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Automne 2019

Prenons-nous trop de médicaments?

Dosage, interaction entre les substances, hausse des prescriptions, la surmédication est un enjeu qui touche toutes les tranches d’âge, des plus jeunes aux personnes aînées.

Illustration Marianne Chevalier

Faites le test. Ouvrez la porte de votre pharmacie à la maison. Combien y comptez-vous de médicaments? Mais surtout, combien en consommez-vous sur une base régulière? Selon les dernières données de Statistique Canada, 41% des Canadiens de 6 à 79 ans avalent au moins une pilule sur ordonnance de façon régulière. En faites-vous partie?

«On remarque une augmentation du nombre de médicaments prescrits depuis une vingtaine d’années», signale Sandra Bélanger, pharmacienne et chargée d’enseignement en pharmacie sur le campus.

Quand on s’attarde au pilulier de chaque Canadien, on remarque qu’il est souvent bien garni: jusqu’à 70% des 65-79 ans prennent plus d’un médicament chaque jour. Un aîné sur quatre collectionnait même plus de 10 catégories de pilules dans son dossier pharmaco­logique en 2016, selon l’Institut canadien d’information sur la santé. Pourquoi? «Le personnel médical suit les lignes directrices et traite chaque maladie individuellement au lieu de regarder le portrait global», explique Caroline Sirois, professeure au Département de médecine sociale et préventive, et chercheuse au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval. C’est une des explications. Mais le phénomène de polymédication – plusieurs prescriptions – reflète aussi les avancées de la médecine, souligne Sandra Bélanger. D’abord, les gens sont davantage traités à domicile qu’en milieu hospitalier, ce qui fait augmenter le nombre de médicaments sur ordonnance pris à la maison. Également, on diagnostique et on soigne les maladies plus rapidement qu’avant, et le nombre de médicaments disponibles a explosé. Par exemple, plusieurs nouveaux traitements pour l’asthme ont été mis sur le marché depuis 10 ans. «On traite les maladies chroniques, comme le diabète, de façon plus combative, ajoute Caroline Sirois. Qui plus est, on donne maintenant des médicaments pour prévenir plusieurs problèmes de santé, comme l’ostéoporose et le cholestérol.»

On vit plus vieux aussi. Et plus on vieillit, plus le corps se détériore, ce qui augmente le risque de maladie chronique et toute la médication qui vient avec elle. Ainsi, toujours selon Statistique Canada, 83% des 65-79 ans prennent au moins un médicament sur ordonnance de manière régulière, alors que le taux est de 12% pour les 6-14 ans.

Mais toutes ces prescriptions de médicaments sont-elles appropriées et justifiées? Certaines oui, d’autres non. Les somnifères, notamment, sont particulièrement populaires, mais souvent non nécessaires. «Les Québécois en consomment trois fois plus que les autres Canadiens», rapporte France Légaré, professeure au Département de médecine familiale et de médecine d’urgence.

Des aînés mal médicamentés
La population âgée du Québec est particulièrement «friande» de ces pilules pour dormir, notamment les benzodiazépines prescrites pour gérer les troubles de sommeil et l’anxiété. «Jusqu’à 25% des aînés québécois en consomment régulièrement, comparativement à 10% dans les autres provinces et aux États-Unis», précise Philippe Voyer, professeur à la Faculté des sciences infirmières.

Le Québec est également la province qui prescrit le plus d’antipsychotiques chez les personnes de 65 ans et plus atteintes de la maladie d’Alzheimer. Entre 30 et 50% des résidents en centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) atteints de cette maladie neuro­dégénérative en prennent, sans que cela ne soit toujours indiqué. Ces médicaments sont souvent utilisés pour contrôler les symptômes comportementaux et psycho­logiques liés aux troubles neurocognitifs majeurs, comme l’alzheimer. «Ils ne sont pourtant pas efficaces pour gérer l’agitation verbale, l’errance ou la résistance aux soins, affirme Philippe Voyer. On les donne parfois pour leur effet sédatif en présence de comportements dangereux pour la personne ou son entourage, mais cela ne règle pas le problème sous-jacent.» L’infirmier explique que la médication peut en revanche affecter négativement les fonctions cognitives et l’autonomie de la personne et, ultimement, sa qualité de vie. Il faut plutôt tenter de chercher la cause de l’agressivité et de l’agitation, qui peuvent être provoquées notamment par l’ennui, la sous-stimulation, la douleur ou, ironiquement, d’autres médicaments.

