Quand donner rend heureux
La philanthropie se porte bien au Québec. Portrait d’un phénomène à la hausse.
Par Serge Beaucher
Un milliard et demi de dollars! C’est le montant que les Québécois donnent chaque année à une multitude de fondations et d’organismes communautaires enregistrés auprès de l’Agence du revenu du Canada. À cette générosité officielle il faut ajouter un autre milliard de dollars en dons de toutes sortes, non déclarés, et au moins autant en équivalent bénévolat. «Une philanthropie essentielle, qui contribue à la cohésion de notre société et nous procure un sentiment d’humanitude émanant de ce qu’il y a de profond en nous», analyse Yvan Comeau, professeur à l’École de service social et ex-titulaire de la Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique de l’Université Laval.
Certes, les Québécois donnent moins que leurs concitoyens du reste du Canada, et la générosité sollicitée est souvent le fruit d’une habile campagne de marketing. N’empêche: avec beaucoup de succès intéressants, la philanthropie est à la hausse, sans compter qu’au Québec, elle se double d’un filet social plus généreux que dans les autres provinces.
Des biens et du temps
La philanthropie découle d’une attention portée à l’autre et ne se limite pas aux dons en argent, précise Martin Dumas, l’actuel titulaire de la Chaire Marcelle-Mallet et professeur au Département des relations industrielles: «On peut aussi contribuer au mieux-être de l’humanité en donnant des biens et du temps.» Le bénévolat, qui se pratique sur une grande échelle par l’entremise de groupes organisés, surtout en loisirs et en éducation, constitue donc une forme de philanthropie à part entière.
Yvan Comeau inclut même la simple entraide dans les gestes philanthropiques ainsi que l’engagement citoyen, c’est-à-dire une implication directe dans la société civile visant un changement social: «La coopération, par exemple, qui est l’une des particularités du Québec.» On comptait, en effet, 40 coopératives par 10 000 habitants au Québec, en 2008, comparativement à 16 pour l’Ontario, qui vient au 2e rang. Or, quand on donne du temps à sa coopérative, on en a moins pour une autre cause, souligne M. Comeau.
Reste que, dans l’esprit des gens, la philanthropie est le plus souvent associée aux dons en argent par l’entremise d’organismes officiels. Qui donne, combien, pour quelles causes? Tout cela fait l’objet d’une comptabilité assez précise, aussi bien au Québec qu’au Canada.
Le contributeur type, tel que décrit par Yvan Comeau, est une personne en emploi, scolarisée, un peu plus âgée que la moyenne, ayant des revenus légèrement supérieurs et qui donne à quelques causes. «Les hommes donnent des montants plus substantiels que les femmes, mais moins souvent et davantage à des causes religieuses; comme les personnes plus âgées, d’ailleurs.» Les autres grandes causes soutenues sont liées à la santé, à l’éducation et aux services sociaux. L’aide d’urgence, les loisirs, la protection des animaux, les arts et l’environnement reçoivent aussi leur part.
Les véhicules de la générosité
En tout, 45% des Québécois donnent. Ils le font surtout auprès d’organisations communautaires qui gèrent
leurs propres œuvres (94% des dons). Le Patro Roc-Amadour, de Québec, avec ses 200 bénévoles et un budget annuel de 3 M$ destinés à offrir une multitude d’activités de loisir et d’entraide, en est un bon exemple, selon M. Comeau.
Les fondations publiques comme la Croix-Rouge canadienne, Centraide ou La Fondation de l’Université Laval (FUL) constituent le second véhicule de la générosité des Québécois. Les succès des deux premières ne sont plus à démontrer. Quant à la FUL, il s’agit de la plus importante fondation de la région, tous domaines confondus, selon son président-directeur général, Yves Bourget.
