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Hiver 2020

À quand une justice pour tous

Même si le système judicaire demeure difficile d’accès, de nouvelles pistes sont empruntées pour le rapprocher des besoins des citoyens.

Lente, onéreuse, voire inefficace, la justice a rarement bonne presse auprès des citoyens. Lorsqu’ils sont sondés, ceux qu’on appelle aussi les justiciables multiplient les mots pour se plaindre de ses maux. Et malgré les nombreux rapports et mémoires produits par les gouvernements pour le rendre plus convivial et accessible, le système judiciaire semble encore loin de répondre aux besoins du public.

Certaines idées font leur chemin, cependant. Par exemple, avec les réformes du Code civil du Québec, effectuées en 2003 puis en 2016, on s’efforce de lutter contre la lourdeur des procédures. Il était temps. Ces dernières années, les mouvements d’indignation citoyenne à propos des agressions sexuelles ont braqué les projecteurs sur des chiffres troublants. Ces statistiques ne sont sans doute pas étrangères à la complexité du système de justice, fait valoir Catherine Rossi, professeure à l’École de travail social et de criminologie. «Ainsi, dit-elle, 70% des victimes potentielles ne portent jamais plainte, et donc n’affrontent pas leur agresseur devant un tribunal.»

À ces personnes s’ajoutent celles qui renoncent à faire valoir leurs droits dans des causes aussi diverses que des travaux de construction mal exécutés ou une intervention chirurgicale ratée. Le phénomène porte même un nom, indique Marie-Claire Belleau, professeure à la Faculté de droit: le décrochage judiciaire. Pourtant, fait-elle valoir, «les principes de notre système judiciaire sont exceptionnels. Par contre, beaucoup de citoyens n’ont pas accès à ce système.» Parmi les raisons qu’elle évoque pour expliquer cet écueil se trouvent les coûts élevés des honoraires d’avocats.

De fait, selon un récent sondage mené par le groupe Accès au droit et à la justice (ADAJ), qui réunit des chercheurs de plusieurs universités au Québec de même que des partenaires des milieux communautaires et professionnels, trois Québécois sur quatre estiment ne pas avoir les moyens de recourir à la justice civile.

Alléger justice et portefeuille
Pour pallier ces défis financiers, ainsi que le manque d’énergie et de temps auquel font face les citoyens en matière de justice, des pratiques se développent depuis quelques années. Par exemple, la conférence de règlement à l’amiable, un mode de règlement de différends aussi appelé conciliation judiciaire ou médiation judiciaire, est offerte à la Cour du Québec, à la Cour supérieure du Québec et à la Cour d’appel du Québec pour alléger les procédures judiciaires. Réunies avant l’audition en compagnie du juge habillé en civil, les différentes parties discutent du litige pendant quelques heures. Rompu à cet exercice, le magistrat tente de les aider à trouver une solution commune, qu’il s’agisse de présenter des excuses ou d’offrir des réparations. Lorsque la conciliation mène à une entente, la situation se règle sans procès. En cas d’échec, l’affaire prend la direction du tribunal. Apparemment, ce système donne des résultats. Selon une recherche menée en 2014 à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, 80% des plaignants règlent leur différend de cette façon.

Par ailleurs, lorsqu’il y a procès, la gestion de l’instance préalable à l’audience peut s’avérer efficace afin d’accélérer les procédures et, là encore, de réduire la note payée à l’avocat. Ce procédé veut que le juge rencontre les avocats des différentes parties préalablement au procès, par exemple pour limiter le nombre d’experts ou de témoins qui seront entendus.

Enfin, dans certains cas, la Division des petites créances, qui entend des causes dont la valeur n’excède pas 15 000$, propose aussi des médiations le matin même de l’audition. Si les parties, qui généralement ne peuvent être représentées par un avocat, s’entendent, le juge n’a pas à rédiger de délibéré (projet de jugement). Cela diminue aussi les coûts et les délais.

Décrypter le droit
Un autre outil visant à rendre plus fluide le rapport entre les citoyens et la justice passe par le langage juridique, souvent complexe et difficile d’approche. Le groupe ADAJ mène plusieurs projets en ce sens, notamment dans le but de simplifier les formules utilisées dans divers types de contrats pour éviter aux consommateurs les mauvaises interprétations qui les amèneraient devant les tribunaux.

Membre de ce collectif, la professeure à la Faculté de droit Michelle Cumyn travaille sur l’un de ces projets. Celui-ci concerne les contrats d’arrangements pré­funéraires, de véritables modèles d’illisibilité, selon la chercheuse. Ces documents portent d’autant plus à confusion qu’il s’agit de contrats à date différée. Des conditions d’achat plus transparentes faciliteraient la tâche du signataire, qui doit s’assurer que l’entente sera bien honorée au moment du décès, même en cas de faillite de l’entrepreneur.

