Les blogues Contact

La zone d'échanges entre l'Université Laval,
ses diplômés, ses donateurs et vous

Les blogues de Contact

Photo de Ivan Tchotourian

COVID-19: une aide fédérale qui s’inspire des investisseurs responsables?

Il y a quelques semaines, le ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, annonçait un plan d’aide en trésorerie pour permettre aux grandes entreprises de traverser la crise de la COVID-19. Le soutien financier du Crédit d’urgence pour les grands employeurs (CUGE)1 repose sur un principe directeur clé: la protection des contribuables et des travailleurs.

«Les entreprises qui présenteront une demande devront démontrer ce qu’elles entendent faire pour protéger les emplois et poursuivre leurs investissements. De plus, les bénéficiaires devront s’engager à respecter les conventions collectives et à protéger les régimes de retraite des travailleurs. Le CUGE imposera des limites fermes concernant les dividendes, les rachats d’actions et la rémunération des dirigeants. Au moment de déterminer l’admissibilité au CUGE d’une entreprise, on pourrait évaluer son dossier en matière d’emploi, de fiscalité et d’activité économique au Canada ainsi que sa structure organisationnelle et ses arrangements financiers à l’étranger. Les entreprises reconnues coupables de fraude fiscale n’auront pas accès au programme. Puis, les bénéficiaires devront s’engager à publier annuellement des rapports de divulgation de l’information liée au climat, conformément aux exigences du Groupe de travail sur la divulgation de l’information financière relative aux changements climatiques du Conseil de stabilité financière. Cela inclut la façon dont leurs opérations futures appuieront la durabilité environnementale et les objectifs nationaux en matière de climat»2.

Avec le CUGE, le Canada cherche à s’assurer que l’aide financière qu’il verse ne se retrouve pas utilisée au profit des seuls actionnaires dans une logique passéiste, mais qu’elle favorise plutôt les modèles d’affaires de demain. Ce billet3 salue le pas réalisé par le gouvernement fédéral en faveur de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), tout en observant que ce pas équivaut finalement à ce que font les investisseurs responsables (régimes de retraite et investisseurs institutionnels de poids) depuis des années.

Cependant, attention, le gouvernement accomplit cette avancée de manière différente en ce sens que les grands investisseurs utilisent, quant à eux, une stratégie liée aux placements boursiers. Cette stratégie passe par la prise en compte des informations touchant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans l’évaluation de la valeur et des risques liés aux investissement lors de la décision d’achat et de vente (au moment de la transaction) et par la surveillance, le questionnement et la suggestion aux entreprises d’améliorations sur les sujets ESG.

Un message fort

Ainsi, en jumelant l’apport de fonds publics à des conditions susceptibles de dessiner les futurs programmes de relance, le Canada envoie un message fort. Il souligne le fait qu’à défaut de conditionner les aides à une pratique différente de celle des entreprises, ces dernières risquent de recevoir de l’argent des contribuables sans retourner aucun impôt à la société ni rendre à ces contribuables l’équivalent de leurs efforts de participation.

D’une part, l’aide gouvernementale va dans le sens d’un capitalisme humain axé vers les parties prenantes. Contrôle de stratégies financières court-termistes (limitation de la rémunération des hauts dirigeants, des dividendes, du rachat d’actions; protection des emplois et des régimes de retraite) et exclusion d’entreprises reconnues coupables de fraude fiscale sont autant d’approches dont il faut souligner l’intérêt. La COVID-19 a provoqué un besoin d’argent public pour les entreprises. De ce fait, il devient possible de redonner une boussole au capitalisme et le Canada ne s’en prive pas. La trop grande réserve des États en ces domaines s’est souvent montrée inefficace.

D’autre part, à l’heure d’une relance verte voulue et annoncée en avril dernier par le gouvernement canadien, la déclaration en faveur d’une divulgation en matière de changement climatique est à marquer d’une pierre blanche. C’est un signal de taille que l’État  offre ici en s’inspirant de l’une des 15 recommandations du Groupe d’experts en finance durable, qu’il avait lui-même mis sur pied en 20184. Cette divulgation comprend l’élaboration de différents scénarios de réchauffement permettant de mieux comprendre le positionnement des entreprises par rapport aux défis à long terme créés par les changements climatiques. Ces conditions d’aide en trésorerie prévues au Canada et discutées sérieusement en France sont en droite ligne  avec les propos du secrétaire général de l’ONU, qui a rappelé que les sommes dépensées par les États doivent permettre de créer de nouvelles entreprises favorisant une transition propre et écologique. Les ministres des Finances du G20 et dix-sept ministres européens de l’Environnement se sont également engagés en faveur d’une relance économique soutenable.

