Attention, enfants au travail!
Les mineurs chargés de tâches domestiques trop accaparantes pour qu’ils puissent aller à l’école représentent la face cachée du travail des enfants.
Par Pascale Guéricolas
Régulièrement, les images de garçonnets transportant de lourdes pierres sur leur dos, bandeau au front, provoquent l’indignation des Occidentaux. Ce phénomène du travail «rémunéré» et dangereux chez les moins de 15 ans serait cependant marginal. En fait, la plupart des enfants qui travaillent au lieu de fréquenter l’école le font pour… leurs parents! En mode survie, ces derniers n’ont pas le choix d’impliquer leur progéniture dans leurs activités quotidiennes: cultiver un jardin, aller chercher de l’eau ou du bois sec, etc. Une réalité que Richard Marcoux, démographe de formation et professeur au Département de sociologie, a découverte à l’occasion de ses recherches doctorales, dans les années 1990, qui portaient sur le travail des enfants de Bamako, au Mali. Et qu’il ne cesse de sonder depuis. Une réalité qui offre aussi une nouvelle compréhension de la vie quotidienne dans un Québec pas si lointain.
Selon l’Organisation internationale du travail, 168 millions d’enfants à travers le monde travaillent, soit 11% de tous les 5 à 17 ans. De quelle sorte de travail parle-t-on?
Pour le Québec, on pense surtout à des adolescents qui effectuent un travail rémunéré, tout en étant aux études. Ailleurs dans le monde, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, il s’agit avant tout du travail d’enfants plus jeunes qui ne fréquentent pas l’école. Une partie d’entre eux sont à l’usine ou dans les commerces, mais une grande majorité aident plutôt leur famille, dans une économie de subsistance.
Cependant, la statistique que vous citez ne reflète qu’une partie de la réalité, car elle exclut ceux et celles qui travaillent à la maison, surtout en Afrique. Dans de nombreux pays, seule une très faible proportion des enfants qui travaillent sont payés, car ils participent à une production destinée à la famille même. Au Mali par exemple, beaucoup d’enfants travaillent sans salaire au champ et aident à l’entretien du bétail; ils sont alors comptés parmi les travailleurs. Par contre, s’ils contribuent seulement aux tâches domestiques, en allant chercher l’eau et le bois ou en prenant soin des plus petits, ils sont très souvent absents du portrait statistique. Leur travail est caché, comme celui des femmes au foyer.
Une enquête, que nous avons effectuée en 2000 au Mali auprès d’enfants de 8 à 14 ans, montre que 35% d’entre eux fréquentaient l’école. Pour leur part, 40% des jeunes interrogés déclaraient travailler, même si la convention internationale no 138 ratifiée par ce pays interdit le travail des enfants avant 15 ans. Ces enfants s’occupaient surtout d’agriculture, comme la collecte de fruits ou la surveillance du troupeau, sous la supervision des parents. Les autres, soit le quart des enfants interrogés, se disaient non-étudiants et non-travailleurs: ils ne figureraient donc pas dans les statistiques d’enfants au travail.
Qui sont ces enfants dont le travail est invisible?
La très grande majorité est impliquée dans des activités domestiques, en soutien à la mère. Je vous donne un exemple tiré d’une enquête qualitative menée il y a quelques années. Nous avons rencontré une maman de cinq enfants qui, selon elle, ne travaillaient pas. Pourtant, deux petites filles l’aidaient à partir le feu et à préparer les aliments tandis qu’un garçon était parti chercher du bois de cuisson et qu’une fille devait ramener de l’eau avec son petit frère de deux ans sur le dos. Ils n’avaient pas le temps d’aller à l’école, car ils aidaient leur maman qui devait préparer les repas et assurer l’entretien de la famille élargie. Selon les définitions officielles, ces quatre enfants de plus de six ans sont classés «inactifs».
Ce phénomène est-il propre au Mali?
On le retrouve dans beaucoup d’autres régions du monde. Cependant l’Amérique latine et l’Asie ont fait de grands efforts ces dernières années, permettant d’augmenter considérablement la fréquentation scolaire, ce qui a contribué à diminuer grandement le travail domestique des enfants. Mais ces gains cachent d’importantes inégalités au sein de ces sociétés. Dans les favelas du Brésil, par exemple, ce genre de travail demeure très important même si, globalement, la situation brésilienne s’améliore.
Le travail invisible des enfants est une situation encore répandue dans les pays en développement. Et les recherches sociologiques et anthropologiques qui se font à ce sujet nous poussent à remettre en question non seulement les statistiques officielles, mais aussi les données anciennes concernant notre propre société.
Est-ce vrai pour le Québec?