Fait inquiétant, les benzodiazépines, qui incluent l’Ativan, et certains antispychotiques font partie d’une liste de médicaments qui sont jugés potentiellement inappropriés pour les aînés par l’American Geriatrics Society. Vingt pour cent de la population âgée du Québec consommerait régulièrement de tels médicaments, qui s’avèrent plus dangereux qu’utiles à cause de leurs effets secondaires. «Ces molécules devraient être prises temporairement, soutient Philippe Voyer. Par exemple, après 30 jours d’Ativan en continu, il n’y a plus vraiment d’effet médical important sur l’anxiété et le sommeil. La pilule devient alors un placebo qui n’est pas nécessaire.» Le chercheur du Centre d’excellence sur le vieillissement de Québec rappelle que les benzodiazépines altèrent l’attention et la concentration. Elles fragilisent le cerveau et augmentent le risque de chutes, d’accidents de la route et même de développer l’alzheimer. Les antipsychotiques, quant à eux, augmentent l’agitation et les tremblements, ainsi que le taux de mortalité. Ils ne devraient pas être consommés plus de trois mois.

«Nous savons maintenant que des personnes âgées se sentent plus mal que bien avec leurs multiples médicaments, poursuit-il. Des études démontrent que, lorsque des professionnels de la santé font équipe pour faire une déprescription judicieuse, on augmente la vigilance des aînés et leur capacité d’interagir avec leur entourage, et on baisse le taux de mortalité.»

Augmenter les performances?
Chez les plus jeunes, ce sont les psychostimulants qui ont la cote. Le nombre d’ordonnances pour ces médicaments utilisés pour traiter les troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) a doublé chez les moins de 25 ans depuis 2005. Et pas nécessairement parce qu’il y a plus de cas de TDAH. Plusieurs consomment les psycho­stimulants pour augmenter leurs performances scolaires ou sportives. Ils arrivent à s’en faire prescrire facilement en évoquant des problèmes de concentration, d’hyper­activité et d’impulsivité. Et si un médecin refuse de leur en prescrire, ils s’en procurent auprès d’amis qui en ont. Le phénomène est très mal documenté, mais il semblerait que de 5 à 35% des étudiants du collégial et de l’université utilisent les psycho­stimulants pour passer à travers leur cheminement scolaire (on ne sait pas si ces chiffres incluent les personnes aux prises avec un TDAH ou non).

«Le phénomène n’est pas nouveau, soutient Sandra Bélanger. Depuis toujours, jeunes, mais aussi moins jeunes, recherchent des moyens pour réussir dans des milieux compétitifs et contingentés.» Il y a eu les amphétamines entre 1920 et 1950, avec un retour au début des années 2000, la cocaïne dans les années 1990, puis toutes sortes de médicaments psychostimulants comme le Ritalin et l’Adderall plus récemment. «L’attrait pour ces molécules s’est particulièrement renforcé ces 15 dernières années, alors que la société est de plus en plus axée sur la performance», de dire Claude Rouillard, professeur au Département de psychiatrie et de neuro­sciences et chercheur au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval, axe Neurosciences. Les gens croient – à tort – que ces médicaments vont les aider à combattre la fatigue et leur donner plus d’énergie pour faire plusieurs choses en même temps. «Il s’agit en fait d’une sensation faussée, ajoute le spécialiste. Oui, ces molécules stimulent l’activité cérébrale lorsqu’on a réellement un problème d’attention et qu’on prend les bonnes doses aux bons moments dans la journée. Si ce n’est pas le cas, on finit par souffrir de l’effet inverse, soit de fatigue et d’un manque d’énergie, et de toutes sortes d’effets secondaires, comme des maux de tête et des maux de ventre.»