Un Québec silencieux

En comparaison du scénario fédéral, au Québec, la discrétion est de mise5. Lors de son point de presse du  30 avril 2020, le premier ministre François Legault a déclaré  aux journalistes qu’il était évident que les entreprises au comportement peu éthique ne seraient pas admissibles à de l’aide fiscale. Ceci, toutefois, sans revenir en détail sur les raisons et la pertinence de l’actuelle absence d’exigences provinciales imposées aux entreprises pour bénéficier de ces mesures finacières. En effet, au Quiébec, en matière d’aide pour se relever de la crise de la COVID-19, il n’existe aucune exclusion pour des entreprises qui, par exemple, auraient recours à des paradis fiscaux ou y auraient des filiales; pratiqueraient de l’évasion ou de l’évitement fiscal; verseraient des dividendes; ou, même, augmenteraient la rémunération de sa haute direction6.

Cette absence d’intervention du Québec risque de permettre aux entreprises de se cacher derrière la légalité de l’acte et de profiter de la difficulté entourant la preuve de l’abus. Cette question de conditionner les aides publiques est venue dans l’actualité de manière indirecte – car non liée à l’existence d’un plan d’aide général – avec le cas du Cirque du Soleil. Cette entreprise d’origine québécoise spécialisée dans le divertissement qui traverse actuellement une situation critique pourrait recevoir de l’aide financière du gouvernement provincial. Mais plusieurs conditions sont applicables7.

Des questions!

Certes, le CUGE, comme le rappelle l’un de ses principes directeurs, soit la protection des travailleurs et des contribuables, est un pas vers plus de RSE. Le Canada prend ainsi une posture qui détonne par rapport à sa timidité habituelle à s’inscrire dans les opérations des grandes entreprises (responsables de 27 % de l’emploi au Québec8).

Or, cette nouvelle position satisfait-elle pour autant les experts ? Il n’en est pas certain. Car il s’agit d’une quasi-réglementation, laquelle demeure perfectible. Démontrer ce que l’on fera pour protéger n’est pas protéger l’emploi. Il va donc falloir se méfier de la conformité de façade. De plus, pourquoi le fédéral se restreint-il à la «fraude» fiscale comme critère d’exclusion? Pourquoi  n’est-il pas plus ambitieux en matière de contraintes en y ajoutant les pratiques agressives? Et d’abord, que faut-il entendre par «limites fermes»?

À l’heure d’une politique de non-remboursement pour les voyageurs des compagnies aériennes à la limite de la légalité, on ne peut qu’être étonné qu’aucune condition ne les protège. Et cela, alors que les transporteurs, eux, feraient expressément partie des entreprises qui pourraient bénécier du CUGE, comme l’écrit le gouvernement sur son site Web. De même, le plan d’aide fédéral présente un risque de camoufler un soutien aux sociétés du secteur pétrolier9.

Par ailleurs, il est possible que les dossiers des entreprises demanderesses soient évalués (dans quel cas?) sur la base de critères flous: emploi, fiscalité, activité économique, structure organisationnelle ou arrangements financiers à l’étranger. En outre, la vérification sera-t-elle faite par l’administratrice du CUGE, la Corporation de développement des investissements du Canada, et sur quelle base? Quelles seront les sanctions d’un non-respect? Ajoutons que les engagements réclamés de la part des entreprises ne sont pas sans réserve sur leur nature et leur valeur juridique, comme certains l’ont relevé dans le cas français10.

Bref, le Canada aurait pu être plus ambitieux que ce qu’il propose à l’heure actuelle. Si tout est à inventer, le gouvernement aurait pu oser davantage. Toute une série de contreparties aurait pu être ajoutée à son offre d’aide: ouvrir les organes de gouvernance (comme le CA) aux parties prenantes; renforcer la justesse du partage de la valeur entre actionnaires, salariés et parties prenantes; affecter une partie des bénéfices à des missions sociales ou les verser à une fondation; mettre en avant le bien-être des travailleurs (travail à domicile, insertion des travailleurs précaires ou fragilisés…); construire les relations avec les fournisseurs dans une dynamique de soutien et de pérennité; favoriser l’économie locale et circulaire; encourager les placements dans des fonds d’investissement responsable ou à impact; réduire l’empreinte écologique sur la base de l’Accord de Paris…

Le CUGE ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Les entreprises doivent faire passer la RSE à un âge adulte en la plaçant au cœur de leur stratégie, de leur modèle d’affaires, de leur culture, de leur financement et de leur gouvernance. La RSE leur permet d’être non seulement plus inclusives, mais encore plus performantes. Plusieurs études démontrent qu’efficacité en matière de RSE rime avec performance financière supérieure. Ce plan d’aide devrait aussi déclencher une discussion sur la pertinence d’avoir allégé en Alberta la surveillance de l’environnement dans le secteur des sables bitumineux.

