Alexandra Szacka: vivre l’histoire pour la raconter
Depuis plus de trois décennies, la journaliste au long cours écume les points chauds de la planète pour prendre et partager le pouls du monde.
Pascale Guéricolas
Début des années 80. Une femme fuit. Elle traverse une rivière au cœur de la jungle, sur les hauts plateaux boliviens, en écrasant les centaines de dollars qu’elle cache dans ses chaussures. Son but? Se protéger de ce qu’elle croit être une bande rivale des trafiquants de coca avec lesquels elle discutait peu de temps auparavant. Quelques années plus tard, la voici sur la Place Tienanmen, en Chine, assiégée par les étudiants. Deux décennies après, elle est au milieu des manifestants du Printemps arabe. Cette femme, des milliers de téléspectateurs ont appris à reconnaître son nom si particulier au Téléjournal : «Ici Alexandra Szacka, Radio-Canada, à Pékin, Tunis, Moscou, Varsovie…»
Alexandra la brave
Des anecdotes et des souvenirs du genre, Alexandra Szacka (Anthropologie 1977 et 1981) en a plein sa besace. Ils témoignent de ses nerfs d’acier, de son tempérament audacieux et débrouillard. Comme à l’aéroport de Tunis, en décembre 2010, alors qu’elle est correspondante pour Radio-Canada. En tant qu’envoyée spéciale, elle attend depuis des heures avec son équipe, dans le bureau de la douane, le droit d’accéder au territoire alors en pleine «révolution du jasmin». Rien à faire, il manque un papier d’un ministère qui n’existe plus. Qu’à cela ne tienne. La reporter profite de l’absence momentanée du douanier. Elle saisit sur le bureau de l’homme une autorisation accordée à une autre télévision et la télécopie discrètement à ses collègues de Paris, leur demandant de la lui retourner, trafiquée avec son nom et ceux de son équipe.
«C’est vrai que cela prenait du culot, reconnaît la principale intéressée avec un sourire en coin. Je crois que la débrouillardise constitue une seconde nature chez moi.» Cette capacité d’adaptation hors du commun, la journaliste, née en Pologne, l’attribue en partie à une jeunesse placée sous le signe du déracinement. En 1968, Alexandra a 15 ans. Sa mère et son père adoptif, Julian Gruda, entré dans sa vie lorsqu’elle avait 3 ans, se décident à quitter le pays, de plus en plus antisémite. Ils partent avec elle et ses deux demi-sœurs, Agnès et Joanna Gruda, et aboutissent d’abord en France. Ils y demeurent un an, avant de se tourner vers le Québec. En 1969, après une traversée par bateau, ils accostent dans le Vieux-Port de Montréal, à cinq, avec en plus une grand-mère et… une voiture pour aller s’installer à Trois-Rivières. «Lorsque je suis arrivée, je ne comprenais rien. La langue m’échappait. Même chose durant mon passage à Savigny-sur-Orge, en banlieue de Paris. Ou l’été, quand j’allais voir mon père biologique en Allemagne. Avec toutes ces expériences, je me suis fait la couenne comme on dit ici.»
Des valises dans les gènes
Le voyage, c’est un peu la marque de commerce de la famille d’Alexandra Szacka, toujours en mouvement. Des récits de vie qui donneraient des complexes à n’importe quel auteur d’une série à rebondissements. À partir de la Seconde guerre mondiale, sa mère est passée par la Pologne, la Lituanie et l’Ouzbékistan, pour finalement revenir en Pologne. Son père adoptif a connu un parcours aussi éclectique entre la Pologne, la France et la Russie, parcours qui a d’ailleurs donné l’idée d’un roman à sa sœur Joanna.
«Avoir des racines ne fait pas vraiment partie de notre ADN!», constate Alexandra Szacka à propos de ce passé familial, rythmé par les événements sociopolitiques du XXe siècle. En fait, l’histoire en marche ne se trouve jamais très loin de son parcours personnel. Comme lors de sa crise d’adolescence vécue à… 23 ans en fréquentant les militants marxistes-léninistes, alors très présents au Département d’anthropologie où elle étudie, à la fin des années 70 et au début des années 80! «Avec le recul, je comprends que je voulais absolument rejeter l’autorité morale de mes parents en défendant le communisme, eux qui avaient subi les ratés de ce système. Mais avant cet âge, c’était difficile d’être en rupture avec ma famille. Je n’avais pas d’amis intimes au Québec, car je ne maîtrisais pas encore la langue», évoque-t-elle. Pourtant, elle se rappelle que, dès l’âge de quatre ans, elle partait seule dans la forêt rencontrer les Tziganes, que sa mère lui décrivait comme des enleveurs d’enfants!