Cela dit, le dédale du langage juridique n’épargne pas les professionnels du domaine, laisse entendre Michelle Cumyn. Elle cite les résultats d’une étude réalisée par la Division des petites créances sur les jugements rendus par ce tribunal de la Cour du Québec en matière de rénovations résidentielles. Les juges n’ont pas recours aux textes de loi dans 44% de ces jugements, tandis que 4% seulement de ces jugements découlent de la Loi sur la protection du consommateur. Faute de pouvoir s’appuyer sur des lois claires, les magistrats choisiraient de faire confiance à l’interlocuteur qui emploie le langage le plus technique: l’entrepreneur. Ce qui déconsidère la victime, elle qui espérait faire réparer sa cheminée mal conçue ou son pavage défectueux… par l’entrepreneur en question.

«Une des difficultés pour obtenir justice, c’est l’abondance des lois que l’État ne cesse de modifier, déplore la professeure. Les gouvernements adorent légiférer. Cela leur donne l’impression d’agir. Pourtant, les textes issus de ces exercices ne règlent pas toujours les problèmes et ont même tendance à ajouter de la confusion.» C’est justement le cas de la Loi sur la protection du consommateur, poursuit celle qui est aussi titulaire de la Chaire de rédaction juridique Louis-Philippe-Pigeon. Cette loi semble tout indiquée pour régler les différends à propos de toitures mal exécutées ou de sous-sols qui se transforment en piscines. Sauf qu’elle a pris de l’âge depuis son adoption dans les années 1960. «Ses nombreux remaniements sur cinq décennies ont rendu la Loi confuse. Aujourd’hui, elle semble bien trop touffue et peu applicable», constate la juriste. Selon elle, les consommateurs seraient mieux protégés si les lois étaient plus faciles à lire et à comprendre.

Justice techno
Les nouvelles technologies constituent d’autres armes au service de ceux et celles qui rêvent d’une justice enfin accessible et rapide. Certains imaginent déjà des applications rendues possibles par l’intelligence artificielle (IA), comme la recherche automatisée d’articles de loi ou de jurisprudence.

Autre nouveauté, la plateforme PARLe, pour Plateforme d’aide au règlement des litiges en ligne. Proposé par le Laboratoire de cyberjustice, un espace de réflexion sur le sujet créé à l’Université de Montréal, ce système permet à deux personnes en conflit de chercher une entente en utilisant les services d’un robot conversationnel. Depuis trois ans, il a permis à 68% des 7500 utilisateurs de régler leur conflit en moins d’un mois, sans processus judiciaire.

Très séduisants en théorie, ces nouveaux outils posent cependant des enjeux sociaux, juridiques, mais aussi éthiques, importants. Des questions sur lesquelles se penche depuis deux ans le groupe Autonomisation des acteurs judiciaires par la cyberjustice (AJC), une branche du Laboratoire de cyberjustice. Parmi la cinquantaine de chercheurs internationaux qui lui sont associés, Pierre-Luc Déziel, professeur à la Faculté de droit, s’intéresse aux questions de protection de la vie privée et de la propriété intellectuelle des données judiciaires. «Il faut bien s’assurer que les renseignements personnels stockés dans ces plateformes soient conservés de façon à éviter toute fuite d’information, affirme-t-il. Si leur gestion dépend d’entreprises privées, les pouvoirs publics doivent en assurer le contrôle en matière de sécurité.»

Conscient des grandes révolutions que l’IA peut apporter à la justice, le chercheur fait cette mise en garde. «On doit calmer les attentes à l’égard de ce nouvel instrument. La justice ne doit pas céder à la logique économique des entreprises spécialisées dans ce domaine.» Pour l’heure, il propose de miser sur des outils moins hautement techno­logiques, mais peut-être plus efficaces à court terme. Parmi eux, la numérisation croissante des documents, le partage d’éléments de preuve sur tablette ou encore la comparution de témoins par visioconférence. Là encore, la sécurisation des serveurs et des moyens de communication est essentielle pour assurer la protection et la confidentialité des données.

Des besoins qui augmentent
Pendant que le système de justice se penche sur des moyens qui contribueraient à faciliter et à accélérer ses procédures, les raisons d’y faire appel, elles, ne cessent d’augmenter, qu’on pense à la hausse des divorces, des séparations avec garde d’enfants ou des réclamations médicales. Une autre cause d’engorgement qui pousse certains citoyens à se représenter seuls, au civil comme au criminel. Le phénomène serait en augmentation au Canada, constatent les magistrats.

Or, les gens n’ont pas toujours les compétences pour interroger un témoin, ou pire, un expert. Sans compter qu’il s’avère souvent très difficile sur le plan émotif pour ces personnes de prendre leurs distances du conflit qui les amène devant le tribunal. «Plusieurs se lancent dans l’aventure, mais beaucoup renoncent en chemin face à la complexité de la tâche», constate Sylvette Guillemard, professeure à la Faculté de droit. Par ailleurs, cette spécialiste du droit civil a dirigé le mémoire d’une étudiante, publié en 2018, qui porte sur ce thème, mais du point de vue des juges. Au fil de ses discussions avec plusieurs d’entre eux, Kenza Sassi a constaté leur malaise quand une des parties n’a pas d’avocat pour défendre son dossier. Il leur faut alors expliquer les procédures au citoyen tout en gardant leur neutralité pour ne pas avantager une des parties au litige.

