La conduite auto au labo
L’étude du comportement réel des automobilistes permet de dépasser préjugés et statistiques. Les nouvelles ne sont pas très bonnes pour les conducteurs âgés.
Par Gilles Drouin
«Je suis un conducteur exemplaire. Tu es un conducteur exemplaire. Le problème, c’est les autres. Eux, ils conduisent mal! Et ne me parle surtout pas des jeunes à calotte, des femmes au volant et des p’tits vieux à chapeau qui encombrent la voie publique!»
En matière de conduite auto, chacun a ses anecdotes et son opinion sur ses propres habiletés et, surtout, sur celles des autres. «D’une recherche à l’autre, les résultats révèlent que les gens surestiment leurs habiletés à conduire un véhicule de manière sécuritaire et qu’ils sous-estiment les dangers de la route», affirme Jean-Marie De Koninck, professeur au Département de mathématiques et de statistique et président de la Table québécoise de la sécurité routière.
Mais au-delà de nos préjugés, il y a des faits. Les jeunes de 16 à 24 ans, qui représentent 10% des titulaires de permis, sont impliqués dans 25% des accidents avec dommages corporels. Les plus de 65 ans comptent pour 15% des détenteurs de permis, mais ne sont impliqués que dans 8% des accidents. Et à l’origine de plus de 90% des accidents, se trouve une erreur humaine, pas une défaillance du véhicule.
Excès de vitesse, distraction, négligence, laisser-aller, diminution des facultés, qui sait? Les rapports de police peuvent éclaircir des situations (excès de vitesse, alcool, etc.) mais, comme les chiffres, ils ne peuvent malheureusement pas tout dire.
Du virtuel au réel
Le Groupe de recherche en analyse du mouvement et ergonomie (GRAME) tente de répondre à cette grande question: que font vraiment les conducteurs lorsqu’ils sont au volant de leur véhicule? «Quand on cherche à comprendre les causes des accidents, il faut se fier aux paroles des personnes impliquées, alors que ça ne correspond pas toujours à la réalité», remarque Normand Teasdale, professeur au Département de médecine sociale et préventive (kinésiologie) et responsable du GRAME.
Dans son laboratoire situé au deuxième sous-sol du PEPS, l’équipe de Normand Teasdale observe le comportement des conducteurs grâce à un simulateur de conduite automobile. Une version mobile adaptée aux véhicules permet également de poursuivre l’investigation dans des conditions réelles de conduite.
Monté sur une plateforme, le simulateur comprend un siège, un volant ainsi que les manettes de contrôle (clignotant, essuie-glace, klaxon) et les pédales. Le sujet prend place sur le siège du conducteur et suit le scénario de conduite projeté sur un écran géant placé devant lui.
L’installation inclut aussi une série de capteurs, dont une caméra qui épie chaque mouvement du conducteur, y compris ceux de ses yeux. Garde-t-il un œil sur l’odomètre? Est-ce qu’il regarde fréquemment dans les rétroviseurs? Prend-il soin de vérifier les angles morts avant de changer de voie? L’expertise de l’ingénieur Denis Laurendeau, du Département de génie électrique et de génie informatique, a été mise à profit pour concevoir le simulateur ainsi que sa version mobile, à laquelle s’ajoute un système de localisation GPS.
Outre ce contact visuel constant avec le chauffeur-cobaye, le simulateur permet d’enregistrer des comportements comme le respect des limites de vitesse, l’utilisation des clignotants, l’arrêt aux intersections. «La principale difficulté est de synchroniser le comportement du conducteur avec le scénario de conduite projeté à l’écran, mentionne Denis Laurendeau. C’est encore plus difficile lorsque nous sommes en conduite réelle.»
La marque du temps
Le GRAME s’intéresse depuis quelques années déjà aux divers problèmes liés au mouvement chez les personnes âgées, plus particulièrement les problèmes de locomotion et d’équilibre. C’est donc par cette voie que l’équipe en est venue à s’intéresser à la conduite automobile. Le groupe a d’abord effectué quelques projets de recherche sur les «erreurs de pédales», c’est-à-dire des gens qui appuient sur l’accélérateur alors qu’ils croient ferme avoir le pied sur le frein. «Il s’agit, en partie, d’un problème sensoriel, explique Normand Teasdale. Cela dénote une certaine détérioration des fonctions motrices et cognitives.»
Bien que cette détérioration –ajoutons-y celle de la capacité visuelle– puisse avoir de multiples causes, dont les traumatismes crâniens, elle est surtout associée au vieillissement. Les chercheurs du GRAME ont donc eu l’idée de comparer le comportement des jeunes conducteurs (21 à 31 ans) avec celui des personnes âgées (65 à 75 ans).
