Cyril Simard, l’artisan des économusées
Son doctorat en ethnologie s’est transformé en une société internationale qui, en 20 ans, a changé la vie de centaines d’artisans.
Par Brigitte Trudel
Notre entretien a lieu dans un bistrot. Cyril Simard (Arts et traditions populaires 1986) l’a préparé avec finesse. Charmant, volubile, organisé, il déballe une masse de documents qu’il répand sur deux tables mises bout à bout. Avant d’ajuster l’éclairage. Rien n’échappe à l’œil de cet architecte, designer et ethnologue. L’homme sait modeler l’espace et tirer le meilleur de ce qui l’entoure. Cette force, le Charlevoisien très attaché à son coin de pays la met au service du patrimoine depuis un demi-siècle. Sa feuille de route impressionne. Il a servi l’État, dirigé des projets, publié des dizaines d’ouvrages, toujours en promoteur infatigable de ce qu’il appelle la «culture de l’enracinement». «Il faut conserver le meilleur de nos racines et l’adapter au goût du jour», considère-t-il.
C’est exactement le mandat des économusées! Ces musées vivants font dans la chocolaterie, verrerie, brasserie ou poterie, ils font dans l’agroalimentaire ou dans les métiers d’art. Le visiteur y rencontre les artisans dans leur atelier. Au rendez-vous: transmission des savoirs, secrets perpétués, authenticité. «Le but, précise Cyril Simard, est de permettre à l’artisan de vivre de son art tout en donnant un sens à sa création.»
Né d’un terreau fertile
«Cyril a la candeur du poète, mais il est redoutable en affaires.» Voilà la description qu’en fait Claude Dubé, professeur à la Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design. Sa double nature, précise cet ami qui l’a assisté dans la mise sur pied du réseau Économusée, remonte à ses origines. Pour décor, le fleuve et les montagnes de Baie-Saint-Paul, où il est né. Pour famille, un père commerçant, qui tenait magasin à même la demeure familiale. Avec lui, il a acquis le sens du commerce et l’amour des gens. Puis sa mère, tisserande de talent, amoureuse de la musique. Elle a légué à sa progéniture la fibre artistique. Carole Simard-Laflamme, la sœur de Cyril, est une créatrice d’œuvres textiles de grande réputation.
Sans compter que son voisinage entier évoluait au rythme des arts: le peintre René Richard qu’un Cyril adolescent assistait dans son travail; la mémoire de Clarence Gagnon restée gravée au village. «Très tôt, j’ai eu les ingrédients des économusées dans le sang», confie le Charlevoisien.
Un doctorat à la rescousse
Ce filon, Cyril Simard l’a d’abord exploité à la Papeterie Saint-Gilles de Saint-Joseph-de-la-Rive, qui a servi de prototype aux économusées. «Quand j’ai entrepris mon doctorat, c’était pour que cette entreprise artisanale survive», lance-t-il. Mgr Félix-Antoine Savard, qui l’a fondée en 1965, avait vu en lui son successeur. L’auteur du célèbre roman Menaud, maître-draveur et Cyril défendaient les mêmes valeurs. «Mais pour assurer la rentabilité des lieux, il me fallait développer une expertise», explique l’héritier. D’où sa thèse déposée à l’Université Laval en 1986, Économuséologie: comment rentabiliser une entreprise culturelle.
Fort d’une structure rigoureuse, le concept d’économusée a vu sa crédibilité monter en flèche, et d’autres artisans se sont intéressés au modèle. En 1992, était créée la Fondation des économusées, aujourd’hui Société du réseau Économusée. Joyeux hasard, le local qui a accueilli ses premiers bureaux se trouve au pavillon Félix-Antoine-Savard de l’Université Laval.
Et la papeterie? Entre-temps remise sur ses rails, elle remportait en 1989, en compétition avec le Musée de la civilisation, le grand prix national de l’innovation touristique du Québec. D’aucuns ont été agacés par cette victoire: le petit musée qui triomphe dans la cour des grands. Mais pour Cyril Simard, pas de clivages entre professionnels et artisans. «Il est à l’aise avec tout le monde», constate Claude Dubé. La sociabilité bon enfant de l’ethnologue n’altère pas pour autant son côté professionnel, précise son ami. «C’est un homme d’une grande expertise, mais il s’en sert à échelle humaine.»
Pareil avec les artisans. «Cyril a le don d’entrer en contact avec eux, poursuit Claude Dubé. Ça demande du doigté.» Vrai, admet le principal intéressé: «Ces gens sensibles forgent leur personnalité à même leur métier. Ils créent avec leur âme. J’ai voulu nos collaborations à l’image de leur richesse, pas de mes concepts.»
Parmi la trentaine de ces entreprises authentiques, des coups de cœur? «On a tellement de bon monde! Les filles Monna qui prennent la relève de leur père avec le cassis. Ou le maroquinier Rochefort, Hermès ne ferait pas mieux. Et la flamboyante Louise Bousquet! Quelle magnifique porcelaine elle fabrique.» La nomenclature se poursuit…
Un concept qui rayonne
À partir de 1997, le réseau Économusée a traversé les frontières. Il a essaimé dans le reste du Canada avant de gagner la faveur internationale. En 2004, à l’occasion de l’assemblée générale du World Crafts Council, il était donné en exemple par l’UNESCO comme l’une des trois meilleures expériences au monde dans la promotion du tourisme. Les résultats n’ont pas tardé. En 2008, un premier protocole d’entente internationale a été conclu avec la Norvège.