Très intéressée par l’idée d’une justice à visage humain, la professeure Marie-Claire Belleau constate néanmoins que de plus en plus de juges descendent de leur estrade, tous types de tribunal confondus. «C’est très inspirant de voir comment ils se montrent proactifs pour diminuer les délais et rendre l’administration de la justice plus efficace. Ils interagissent beaucoup plus avec les citoyens et se montrent aussi conciliateurs, pas seulement décideurs.»

Des professionnels sensibilisés
Justice plus efficace et justice plus humaine vont donc de pair. Car, qu’ils se représentent seuls ou non, obtenir justice s’apparente souvent à un parcours du combattant pour les Québécois ordinaires Cette réalité pousse certains professeurs de la Faculté de droit à explorer de nouvelles pistes. C’est le cas de Chrystelle Landheer-Cieslak. Cette juriste spécialisée en droit civil et droits fondamentaux mène des recherches sur la justice narrative, une approche invitant le personnel judicaire à s’intéresser non seulement aux composantes juridiques d’un dossier, mais aussi à son aspect humain.

Au cours de ses recherches, la professeure a parlé à des personnes pour lesquelles le passage devant les tribunaux avait constitué une expérience traumatisante. «Les avocats et les juges doivent aussi développer leurs capacités d’écoute et d’accompagnement des citoyens, explique la chercheuse, qui prépare un livre sur ce sujet. Il nous faut former des professionnels sensibles à la spécificité des cas qui se présentent devant eux, les éveiller à l’importance des droits fondamentaux.»

Catherine Rossi abonde dans ce sens. «La justice pénale classique est dysfonctionnelle, analyse la criminologue, aussi membre du groupe ADAJ. Les procureurs, les agents de probation, les travailleurs sociaux doivent davantage collaborer. J’observe d’ailleurs une tendance au partenariat depuis quelques années. L’essentiel, c’est de bonifier le système actuel. Cela permettrait notamment de mieux répondre aux besoins des victimes d’agressions sexuelles.»

Dans d’autres types de causes, les tribunaux spécialisés, donc réservés spécifiquement à des problématiques ciblées comme l’itinérance, les soins psychiatriques ou les petites infractions, lui semblent une voie intéressante. Mais encore faut-il s’assurer qu’ils disposent de lignes directrices communes. Très souvent, en effet, il s’agit d’initiatives de magistrats en collaboration avec des organismes particuliers. Quant aux programmes de mesures de rechange qui permettent à certaines personnes accusées d’infractions criminelles d’assumer la responsabilité de leurs actes et de régler leurs conflits dans la collectivité, ils semblent également profitables, selon la professeure. À condition que la démarche soit encadrée et soumise à des règles bien précises.

Procédures et textes juridiques allégés, outils technologiques plus efficaces, magistrats davantage à l’écoute, les pistes pour permettre à la justice d’emprunter une voie plus rapide existent. Ce qui ne veut pas dire que cette justice doive devenir expéditive. Après tout, dans ce domaine sensible, comme dans d’autres, il arrive que le temps joue un rôle pour diminuer les tensions.

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Au service des citoyens
Depuis plus de 40 ans, le Bureau d’information juridique de l’Université Laval (BIJ) a pignon sur le campus. Des étudiants au baccalauréat y renseignent la clientèle sur la façon de trouver de l’information à propos d’un mandat, d’un testament, d’un contrat avec un fournisseur. Un complément pratique à la formation universitaire de ces futurs juristes. «Cela permet de les préparer au marché du travail tout en favorisant l’accès à la justice, résume Anne-Marie Laflamme, doyenne de la Faculté de droit. Nombre de personnes qui s’adressent au BIJ n’ont pas les moyens de se payer des services juridiques.»

Comme les doyens des autres facultés de droit du Québec, la professeure aimerait cependant que les prestations de cette clinique aillent plus loin. Dans la plupart des autres provinces canadiennes, les étudiants peuvent fournir des avis juridiques sommaires, réviser des actes de procédure ou encore des documents juridiques préparés par le justiciable. Des avocats, des notaires ou des professeurs les supervisent pour assurer qu’ils fournissent un bon service. Rien de tel n’est possible au Québec. Pourtant, les médecins, psychologues et dentistes en devenir offrent conseils et même traitements dans les cliniques universitaires propres à leur domaine de formation ouvertes au public.

Les directions des facultés de droit ont interpellé le ministère de la Justice à ce sujet. Après discussion, il ne semble pas nécessaire de changer la législation pour que les connaissances des futurs juristes soient davantage mises à profit. En fait, l’assouplissement des règles en vigueur dépend en grande partie des ordres professionnels concernés, à savoir la Chambre des notaires et le Barreau du Québec. Des négociations avec ces corporations doivent d’ailleurs avoir lieu dans les mois à venir.

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