À long terme, la consommation détournée de ces mé­dicaments amène en effet le corps à en vouloir toujours plus pour ressentir l’effet stimulant. Ce phénomène appelé tolérance peut être relativement important pour ce type de médicaments, en fonction de la fréquence et de la dose consommée. Le jeune peut aussi développer des problèmes de sommeil et de fatigue extrême. S’il prend d’autres médicaments pour de réels problèmes de santé, comme de l’anxiété diagnostiquée, les psycho­stimulants peuvent les aggraver. Et il y a la dépendance psycho­logique: très vite, les jeunes associent leur performance à la substance. S’ils arrêtent de consommer, ils ont peur de mal réussir et ils deviennent anxieux. «Le problème les suit sur le marché du travail. Ils vont prendre de petites doses de psychostimulants pour augmenter leur créativité, leur énergie physique et intellectuelle, sans paraître intoxiqués», soutient Claude Rouillard. Ces substances deviennent une béquille sans laquelle ils ne peuvent fonctionner. «Les jeunes doivent savoir qu’il n’y a aucune preuve scientifique à l’effet que ces substances augmentent les performances scolaires ou professionnelles, même s’ils ont l’impression que oui. C’est souvent un effet placebo», poursuit-il.

Reste que les jeunes semblent croire que le jeu en vaut la chandelle. Un jeune sur huit a déjà consommé des médicaments d’ordonnance à des fins non médicales. Soixante-dix pour cent les avaient trouvés à la maison.

Mission déprescription
Le Québec doit resserrer l’utilisation des médicaments, croit France Légaré. Avec son collègue Michel Labrecque, professeur au même département qu’elle, la médecin de famille a montré qu’il était possible de réduire de 50% les ordonnances d’antibiotiques de première ligne, par exemple pour les infections des voies respiratoires supérieures (pharyngite, bronchite), en discutant des bénéfices et des effets secondaires avec les patients. Et ce, sans nuire à la santé des gens. «Ce type d’antibiotiques n’est efficace que pour une personne sur dix, alors que sept personnes vont guérir sans médication», soutient-elle.

Selon la revue Cochrane parue en 2017, l’approche par décision partagée, à laquelle souscrit France Légaré, permet de diminuer l’utilisation des médicaments. Le principe est simple: exposer aux patients les différents choix de traitements, avec leurs bons et leurs mauvais côtés. «Le médecin doit parler du taux d’efficacité, des risques, des zones grises, afin que le patient choisisse l’option qui lui semble la meilleure pour lui», explique la médecin de famille.

Philippe Voyer croit également qu’on peut diminuer le recours à la médication avec une bonne formation du personnel soignant et une révision de l’organisation du travail. C’est le cas pour le delirium – un désordre de l’état mental affectant le niveau de conscience, la cognition, l’attention, la mémoire et le comportement – qui touche particulièrement les aînés hospitalisés. «On traite souvent de façon précipitée ce syndrome avec des antipsychotiques, ce qui est à éviter, car ces médicaments peuvent augmenter l’agitation et les chutes, et même prolonger la durée du delirium.» Qui plus est, il est possible de prévenir le delirium dans 50% des cas par un ensemble d’interventions non pharmacologiques visant l’hydratation, l’alimentation, le sommeil, la mobilité, etc.

De son côté, le gouvernement a commencé à prendre le taureau par les cornes en imposant des limites de remboursement pour certaines molécules, comme les psycho­stimulants. «Il faudrait aussi que la physio­thérapie, la psychothérapie et le soutien social soient plus accessibles», croit Philippe Voyer. Cela n’est pas le cas actuellement. Les Québécois se font plus facilement rembourser les médicaments que l’aide psychologique, par exemple.

«Il faut cesser de banaliser la surutilisation ou la mauvaise utilisation des médicaments, enchérit par ailleurs Caroline Sirois. Les médecins devraient toujours établir clairement dès le départ avec leurs patients la durée limite d’un traitement afin d’éviter les escalades. De plus, toute l’équipe médicale doit se concerter pour réviser régulièrement la liste de pilules d’un patient en pesant les pour et les contre.» Elle ajoute que les pharmaciens ont un rôle important à jouer en conscientisant les patients aux risques d’une mauvaise utilisation des médicaments et à l’importance de respecter les doses prescrites.

Et vous, êtes-vous prêt pour un petit ménage de vos pilules?

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Lisez le témoignage d’une donatrice sur la responsabilité des futurs pharmaciens quant à l’usage des médicaments.

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