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Automne 2016

L’abeille, au-delà du miel

La bonne santé des abeilles chargées de polliniser nos plantes nourricières fait l'objet de toutes les attentions scientifiques.

C’est le début du mois de juin. Comme chaque année depuis une décennie, quelque 40 000 ruches du sud du Québec prennent le chemin du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord. Ce sont entre 1,6 et 2 milliards d’abeilles domestiques, des «abeilles à miel», qui montent –en camion– vers le nord pour aller butiner dans les bleuetières. Comme les bleuets ne poussent à peu près pas sans abeilles, les producteurs sont prêts à payer entre 116$ et 170$ la ruche, à coup de 2 à 5 ruches par hectare de terrain. Ils signent donc tous les ans des contrats de pollinisation avec des apiculteurs, ces éleveurs d’abeilles.

Sur les quelque 50 000 ruches actuellement en activité aux quatre coins du Québec, 44 000 servent à la pollinisation en début d’été, principalement pour la culture des pommes, des bleuets, de la canneberge et des cucurbitacées (courges, concombres, melons, citrouilles, etc.).

Pour l’industrie apicole, il s’agit d’une petite mine d’or de 5,1M$ annuellement, qui procure une source de revenu complémentaire à la production de miel. Pour l’industrie agricole, c’est l’assurance d’avoir une bonne production de fruits ou de légumes. Cette entente cordiale cache cependant une réalité sournoise: une agriculture devenue très dépendante d’abeilles domestiques qui n’ont pas toujours la vie facile.

Quand apiculture rime avec agriculture
Ironiquement, c’est l’avènement des monocultures qui pousse les agriculteurs à payer le gros prix pour importer des abeilles, alors que la nature regorge d’insectes qui peuvent polliniser gratuitement. «Les territoires réservés aux monocultures sont toujours plus grands, et les insectes indigènes, comme les abeilles sauvages, butinent dans un rayon limité de 400 m», explique Pierre Giovenazzo, professeur au Département de biologie et titulaire de la nouvelle Chaire de leadership en enseignement en sciences apicoles. Les abeilles domestiques couvrent plus de terrain: elles n’hésitent pas à voler sur des distances de 3 à 5 km pour faire le plein de glucides (dans le nectar) et de protéines (dans le pollen).

Pourtant, les bourdons et les abeilles sauvages remportent haut les pattes la palme des meilleurs pollinisateurs. Selon une étude à laquelle a participé Valérie Fournier, professeure au Département de phytologie, ces deux types d’insectes sont très efficaces pour décrocher et pour récolter le pollen en induisant des vibrations dans la fleur. Certains individus peuvent ainsi transporter jusqu’à 100 000 grains de pollen en une fois! «Mais ils n’ont pas la force du nombre, précise Pierre Giovenazzo. Une ruche, elle, libère dans le champ plusieurs dizaines de milliers d’abeilles mellifères.» C’est cet «effet de gang» que recherchent les producteurs horticoles afin d’obtenir le plus de fruits possibles.

L’abeille Apis mellifera, élevée depuis des milliers d’années pour la production de miel, n’a donc jamais été aussi en demande. Tellement que les apiculteurs ne suffisent pas à la tâche. Car ce nouveau rôle vient avec plusieurs défis. «En misant sur les cultures intensives d’une seule plante, l’humain prive les pollinisateurs d’une alimentation équilibrée, soutient Pierre Giovenazzo. Les insectes, qui ont besoin d’un garde-manger diversifié, souffrent de carence alimentaire, ce qui affaiblit leur système immunitaire et les expose à toutes sortes de maladies.»

Mieux nourrir nos abeilles
Pour Nicolas Derome, professeur au Département de biologie, la solution idéale serait d’abandonner les grandes cultures et d’adopter des stratégies d’agriculture intégrée, notamment cultiver simultanément plusieurs espèces de plantes. Mais au rythme où s’étendent les monocultures –croissance de 20% par année–, cette solution n’est pas envisageable à court terme.

Valérie Fournier propose donc de mieux aménager les alentours des champs afin d’attirer les populations de pollinisateurs indigènes plutôt que de miser uniquement sur l’abeille domestique: «Il faut augmenter la diversité d’habitats autour des zones agricoles. Par exemple, en plantant des espèces végétales qui fleurissent abondamment avant et après la période de floraison de la plante cultivée. Ainsi, les bourdons et les abeilles auraient accès à différentes sources de pollen.» Du côté des ruches, les apiculteurs nourrissent leurs abeilles avant de les amener aux champs. «Un mois avant la saison agricole, on leur donne du sirop sucré et un supplément protéique composé principalement de farine de soya transformée», précise Pierre Giovenazzo. Pour compenser la perte d’environnements naturels, se développe d’ailleurs tout un marché de nourriture pour abeilles. «C’est un beau défi pour la recherche!», lance le chercheur, qui collabore avec Nicolas Derome afin de concocter des suppléments alimentaires avec probiotiques.