De la biochimie au journalisme
D’abord inscrite en biochimie à l’Université Laval, c’est ce goût de l’aventure et de la rencontre de l’autre qui entraîne Alexandra Szacka vers l’anthropologie. Elle cherche un programme qui comblerait ses désirs de voyage et de découverte d’autres cultures. Louis-Jacques Dorais, professeur en anthropologie à la retraite, se souvient de cette jeune étudiante sérieuse, très engagée dans ses études. Il a évalué son mémoire de maîtrise sur les immigrants juifs au Québec, impliqués dans le mouvement ouvrier d’avant-guerre. «C’est l’une des premières au Département à avoir travaillé sur les relations interethniques, témoigne l’anthropologue. Jusque-là, les chercheurs dans le domaine s’intéressaient surtout aux Inuits ou aux Amérindiens.»
D’après son profil, la jeune femme aurait pu viser l’obtention d’un doctorat et une carrière de chercheuse. Mais le destin est entré en scène. En 1980, sur le point de terminer sa maîtrise, elle retourne pour la première fois dans son pays d’origine, notamment à Gdansk, une ville industrielle du nord de la Pologne où l’Empire communiste commence à trembler sur ses bases. Après une grève de plusieurs mois, les ouvriers du chantier naval de l’endroit ont réussi à former un syndicat libre et indépendant, Solidarnosc (Solidarité), du jamais vu dans un pays rattaché au bloc soviétique. Le Festival du cinéma de Gdansk, auquel assiste Alexandra Szacka, témoigne de ce moment historique par la projection d’un documentaire sur cette lutte. Puis, entre Lech Walesa, la figure la plus connue du mouvement. La fébrilité est palpable. Il est une heure du matin. Dans la salle surchauffée, le cupidon du journalisme vient de tirer sa flèche.
«À mon retour, j’ai proposé au quotidien Le Soleil un article, publié peu après, pour raconter ce que j’avais vu, et j’ai réalisé que j’adorais ça!», se souvient-elle. Le parcours de celle qui collaborait déjà à CKRL, alors une radio étudiante, se précise. Au sortir de ses études, en 1983, elle est engagée à Radio-Québec (aujourd’hui Télé-Québec) où elle coanime Arrimage, une émission qui traite d’immigration. Un an plus tard, elle joint l’émission d’affaires publiques Nord-Sud où elle couvre le Printemps de Pékin, mais aussi des sujets sociaux dans une Amérique du Sud inféodée aux intérêts américains. En 1990, elle entre à Radio-Canada. On la verra à Enjeux et à Zone libre, avant de la retrouver au Téléjournal, notamment comme correspondante à Moscou, de 2007 à 2010, et à Paris, de 2010 à 2014.
À la recherche de la vérité
Qu’elle arpente les collines désertiques d’Afghanistan, les rues de Varsovie, les mines de Bolivie ou les routes de Tchétchénie, la motivation d’Alexandra Szacka reste la même: traquer l’injustice et donner la parole au plus grand nombre d’interlocuteurs ayant des opinions différentes pour raconter comment les gens vivent à l’autre bout de la planète. Sans fla-fla, celle qui parle cinq langues, dont le russe et l’espagnol, se considère comme «une simple courroie de transmission». Sa ligne directrice? La rigueur. Une qualité que lui reconnaissent ses collègues et la plupart des gens qui la rencontrent. «J’ai toujours beaucoup de difficulté à affirmer des faits dont je ne suis pas certaine à 100%, assure-t-elle. C’est peut-être ma formation universitaire qui m’influence.»
Très orientée, au début de sa carrière, vers l’Amérique du Sud et l’Asie, Alexandra Szacka s’intéresse beaucoup, depuis la chute du mur de Berlin, à l’ancien Empire soviétique. Durant son assignation à Moscou, elle a couvert des conflits comme la seconde guerre de Tchétchénie ou la guerre civile en Géorgie. Toujours avec humanisme. Par exemple, la reporter n’a pas hésité à mettre en face de ses contradictions le président tchétchène Ramzan Kadyrov dont elle faisait le portrait pour Radio-Canada. La rumeur publique attribuait à ce dirigeant l’assassinat de plusieurs défenseurs des droits de la personne. «Peu de temps avant, j’avais rencontré une famille dont le fils avait été enlevé par des proches du président et qui ignorait où il se trouvait, raconte-t-elle. J’ai donc cité son nom à Kadyrov. En fanfaronnant, il nous affirmait que les enlèvements n’existaient pas en Tchétchénie. Reste que le lendemain, le jeune homme a recouvré sa liberté.»
