et le principe de collégialité universitaire en général, l’excellent mémoire déposé par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université du Québec (FQPPU), La fin de l’autonomie et de la collégialité universitaire: analyse critique du projet de loi 38 sur la gouvernance universitaire, mémoire déposé devant la Commission de l’éducation dans le cadre des consultations sur le projet de loi no 38, 14 août 2009, [en ligne: https://www.mcgill.ca/maut/files/maut/projet_de_loi_38_fr.pdf] et du collègue François BLAIS, «Concordia et la fin de la collégialité universitaire», Le Soleil, 15 mars 2011, [en ligne: https://www.lesoleil.com/opinions/carrefour-des-lecteurs/concordia-et-la-fin-de-la-collegialite-universitaire-d1c1ba69bceeb9a2f2158584f0930bf1]. ↩
11 Ces principes qui, par ailleurs, avaient été très bien synthétisés par les auteurs du rapport Bissonnette-Porter, en septembre 2013, à la suite du Chantier sur une loi-cadre des universités québécoises: «Ainsi, la loi-cadre ne saurait réinventer la roue et doit affirmer pleinement les trois conditions particulières et depuis toujours nécessaires à l’université qui veut remplir sa mission: l’autonomie institutionnelle, la liberté académique et la collégialité.» [nos soulignés]: L. BISSONNETTE et J. R. PORTER, précité, note 1, pp. 22-24. ↩
12 «En attendant, je veux bien paraître
Dans la parade de l’apparat
Mascara, mascarade
Pour mes parents, mes camarades
Même si j’suis maussade
J’ai rénové ma façade
La clôture métallique
Est un sourire orthodontique
Dans les murs, les fissures ont été colmatées
Les volets sont repeints
La toiture est refaite
L’imposture est parfaite
À l’intérieur, tout est décrépi
La charpente est pourrie
Les tapis sont finis
Pis la tapisserie est moisie
Les lambris sont recouverts de vert, de gris
Les amis, j’vous l’dis
Tout ça, c’est bon pour l’incendie. » ↩
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