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Automne 2017

Intellectuels: des mots qui éclairent

Qu'on leur accole l'étiquette d'intellectuels ou non, les universitaires qui se prononcent sur des questions publiques font œuvre utile.

Illustration Marianne Chevalier

On les imagine plus facilement devant une classe ou dans un laboratoire que répondant aux questions d’un journaliste. Et pourtant, les explications, analyses et avis de professeurs d’université ponctuent fréquemment les articles de journaux, les émissions d’affaires publiques et les sites de blogues.

Louis-Philippe Lampron et Jonathan Livernois en sont convaincus: il s’agit là d’un apport essentiel à la vie en société. Professeur à la Faculté de droit et professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma, chacun a regardé de près cette drôle de bibitte qu’on appelle un «intellectuel». Et leur avis est partagé par Colette Brin, professeure au Département d’information et communication, fine observatrice du monde des médias. Tous trois, comme des dizaines de leurs collègues de l’Université, acceptent régulièrement de prendre la parole hors des cercles scientifiques.

Paroles de chercheurs
Louis-Philippe Lampron a toujours considéré que répondre à un journaliste ou écrire une lettre ouverte fait partie de son travail d’universitaire: «C’est l’indépendance des professeurs qui leur permet de porter un regard critique et de donner leur avis sur des enjeux de fond sans craindre d’être sanctionnés s’ils égratignent au passage une personne de pouvoir.» Ce spécialiste des droits et libertés de la personne a justement voulu confronter sa perception en menant, en 2015-2016, des entrevues auprès d’une quarantaine de ses collègues. Baptisé Paroles de chercheur(es)1, le projet a pris la forme de vidéos désormais accessibles à tous sur le Web: les professeurs de plusieurs universités québécoises y répondent aux questions de leur confrère sur la liberté universitaire, sa signification, ses limites et la figure de l’intellectuel dans la société.

«Au cours du projet, rapporte M. Lampron, j’ai réalisé que j’avais une vision romantique ou idéaliste de cette liberté… et que beaucoup la partagent. Mais les collègues ne souhaitent pas tous communiquer leurs analyses au grand public; certains préfèrent étudier des questions pointues et faire connaître leurs résultats dans les cercles scientifiques seulement, ce qui est légitime.» Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la ligne de fracture entre ceux qui s’expriment ou non sur la place publique ne se situe pas entre sciences humaines et sciences pures, rapporte-t-il: «Un biologiste de pointe comme Louis Bernatchez a des choses à dire sur l’impact de certaines politiques publiques sur la faune, par exemple, et il considère que ses paroles comptent lorsqu’un journaliste l’interviewe.»

La plupart des chercheurs qu’on entend sur la place publique viennent avant tout apporter leur expertise sur un sujet d’actualité. Un siège social déménage, la Cour suprême vient de rendre une décision, des quartiers entiers sont inondés: journalistes et recherchistes tournent les yeux vers la faculté universitaire pertinente pour mettre l’événement en contexte, en dégager les enjeux et prévoir ses conséquences potentielles. Après la tuerie de la mosquée de Québec, en janvier dernier, des micros se sont tournés entre autres vers Louis-Philippe Lampron, notamment à propos de la liberté d’expression et de la liberté de religion: «Je ne suis pas plus intelligent que le premier observateur venu, mais je suis plus crédible parce que j’étudie la question des libertés de la personne depuis 10 ans et que je formule des opinions basées sur des données, des observations et une réflexion.»

Indépendance intellectuelle, savoir, vision large: oui, c’est le genre de critères qui comptent lorsqu’un journaliste cherche une source crédible pour compléter les propos des décideurs et des gens de terrain, confirme Colette Brin. «Mais, surtout, les journalistes attendent de ces experts un éclairage nouveau, qui fait ressortir des éléments passés inaperçus: les médias sont assoiffés de nouveauté!» Et tout ça, souligne la chercheuse, seulement quelqu’un ayant du recul peut l’offrir.

Cela fait-il des intellectuels de tous les commentateurs provenant du milieu universitaire? «Intellectuel n’est pas une appellation contrôlée, observe-t-elle. Et on est assez mal venu de se l’accorder à soi-même.» En gros, conviennent Colette Brin et Louis-Philippe Lampron, l’intellectuel est souvent un expert capable de vision globale. Mais l’un n’est pas nécessairement l’autre.

Parcours d’intellectuel
De son côté, l’historien de la littérature et des idées Jonathan Livernois observe que les médias font, aujourd’hui, plus de place aux experts qu’aux intellectuels, tout en précisant que ces deux catégories sont loin d’être étanches. Les discussions, rapporte-t-il, ont d’ailleurs été vives pour convenir de qui allait ou non être inclus dans le tout récent Dictionnaire des intellectuel.les au Québec, dont il est coauteur. La définition retenue par l’équipe du Dictionnaire est, en gros, une personne qui intervient publiquement sur des questions d’intérêt public et incarne la liberté de parole face aux pouvoirs établis.

C’est ainsi qu’une centaine de Québécois figurent dans l’ouvrage, depuis François-Xavier Garneau jusqu’à Mathieu Bock-Côté et Aurélie Lanctôt. Plusieurs proviennent du milieu universitaire, dont 10 qui ont jadis été professeurs à l’Université Laval: Gérard Bergeron, Charles De Koninck, Gérard et Léon Dion, Fernand Dumont, Jean-Charles Falardeau, Jeanne Lapointe, Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher et Fernande Saint-Martin. Sans compter l’actuel professeur au Département des sciences historiques Jocelyn Létourneau.