Oui. Notre compréhension du travail des enfants dans les ateliers de cuir de Québec au tournant du XXe siècle en est une bonne illustration. Les travaux que je mène depuis plusieurs années sur l’histoire sociale de la ville s’appuyaient d’abord sur les données des recensements. Ceux-ci montrent par exemple qu’en 1901, seulement 27% des garçons et 18% des filles de 15 ans dont le chef de famille travaille dans le secteur du cuir sont inscrits à l’école, un chiffre très inférieur à la moyenne des jeunes Québécois d’alors. Pour comprendre ce résultat, nous avons retracé des témoignages de l’époque et avons ainsi observé que beaucoup de familles de la basse-ville vendaient des peaux en partie traitées aux usines de chaussures, nombreuses à l’époque. Souvent, c’étaient les enfants de 10 ou 12 ans qui faisaient le travail dans la cour de leur maison. L’expérience des recherches contemporaines menées en Afrique, où les enfants collaborent au travail de leurs parents, nous a poussé à regarder de ce côté et, ainsi, à repenser l’histoire de notre société.
Considère-t-on que les Africains pauvres d’aujourd’hui vivent la réalité québécoise du XIXe siècle?
Non, il ne faut pas voir le travail des enfants dans un cadre évolutionniste, mais plutôt contextuel. Dans les deux cas, des modèles d’économie familiale, comme l’atelier de cuir à Québec ou des activités d’élevage au Mali, incitent peu les familles à envoyer leurs enfants à l’école ou à les y maintenir. De façon générale, les faibles taux de fréquentation scolaire vont de pair avec de forts taux d’activité des enfants. C’est particulièrement vrai dans des sociétés sans filet de protection sociale, où la famille supplée ainsi à l’absence de sécurité fournie par l’État en cas de maladie ou lorsqu’on se fait vieux.
Faut-il sortir les enfants du travail?
Sans doute, puisque le travail les empêche d’aller à l’école. Celle-ci constitue un levier de développement social particulièrement important, une façon d’éveiller l’esprit citoyen et de développer les compétences des jeunes pour transformer leur société en profondeur. Si les enfants ne fréquentent pas l’école, ils ne peuvent pas amorcer des projets et sortir du mode de production des parents. La scolarisation a même des effets sur la mortalité infantile, car de nombreuses recherches montrent que les mères qui ont fréquenté l’école comprennent mieux les messages en matière d’hygiène.
Cependant, ce qui m’inquiète, c’est qu’il ne suffit pas d’offrir des écoles pour résoudre le problème et transformer considérablement les modes de production économique. En Afrique, par exemple, on a beau démocratiser l’enseignement, si les diplômés n’arrivent pas à trouver un travail, les parents ne croiront plus à l’école. En ce sens, les coupures actuelles dans l’aide au développement sont inquiétantes, car c’est la solidarité internationale qui s’effrite ainsi. On avait fixé à 2015 l’atteinte de l’objectif d’éducation pour tous, mais on est encore très loin du compte.
Que pensez-vous des conventions internationales qui interdisent le travail des enfants?
Il faut d’abord s’assurer que les pays pauvres qui signent ces conventions ont les moyens réels de les appliquer. Ensuite, il n’est pas toujours facile d’imposer des normes universelles alors que la notion même de travail des enfants n’est pas la même dans toutes les sociétés. Les pays européens partagent une vision très différente de celle qu’on a dans les Amériques et en Afrique, incluant le Québec.
Ainsi, depuis 1973, plusieurs pays ont approuvé une résolution des Nations unies fixant à 15 ans l’âge minimum pour travailler, mais le Canada n’y a jamais adhéré. Pourquoi ? Surtout parce qu’ici, le travail fait partie de l’éducation. L’école québécoise émet même des diplômes de gardiennage d’enfants aux élèves de sixième année! De la même façon, en Afrique, on considère qu’on doit former l’adulte de demain en lui confiant certaines corvées. Par contre, en Europe, on proscrit toute forme de travail avant 15 ans.
Que pouvons-nous faire: pratiquer une consommation responsable?
Culpabiliser les gens en les taxant d’exploiteurs s’ils achètent un article Made in China n’a rien de très efficace. Je ne crois pas que les consommateurs, en dehors de certains milieux très conscientisés, s’astreindront à boycotter des magasins ou des marques. Il faut surtout intervenir auprès de nos dirigeants pour que les pays avec lesquels nous commerçons respectent le développement des enfants. Et s’assurer que les entreprises canadiennes menant des activités à l’étranger respectent d’abord et avant tout les règles d’ici en plus, évidemment, de celles du pays.
Par ailleurs, certaines initiatives locales de développement ont des résultats inattendus sur le travail des enfants. Une de nos études a montré que l’installation d’infrastructures donnant accès à l’eau courante dans certains quartiers de Bamako, au Mali, ont permis d’augmenter de près de 25% la scolarisation des jeunes filles, celles qui sont le plus souvent chargées de cette corvée.
À mon avis, les meilleures actions à prendre sont politiques: il faut changer les conditions socioéconomiques qui obligent les parents à utiliser leurs enfants dans un contexte d’autosubsistance, et agir de façon globale pour qu’ils puissent les envoyer à l’école.
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Publié le 20 septembre 2014 | Par Simon Pelchat
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