Au cours de sa campagne annuelle, la FUL amasse environ 25 M$ auprès de ses donateurs (dont 2 M$ au sein de la communauté universitaire) et compte elle aussi sur l’implication de 200 bénévoles, en plus de ses 50 employés. Les recettes de cette campagne alimentent 670 fonds destinés à aider les étudiants, à favoriser l’enseignement et la recherche, à financer l’achat d’équipements, etc. À cela s’ajoutent les gains de la grande campagne décennale, tout comme les recettes de campagnes ponctuelles pour aider au financement de projets spécifiques, comme les 9,3 M$ amassés au sein du monde des affaires, chez les diplômés et auprès des étudiants, pour la construction toute récente du Centre FSA-Banque Nationale de la Faculté des sciences de l’administration.
En 3e position des canaux philanthropiques, tant en nombre de dons qu’en argent récolté, viennent les fondations privées, créées par des familles ou des gens d’affaires. Il s’agit souvent de simples fonds privés dont la gestion est confiée à des fondations publiques comme Centraide ou la Fondation Québec Philanthrope. Il y en a cependant quelques grosses, très bien capitalisées, qui financent diverses causes peu soutenues par les deniers publics ou qui apportent un complément aux interventions des gouvernements. Martin Dumas mentionne la Fondation Lucie et André Chagnon, qui aide des jeunes en difficulté, entre autres. «Cette fondation, dit-il, entretient des objectifs très généreux qui vont main dans la main avec certains objectifs étatiques.»
Enfin, un dernier véhicule de la philanthropie monétaire est ce qu’on pourrait appeler la campagne spontanée et informelle, celle qui consiste, par exemple, à organiser une collecte pour aider une famille dont la maison a brûlé ou pour permettre à un enfant souffrant d’une maladie rare d’aller se faire traiter aux États-Unis. «Ce type de philanthropie est très difficile à quantifier, note Yvan Comeau, mais il a quand même sa place dans le tableau.»
Les entreprises passent à peu près par les mêmes canaux philanthropiques que les individus sauf que, proportionnellement, elles donnent beaucoup moins et en moins grand nombre. Les grandes entreprises s’associent généralement à des grandes causes à l’échelle nationale alors que les petites soutiennent des causes plus locales, comme l’équipe de hockey du coin, ou des causes liées aux activités de leurs employés.
Cela dit, pour une institution comme l’Université Laval, l’apport financier des entreprises est souvent crucial, fait valoir Yves Bourget. Banque Nationale, CGI, Cominar, Desjardins, Kruger, TELUS et plusieurs autres ont contribué à divers projets sur le campus.
Les Canadiens plus généreux
L’une après l’autre, les études révèlent que les Québécois sont moins enclins que leurs concitoyens du reste du Canada à ouvrir leur porte-monnaie lorsqu’ils sont sollicités. Une enquête Épisode/Léger montre, par exemple, que le don moyen était de 222$ par personne, au Québec, en 2013, tandis qu’il s’élevait à 519$ dans le reste du Canada. Même phénomène pour le bénévolat: 128 heures par personne au Québec, en moyenne, contre 156 pour l’ensemble du Canada, en 2010, selon une enquête canadienne citée par Yvan Comeau.
Mais cela s’explique. D’abord, si l’on inclut les dons non déclarés, l’écart se rétrécit. Puis, si l’on retire la variable «religion» de l’équation, on arrive à un portrait général qui met le Québec et le Canada à peu près sur le même pied, calcule Martin Dumas. C’est que, depuis les années 1980, la pratique religieuse a énormément régressé au Québec, alors qu’elle s’est maintenue dans le reste du Canada, notamment à la faveur d’une immigration plus importante dans l’Ouest et à Toronto. Or, comme l’explique Yvan Comeau, ce sont d’abord les causes liées à la religion qui attirent dons et bénévolat, au Canada, avant la santé et l’éducation. Les organisations religieuses y sont d’ailleurs beaucoup plus nombreuses qu’au Québec, où ce sont les organisations communautaires qui prédominent.