À ce jour, en plus des 33 économusées répartis dans 13 régions du Québec –lesquels génèrent des revenus annuels de 35 M$ et fournissent 500 emplois–, on en compte 9 dans le Canada atlantique, 2 en Colombie-Britannique et 1 en Saskatchewan. Ajoutons les 25 implantés en Europe du Nord, notamment en Norvège, en Suède, en Irlande du Nord et au Groenland, pour un total de 70. Et l’expansion continue.
S’il avait prévu cela? «Pas du tout!, réplique Cyril Simard. Le concept des économusées est issu de nos racines. Sa base est naturelle. Au fond, je n’ai rien inventé.» Il relate une pratique dont il a été témoin en Inde: «Dans une prestigieuse école d’architecture de la capitale, les étudiants doivent d’abord séjourner deux mois dans leur milieu d’origine. Ils observent le travail des artisans locaux, répertorient les motifs d’ornement, les influences qui ont marqué ces territoires. Le but: bâtir le portfolio de leurs racines sur lequel ils appuieront tous leurs travaux.»
Idéalement, croit ce visionnaire, les universités n’auraient pas seulement un rôle à jouer dans la vie des jeunes qui choisissent une carrière professionnelle, mais également dans celle des jeunes artisans. Comment? «En formant des diplômés aptes à réfléchir sur l’avenir des métiers traditionnels afin que s’établissent des ponts solides entre pratiques professionnelles et artisanales.»
L’avenir sur un air «trad’»
Depuis deux ans, le fondateur cède les rênes de la Société du réseau Économusée en toute confiance. D’abord, le «trad’» –il lui plaît, ce mot!– reprend du service. Retour à l’identité, aux ressources locales: «Aujourd’hui, les gens veulent connaître d’où viennent les produits qu’ils acquièrent, qui les a fabriqués, comment. Cette tendance qu’on nomme la “traçabilité” est une mode mondiale». Les statistiques lui donnent raison. L’an dernier, les économusées du Québec ont reçu 650 000 visiteurs.
Et puis, le précurseur tient à le dire, il juge sa succession de grande qualité. À la direction: Carl-Éric Guertin, un ingénieur féru de patrimoine. Et à la présidence du conseil d’administration: Michel Gervais, ancien recteur de l’Université. C’est de ses mains que Cyril Simard avait reçu son diplôme en 1986.
M. Simard a pris sa retraite en 2012. La même année, agréable coïncidence, il obtenait la médaille de l’Ordre du Canada. «Je n’ai jamais travaillé pour les reconnaissances, précise celui qui en compte pourtant plusieurs, mais pour aider les gens.» Voyant le chemin parcouru, il s’émeut: «J’ai fait plus de bien que je pensais.» Il maintient sans surprise que les idées continuent d’abonder. «Mais à 76 ans, je devrais peut-être me reposer…», s’interroge le passionné. «Cyril a le défaut de ses qualités, philosophe Claude Dubé. Il sait tout calculer… sauf ses heures de travail!»
Pour le moment, la cellule familiale l’appelle. Son épouse Monique, sa meilleure conseillère, qu’il connaît depuis l’âge de 10 ans: elle était sa voisine d’en face. Leurs trois filles et leurs deux petits-enfants.
«L’autre jour, notre petit-fils nous chantait “Ah vous dirais-je Maman?” par l’entremise du iPad. C’était d’une justesse!» Le fier grand-père s’arrête tout à coup, inquiet: «Je vous entraîne bien loin de l’artisanat…» Vraiment? Et si cette ritournelle n’était qu’une version parmi d’autres de la «culture de l’enracinement»? Le meilleur de nos racines… à la sauce du jour?
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Économusée, qui es-tu?
Un économusée est une entreprise basée sur le savoir-faire authentique dans la fabrication de ses produits. L’endroit tient lieu à la fois d’atelier et de boutique ainsi que de centre d’interprétation et de documentation. Les économusées permettent aux visiteurs de voir les artisans au travail, d’accéder à leurs connaissances et de se procurer leurs produits sans intermédiaire. Leur mission s’organise autour de trois volets: conserver le meilleur de la tradition, développer l’esprit d’entrepreneuriat chez l’artisan et promouvoir un tourisme durable.
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Cyril sur le campus
Bien que son nom soit surtout associé au réseau Économusée, Cyril Simard compte de multiples accomplissements à son actif. En font partie le projet d’intégration des arts à l’architecture (loi du 1%), la première phase d’agrandissement du Musée national du Québec en 1987 et la mise sur pied du Festival folklorique de Baie-Saint-Paul, qui a vu les balbutiements du Cirque du Soleil.
L’établissement qui l’a fait docteur porte aussi sa touche. En tant que premier titulaire de la Chaire Unesco en patrimoine culturel de l’Université Laval, de 2001 à 2005, Cyril Simard a participé à la création d’un programme d’études en ethnodesign alors offert par la Faculté d’aménagement et d’architecture.
Plus tôt, en 1996, il avait lancé puis coordonné le projet de l’Espace René-Richard, sis au pavillon J.-A.-DeSève. Là, sur une hauteur de deux étages, une structure rappelle le canot du célèbre peintre. L’œuvre, qui intègre quelques toiles de René Richard, avait été conçue dans le cadre d’un atelier de composition architecturale par l’étudiante Annie Forand.
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Lisez le témoignage de trois diplômés sur la vigueur des musées au Sénégal, aux États-Unis et en Espagne.
Publié le 15 novembre 2014 | Par H-l. Bouchard
Tu fais carrière d'un Charlevoisien modèle, félicitations.
Publié le 22 septembre 2014 | Par Marie-Andrée Doran
Publié le 20 septembre 2014 | Par André Carpentier
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