Les deux scientifiques exploitent des souches de bactéries naturellement présentes dans l’organisme des abeilles pour en faire des armes contre certains agents pathogènes. «Nous ciblons notamment la nosémose, une maladie parasitaire de l’abeille causée par un champignon microscopique», signale M. Derome. Cette infection est particulièrement répandue dans les pays aux hivers longs et humides, comme ceux du Québec. Le champignon prend le contrôle de l’intestin des abeilles, notamment lorsque l’insecte subit un stress comme l’hivernage et le transport des ruches ou que son système immunitaire est affaibli soit par une carence alimentaire, soit par le contact avec des produits toxiques.

Attention: poison!
En effet, en exportant leurs ruches près de champs agricoles traités aux pesticides, les apiculteurs risquent gros. «La mortalité d’abeilles domestiques est quadruplée lorsque les ruches sont situées à proximité de champs de maïs traités avec des néonicotinoïdes», confirme Valérie Fournier. Cette classe d’insecticides mise au point dans les années 1980 est abondamment utilisée à travers le monde. Au Québec, la quasi-totalité des semences de maïs et plus de la moitié des semences de soya sont enrobées de ces produits. Les molécules chimiques agissent sur le système nerveux central des insectes nuisibles pour les paralyser et les tuer.

Pourquoi les néonicotinoïdes affectent-ils les abeilles qui ne butinent que rarement le maïs? Pour le savoir, Valérie Fournier et son équipe ont suivi les mortalités d’abeilles domestiques pendant la période des semis en Montérégie, où pousse la majorité du maïs-grain québécois. «Lors de la mise en terre des semences enrobées de néonicotinoïdes, de fines particules s’échappent dans l’air, sont transportées par le vent et se déposent sur le sol et la végétation à proximité, contaminant du coup le pollen des fleurs visitées par les pollinisateurs, signale la biologiste. Nous avons aussi montré, pour la première fois, que ces insecticides souillent les flaques d’eau dans les champs de maïs.» L’abeille domestique, qui a besoin d’eau pour décristalliser le miel et réguler la température interne de la ruche, boit donc des particules toxiques.

Professeur à la Faculté de médecine, Mohamed Chahine a prouvé que les néonicotinoïdes ciblent chez les insectes nuisibles, mais aussi chez l’abeille, les récepteurs de type nicotinique qui sont responsables de stimuler les neurones. Par ailleurs, les pyréthrinoïdes, une autre famille d’insecticides, affectent les abeilles en visant les canaux sodiques. Ces petits orifices dans les membranes des cellules démarrent l’influx nerveux qui parcourt les neurones. «Toutes ces molécules toxiques agissent sur le cerveau en altérant la mémoire, l’odorat et le sens de l’orientation», révèle-t-il. Le chercheur propose à l’industrie des pesticides d’utiliser un modèle chimique de canaux sodiques pour tester et mettre au point des molécules qui cibleraient uniquement les insectes nuisibles.

Car, selon Valérie Fournier, même en faibles concentrations, les néonicotinoïdes et autres insecticides affectent le comportement, le développement, le système immunitaire et la fécondité des abeilles. Ces produits chimiques contribueraient également à augmenter la mortalité hivernale des abeilles ainsi que leur sensibilité aux parasites.

Un intrus dans la ruche
L’équipe de Nicolas Derome a démontré que les néo­nicotinoïdes induisent un stress immunitaire qui exacerbe notamment la sensibilité des abeilles au varroa, un acarien qui décime les ruches aux États-Unis depuis 20 ans. Au Québec, le varroa a fait son apparition en 2002. Il a alors tué 55% des colonies. «Depuis, on contrôle assez bien le parasite en donnant des acaricides aux abeilles», note Pierre Giovenazzo. Ce spécialiste du varroa et plusieurs de ses collègues, dont Nicolas Derome, ont trouvé un autre moyen pour rendre les ruches plus résistantes au parasite : dépister, grâce à la génomique, les colonies d’abeilles les plus à risque d’être envahies par le varroa, c’est-à-dire celles qui ont les comportements les moins hygiéniques.