Ensuite, de Paris et jusqu’à ce jour, la journaliste a assisté à la déliquescence de plusieurs des démocraties à peine écloses dans l’ancienne Europe de l’Est. On pense à ses reportages récents sur les tentatives du gouvernement polonais de renverser le droit à l’avortement, sans oublier ceux sur le durcissement de plusieurs États envers les immigrants.
Des racines mobiles
La carrière d’Alexandra Szacka a été couronnée de nombreux prix dont la Médaille gloire de l’Escolle, en 2010, qui honore les grands diplômés de l’Université Laval, et deux fois, en 1989 et 2002, le prix Judith-Jasmin de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, qui récompense les meilleures œuvres journalistiques. Sa vie professionnelle très engagée ne l’a toutefois pas empêchée de donner naissance à une fille. «Je me souviens des cassettes audio que j’enregistrais d’avance pour que ma fille ait droit à son histoire chaque soir, même lorsque je partais à l’étranger», relate-t-elle. Elle a aussi eu un garçon, quelques années plus tard. «Il avait 18 ans au moment où j’allais entreprendre ma correspondance à Moscou. Il m’avait alors écrit une lettre magnifique où il m’incitait à vivre mes rêves, comme je le lui avais appris.» Ce poste, il avait fallu plusieurs années à la reporter pour convaincre ses patrons de Radio-Canada qu’elle pouvait l’assumer. Même si elle parlait le russe et connaissait très bien cette culture. «Je ne faisais pas partie du boys club», constate cette féministe convaincue.
Au moment où ces lignes ont été écrites, la journaliste se préparait à prendre une pause professionnelle. Un arrêt pour lui permettre de rédiger un livre inspiré de rencontres faites en Israël. Le sujet lui tient à cœur depuis plusieurs années. De fait, la vie semble la rapprocher graduellement de ses origines juives et polonaises. Ainsi, depuis un certain temps, elle côtoie à nouveau un groupe d’amis d’enfance, exilés eux aussi, aux quatre coins du monde. Ensemble, ils s’adonnent à la randonnée pédestre. Ils en profitent pour partager des poèmes et des chansons, appris en Pologne. Au fil de leurs expéditions, leurs liens s’approfondissent. Et ces racines qu’Alexandra Szacka croyait absentes de son histoire se dévoilent peu à peu sous ses pas. Comme quoi les attaches au passé n’excluent pas la mouvance.
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D’autres regards sur la planète
Par Isabelle Doucet
D’autres diplômés parcourent le monde pour rendre compte de l’actualité. Qu’ils soient photographes, journalistes ou présentateurs, leur travail permet de rester bien informés.
Bien connu du petit écran, Jean-François Lépine (Science politique 1971) a été correspondant à Pékin, à Paris et à Jérusalem. C’est aussi aux émissions Enjeux, Le Point, Zone libre et Une heure sur terre qu’il a donné des nouvelles du monde. Après s’être retiré du journalisme, il a continué d’agir à l’international, notamment comme représentant du Québec en Chine.
Actuelle correspondante de Ici Radio-Canada Première à Washington, Manon Globensky (Journalisme 1984) relate les soubresauts de la politique américaine. Auparavant, elle a effectué plusieurs couvertures à l’étranger, dont au Proche-Orient et en Europe.
Autrefois correspondant au Pakistan et en Afghanistan pour l’Agence France Presse (AFP), Guillaume Lavallée (Philosophie 2000 et 2004; Journalisme 2004) enseigne aujourd’hui à l’École des médias de l’UQAM.
Photojournaliste, Renaud Philippe (Communication publique 2006) a été témoin d’un bon nombre de bouleversements du 21e siècle. Du tremblement de terre d’Haïti aux camps de réfugiés du Kenya, ses clichés documentent des événements d’envergure par le filtre des atmosphères et des émotions.
Écrivain et journaliste indépendant, Frédérick Lavoie (Communication publique 2006 et 2008) a publié trois ouvrages qui éclairent les coulisses de l’histoire contemporaine. Avec Allers simples, Ukraine à fragmentation et Avant l’après, entre les pays de l’ancien bloc de l’Est et Cuba, il conjugue journalisme et littérature.
C’est à travers la vidéo que Daphné Lemelin (Communication publique 2014) raconte l’Amérique latine d’aujourd’hui. En 2018, elle a pris du galon en devenant rédactrice en chef adjointe pour l’AFP à Montevideo, en Uruguay.
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