Ensuite, le revenu disponible (après impôt) est plus bas au Québec (avant-dernier rang des provinces en 2012). Cela est en partie attribuable au filet social plus important ici, notamment avec les garderies et l’assurance parentale. Or, la redistribution de la richesse par des politiques sociales constitue l’un des maillons du système de solidarité d’une société, estime Yvan Comeau, qui met aussi en évidence l’autre chaînon de solidarité que forment les coopératives et les organismes communautaires. De son côté, Martin Dumas remarque que, dans une société où l’on attend beaucoup de l’État, l’expression philanthropique peut s’avérer plus faible. Ce qui ne signifie nullement, selon lui, que l’État doit se désengager socialement pour faire place à plus de philanthropie. La seule culture philanthropique ne saurait compenser l’implication sociale de l’État: on devrait à la fois encourager et harmoniser les soutiens de l’État et des philanthropes, plaide-t-il.
Comme un produit de consommation
Filet social ou non, les Québécois sont énormément sollicités… et ne peuvent répondre à toutes les requêtes. Pour les inciter à faire un choix en leur faveur, les fondations et les organismes communautaires doivent attirer l’attention, et ce, par des moyens de plus en plus créatifs.
Le marketing s’est-il donc emparé de la philanthropie? «Je dirais plutôt que la philanthropie utilise le marketing, qui est un outil pour mieux comprendre les besoins d’un client et lui offrir ce qu’il cherche», répond Frank Pons, professeur au Département de marketing. Il s’agit de vendre une cause comme on vend un produit de grande consommation.
Une campagne de financement ne se fait plus du tout comme auparavant, analyse-t-il: «On effectue d’abord une étude de marché afin de mieux connaître le donateur potentiel et les raisons pouvant l’amener à donner, on garde des traces de son comportement de dons, ce qui implique la gestion de bases de données, et on table sur les technologies de communication pour répandre l’information et faciliter le don, par exemple le paiement en ligne.»
Cela donne des campagnes ciblées qui utilisent une panoplie de moyens pour rejoindre divers segments de «clientèle». Ainsi, une certaine partie de la population visée sera sensible aux formes traditionnelles de sollicitation, tandis que d’autres gens (souvent les plus jeunes) répondront davantage à une sollicitation de type défi, comme les moustaches de Movember, le Défi têtes rasées ou le Grand défi Pierre Lavoie.
«Participer à un marchethon, escalader une montagne ou courir en groupe pour une cause peut enrichir la valeur de son don, en lui donnant un sens plus actif que de faire un chèque les yeux fermés», considère Martin Dumas. Et des campagnes originales du type Ice Bucket Challenge peuvent augmenter la récolte de façon phénoménale, témoigne Frank Pons. Mais le danger, ajoute-t-il, est que l’activité soit si populaire qu’elle en vienne à éclipser la cause elle-même: «Lorsqu’on se verse un seau d’eau glacée sur la tête, veut-on simplement se montrer dans cette situation sur Facebook ou pose-t-on réellement un geste de sensibilisation à la maladie de Lou Gehrig?»
En tout cas, d’après Yvan Comeau, le marketing a eu un effet positif sur la philanthropie. En combinaison avec d’autres facteurs, il n’a pas seulement redistribué différemment la générosité des donateurs: il a contribué à augmenter la grosseur de la tarte à partager. À preuve, la croissance des dons financiers a battu l’inflation entre 2000 et 2010, au Québec, passant de 12 G$ à 18 G$ en dollars constants.
Et c’est tant mieux, car non seulement cet argent profite à ceux qui le reçoivent, mais toutes les études et tous les intervenants interrogés pour cet article s’entendent sur une chose: donner rend heureux.
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Lisez le témoignage de trois diplômées sur la culture du don au États-Unis, en France et aux Pays-Bas.
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Publié le 19 septembre 2015 | Par Pierre
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