Selon les chercheurs, les abeilles ont une «affinité pour le ménage» plus ou moins élevée inscrite dans leur ADN. Ce comportement hygiénique consiste à sentir les larves mortes ou malades et à les éliminer de la ruche. «Il s’agit d’un mécanisme de défense collectif pour protéger la colonie contre les infections et les parasites», explique Nicolas Derome. En ciblant les gènes responsables de la détection d’odeurs, les scientifiques pensent pouvoir produire des lignées d’abeilles à l’odorat plus développé, capables de sentir et d’éliminer le varroa avant qu’il n’affecte la ruche.

Vous avez dit déclin?
Toutes menaces confondues, les apiculteurs du monde entier déplorent des pertes annuelles de 20% à 70% de leurs colonies. C’est ainsi que, depuis quelques années, les médias annoncent régulièrement la disparition imminente des abeilles en parlant d’effondrement des colonies. Et pourtant… «Le nombre de ruches est en croissance au Québec», observe Pierre Giovenazzo. Le chercheur ne cache pas que certaines années sont plus dures pour les abeilles à miel. Au Canada et au Québec, les hivers rigoureux sont souvent en cause. Mais grâce à leur travail acharné, les apiculteurs québécois ont réussi à baisser le taux de mortalité de leurs colonies de 30% à 18,7% entre 2007 et 2015, révèle une étude de l’Association canadienne des professionnels de l’apiculture (ACAP).

«Les apiculteurs font de la sélection génétique pour développer des variétés d’abeilles performantes et bien adaptées aux conditions locales», poursuit M. Giovenazzo. Par exemple, le programme de sélection génétique du Centre de recherche en sciences animales de Deschambault, issu d’un partenariat entre l’Université Laval et le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, a permis d’améliorer la performance des colonies en introduisant des lignées importées du Danemark et en réalisant des croisements par insémination instrumentale.

Quant aux espèces sauvages, il est difficile de con­naître précisément leur sort puisque leur abondance est très peu étudiée. Néanmoins, une baisse du nom­bre de bourdons a été signalée sur quatre continents depuis 1990. «Sur les 3500 espèces d’abeilles sauvages en Amérique du Nord, ce qui inclut les abeilles solitaires et les bourdons, certaines sont en déclin et d’autres ont complètement disparu», souligne Valérie Fournier.

Est-ce que les abeilles, sauvages ou domestiques, vont disparaître de la surface de la terre? Non, pensent les chercheurs interrogés. Mais il faut rester vigilant et les protéger avant qu’il ne soit trop tard. «Il y a toujours eu des problèmes avec l’abeille domestique, que ce soit le varroa, les nombreux pathogènes ou le froid, résume Pierre Giovenazzo. Ce qui a changé, c’est l’accroissement des monocultures qui, combiné au transport des ruches et à l’utilisation d’insecticides, rend les abeilles encore plus vulnérables à tout ce qui les entoure.»

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Un peu de sexe dans les fleurs
Sans pollinisation, pas de bleuets, ni de canne­berges, de courges ou d’amandes. Environ 80 % des plantes à fleurs dépendent des insectes pollinisateurs pour produire des graines et des fruits, dont 40% des aliments à haute valeur nutritive que nous mangeons. La pollinisation, c’est le transport du pollen –l’équivalent du sperme chez l’humain– produit par les étamines (l’organe mâle) d’une fleur vers le pistil (l’organe femelle) d’une autre fleur. Le pollen peut alors féconder un ovule produit par le pistil, ce qui produira un fruit. Le vent ou les insectes friands de nectar et de pollen doivent donc s’en mêler. Ainsi, lorsque les abeilles ou les bourdons butinent une fleur, plusieurs grains de pollen se collent à leurs corps poilus. En passant à d’autres fleurs pour poursuivre leur festin, les insectes y déposent du pollen.

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Quel insecte m’a piqué?
Un bourdonnement dérange votre pique-nique au parc. «Une abeille!», crient vos enfants. Nenni. Les abeilles et les bourdons sont très peu attirés par la nourriture des humains. Il s’agit fort probablement d’une guêpe. Cet insecte adore explorer les assiettes et les poubelles. Mais comment les différencier de ceux qui composent la superfamille des apoïdes, presque tous jaune et noir?

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Lire le témoignage d’un donateur à la Chaire de leadership en enseignement en sciences apicoles

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  1. Publié le 3 novembre 2017 | Par Jennifer

    Do you know where I can buy beeswax?
  2. Publié le 22 août 2017 | Par Michel Jacques

    Très intéressant! Mes abeilles n'en sont que plus précieuses à mes yeux. Je continue d'offrir leur travail à la nature.

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