Un créancier responsable

Si des États ont déjà adopté une position proche de celle du Canada (Pologne, Danemark, États-Unis), d’autres ont fait marche arrière (la France en ce qui concerne les pratiques fiscales). Avec le CUGE, le gouvernement emboîte le pas à de grands investisseurs responsables toujours plus nombreux (tels les régimes publics de retraite) qui, depuis des décennies, envoient des signaux aux entreprises et font des critères ESG une exigence légitime de leur politique de placement.

De plus, le CUGE s’inscrit en lien direct avec les pratiques de certains créanciers qui intègrent timidement, dans leurs analyses de projets (comme les obligations vertes), des considérations sociétales et environnementales. Certains sont sur la bonne voie, notamment la Banque Nationale et Desjardins devenus signataires des Principes pour un secteur bancaire responsable (Principles for Responsible Banking) lancés par l’initiative de financement du programme des Nations Unies pour l’environnement (UNEP FI) en septembre 2019.

Espérons que d’autres créanciers suivront cet exemple. Si tel est le cas, le futur plan de relance vert s’annonce prometteur.

1 Pour accéder aux détails de ce plan, voir: https://www.cdev.gc.ca/fr/information/. Pour un commentaire, voir: Andrew COYNE, «Having forced firms into dependency, the government dictates terms for their rescue», The Globe and Mail, 12 mai 2020, en ligne: <https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-having-forced-firms-into-dependency-the-government-dictates-terms-for/>.

2 Justin TRUDEAU, «Le premier ministre annonce de nouvelles mesures de soutien aux entreprises afin d’aider à protéger les emplois canadiens», communiqué de presse, 11 mai 2020, en ligne: https://pm.gc.ca/fr/nouvelles/communiques/2020/05/11/premier-ministre-annonce-de-nouvelles-mesures-de-soutien-aux

3 J’ai partagé la rédaction de ce billet avec Rosalie Vendette, experte en finance durable.

4 GOUVERNEMENT DU CANADA, Mobiliser la finance pour une croissance durable, Rapport final du Groupe d’experts sur la finance durable, 2019, en ligne: <http://publications.gc.ca/collections/collection_2019/eccc/En4-350-2-2019-fra.pdf>.

5 Il en va ainsi malgré le fait que le Conseil du patronat du Québec ait salué l’initiative fédérale («COVID- 19: le CPQ salue le Crédit d’urgence pour les grands employeurs», communiqué de presse, 11 mai 2020, en ligne: <https://www.cpq.qc.ca/fr/publications/communiques-de-presse/covid-19-le-cpq-salue-le-credit-d-urgence-pour-les-grands-employeurs/>).

6 Ivan TCHOTOURIAN, «Moraliser les dividendes et la rémunération», Le Devoir, 10 avril 2020, en ligne: <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/576805/moraliser-les-dividendes-et-la-remuneration>.

7 Le 20 mai 2020, le ministre des Finances du Québec a indiqué que la contribution de l’État québécois de 500 millions de dollars afin d’aider le Cirque du Soleil à survivre financièrement serait conditionnelle à une série de critères: le maintien du siège social au Québec, ainsi que la résidence au Québec des membres de la haute direction et du président de son conseil d’administration (Julien ARSENAULT, «Québec pose ses conditions pour aider le Cirque du Soleil», Le Devoir, 21 mai 2020, en ligne: <https://www.ledevoir.com/economie/579274/divertissement-les-conditions-de-quebec-pour-aider-le-cirque-du-soleil>).

8 CONSEIL DU PATRONAT DU QUÉBEC, «COVID-19: le CPQ salue le Crédit d’urgence pour les grands employeurs», communiqué de presse, 11 mai 2020, en ligne: <https://www.cpq.qc.ca/fr/publications/communiques-de-presse/covid-19-le-cpq-salue-le-credit-d-urgence-pour-les-grands-employeurs/>.

9 Janet FRENCH, «Alberta government, oil producers satisfied with federal bridge loan program for big business», CBC News, 11 mai 2020, en ligne: <https://www.cbc.ca/news/canada/edmonton/alberta-satisfied-loan-assistance-1.5565386>.

10 Alain AUDOUIT, «#PGE #Nature de la Garantie#LFR 25 avril 2020», LinkedIn, 26 avril 2020, en ligne: <https://www.linkedin.com/pulse/pge-nature-de-la-garantielfr-25-avril-2020-alain-audouit/>.

Haut de page
  1. Aucun commentaire pour le moment.

Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.

commentez ce billet

M’aviser par courriel des autres commentaires sur ce billet