Pour saisir le cheminement d’«expert» à «intellectuel» reconnu, le cas de Jeanne Lapointe est exemplaire. En 1940, Mme Lapointe devient la première femme professeure de la Faculté des lettres, où elle enseignera jusqu’en 1987. Dans les années 1950, elle élargit son cercle d’influence au-delà du milieu universitaire en intervenant régulièrement comme spécialiste de la littérature dans les médias, avant de s’appuyer sur cette notoriété publique pour prendre des positions sociales avant-gardistes. Positions qui trouveront un écho remarquable, dans les années 1960, lors de sa participation aux commissions Parent sur l’enseignement et Bird sur la situation de la femme. Jeanne Lapointe n’a ensuite cessé ses interventions critiques et originales.

«En France, le schéma classique est celui d’Émile Zola», raconte Jonathan Livernois. D’abord auteur célèbre et célébré, le romancier s’est publiquement commis en 1898, en plein cœur de «l’affaire Dreyfus», du nom d’un Juif faussement accusé de trahison –symbole d’un antisémitisme ambiant. Émile Zola devient alors un intellectuel, c’est-à-dire un personnage public écouté, qui n’hésite pas à ébranler les colonnes du temple. Plusieurs écrivains français suivront cette voie. «Sauf que, au Québec, à cette époque et bien au-delà, la littérature était loin d’avoir la vigueur de celle de la France, souligne M. Livernois. Nos intellectuels ont donc émergé d’autres sphères d’activité.» Par exemple, le journalisme ou l’enseignement universitaire.

Vents anti-intellectuels
Une autre caractéristique du Québec historique est le fort courant anti-intellectuel qui a marqué la première moitié du XXe  siècle. Dans un pays jeune, longtemps sous la coupe du clergé, mieux valait être un cultivateur débrouillard ou une mère de famille industrieuse qu’un penseur dérangeant. Seront souvent honnis les «pelleteux de nuages», selon une expression chère au premier ministre Maurice Duplessis.

Des rêveurs déconnectés de la réalité, les intellectuels? Cette accusation agace Jonathan Livernois: «Bien sûr, il y a des cas. Mais le plus souvent, l’intellectuel n’est pas déconnecté, il a seulement le recul nécessaire pour voir au-delà de ce qui va de soi, pour remettre en question ce qui semble naturel quand on baigne dans une culture ou une situation. Son apport à la société est réel, utile.»

Le courant anti-intellectuel est toujours perceptible. Qu’on pense seulement au discours du populaire Jean Tremblay, alors maire de Saguenay qui, en 2015, houspillait publiquement «Greenpeace et les intellectuels de ce monde». Toute une insulte, s’amuse Louis-Philippe Lampron. L’anti-intellectualisme vient parfois en réaction à ceux qui abusent de leur position pour donner des opinions à tort et à travers ou à des spécialistes qui ne font pas l’effort de sortir du jargon de leur discipline, reconnaît M. Lampron: «Il appartient entre autres aux universitaires de rebâtir la confiance avec la population, de créer des liens.» Comment faire? «Il faut incarner ce qu’on dit et faire des efforts pour prendre la parole en s’adaptant aux gens. Surtout en cette époque de alternative facts

Louis-Philippe Lampron estime, par exemple, que les universitaires ne devraient ni snober ni ridiculiser les radios dites poubelle. «Ça ne sert à rien de toujours parler entre nous et il ne faut surtout pas laisser toute la place aux opinions non fondées ou aux faussetés.» Et oui, les portes peuvent s’ouvrir. Un jour qu’il écoutait la radio dans son auto, rapporte-t-il, il a entendu une animatrice donner une fausse interprétation d’un nouveau jugement de cour. «Je me suis collé sur le bord de la route, j’ai simplement téléphoné à cette station et, au final, j’ai parlé une demi-heure en onde avec l’animatrice.»

Aujourd’hui, Jeanne Lapointe et Émile Zola tiendraient probablement un blogue. Et auraient peut-être simplifié l’argumentaire de leurs positions, dans le but d’être compris du plus grand nombre.

En cette période de multiplication des plateformes, Colette Brin voit poindre d’autres dangers que le cynisme anti-intellectuel pour la crédibilité des experts. D’abord, les gens ne savent plus très bien à qui accorder foi. «Facebook est un bel espace de liberté où chacun a droit à ses montées de lait sur n’importe quel sujet, mais ce n’est surtout pas une source d’information crédible», rappelle-t-elle. De la même façon, certains médias jouent avant tout sur l’émotion. Or, selon elle, le cadre journalistique devrait justement permettre une mise en valeur des propos pondérés et de l’analyse rationnelle d’une diversité d’experts. Mme  Brin note que les experts et les intellectuels eux-mêmes peuvent glisser sur la pente: «L’attention médiatique est une drogue!»

«Ça reste le rôle des intellectuels de s’élever contre le mépris et l’ignorance», juge pour sa part Jonathan Livernois. Parmi les personnes qui trouvent place dans son Dictionnaire, il porte un respect particulier à un André Laurendeau aux positions bien étayées, mais qui acceptait la parole des autres et a été capable d’évoluer dans sa pensée. Le chercheur a aussi un petit faible pour Arthur Buies, un écrivain libre-penseur qui a brassé la cage du clergé et des pouvoirs publics dans les années 1860 et 1870; c’est pourtant lui que Claude-Henri Grignon transformera en un «écriveux» inoffensif dans le premier feuilleton télévisé basé sur son roman Un homme et son péché.

Encore aujourd’hui, prendre la parole dans l’espace public n’est pas sans risque. Pourtant, M. Livernois n’en doute pas: «La société doit valoriser l’intelligence, le savoir et l’indépendance d’esprit.» Trois attributs qui font rarement défaut aux professeurs d’université!

1 Pour visiter le site Paroles de chercheur(es)

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