Les résultats sont affligeants pour le second groupe. Par exemple, la quasi-totalité des jeunes conducteurs ont vérifié l’angle mort avant de changer de voie lors d’un dépassement (une tâche complexe) et 75% l’ont fait pour éviter un obstacle (une tâche simple). Chez les plus âgés, moins d’une personne sur deux effectue cette vérification pourtant essentielle à la sécurité. «L’attention des personnes âgées semble accaparée par ce qui se passe devant le véhicule», remarque Martin Lavallière, un étudiant au doctorat qui a mené plusieurs expériences au sein du GRAME.
Cette faiblesse des conducteurs âgés n’est pas la seule: leurs réflexes sont un peu moins bons que ceux des jeunes automobilistes et ils ont tendance à ne pas faire des arrêts complets aux intersections, bien qu’ils soutiennent le contraire. Incidemment, en creusant davantage, les chercheurs ont parfois trouvé des raisons particulières à ces comportements «délinquants». Denis Laurendeau donne l’exemple de personnes âgées qui n’effectuent pas un arrêt complet aux intersections parce qu’elles ont peur de se faire klaxonner.
Repousser le début de la fin
«Que cela nous plaise ou non, rappelle Normand Teasdale, le vieillissement signifie une diminution de nos capacités. Personne n’y échappe. Ce sont des phénomènes normaux qu’il faut mieux comprendre afin de bien les expliquer et de bien cerner comment ils influencent la conduite automobile.»
Outre les faiblesses mentionnées précédemment, l’âge apporte aussi un rétrécissement du champ visuel périphérique ainsi qu’une diminution de la capacité à prendre des décisions rapides. Ces deux facultés sont évidemment essentielles à une conduite sécuritaire. Si bien que les conducteurs âgés de 75 ans ou plus sont deux fois plus à risque d’avoir un accident que ceux du groupe des 25-64 ans.
De là à mettre les conducteurs âgés au ban de la conduite automobile, il n’y a qu’un pas que les chercheurs du GRAME refusent catégoriquement de franchir. «Notre rôle est de comprendre les effets du vieillissement sur les habiletés de conduite, souligne Normand Teasdale. Nous ne sommes pas là pour poser des diagnostics ou promouvoir des changements législatifs.»
L’enjeu est plus important qu’il ne le semble à première vue. Il dépasse même la question de sécurité routière et revêt une dimension sociale. Lorsqu’un automobiliste de 20 ans a un accident, personne ne lui dit qu’il ne pourra plus jamais conduire. Mais pour un conducteur de 78 ans, le même accident jette le doute et la condamnation suit parfois rapidement: il n’est plus capable de conduire son auto. Il est devenu un danger public, retirez-lui définitivement son permis! N’allons pas trop vite tout de même, tempère Normand Teasdale, car il y a un coût psychologique à cette condamnation. «Pour une personne âgée, remarque-t-il, perdre son permis de conduire est souvent considéré comme le début de la fin. Il y a une perte d’autonomie qui est mal vécue par plusieurs personnes.»
Un retrait du permis ne tient pas compte de la possibilité de réapprendre à bien conduire. Si l’incapacité est parfois réelle, elle est tout aussi souvent partielle. Le simulateur permet de décortiquer le comportement de la personne, de déceler les lacunes et de voir comment les corriger. Il ouvre ainsi la voie à une évaluation plus personnalisée de la capacité de conduire. Plutôt que de mener à un retrait définitif du permis comme s’il n’y avait plus rien à faire, une telle évaluation pourrait servir à établir un programme de réhabilitation.
D’ailleurs, le problème ne touche pas que les personnes âgées. Les chercheurs du GRAME s’intéressent aussi aux séquelles des traumatismes crâniens sur la capacité de conduire. Si, à la suite d’une commotion cérébrale, le hockeyeur Sydney Crosby a attendu près d’une année avant de revenir au jeu pour aussitôt se retirer parce qu’il en ressentait encore les effets, combien de temps faut-il pour reprendre le volant? «Il existe des tests pour mesurer les capacités, mais ces tests manquent de précision, constate Normand Teasdale. Il y a beaucoup de faux positifs et de faux négatifs.»
Ce sont donc des résultats incomplets qui peuvent se traduire par le verdict douloureux du retrait du permis. «Au contraire, notre simulateur permet une mesure objective des comportements du conducteur, laquelle pourra servir de base à une meilleure évaluation», souligne Denis Laurendeau. Cette objectivité est d’autant plus la bienvenue qu’il y a un grand écart entre ce qu’on fait et ce qu’on pense avoir fait.
Le simulateur conçu par le GRAME pourrait aussi être utile dès la formation des futurs conducteurs. «Éventuellement, confie Denis Laurendeau, nous aimerions faire un transfert de notre technologie vers les écoles de conduite et d’autres acteurs du domaine.» Le simulateur pourrait également servir lors des examens de délivrance de permis. «Il est possible de se faire filmer pendant un cours de golf, mais pas pendant un cours de conduite automobile, ajoute Normand Teasdale. Pourtant, se voir en action est souvent la meilleure façon de corriger ses défauts.»
Une compréhension plus fine de l’effet du vieillissement sur notre capacité à conduire de façon sécuritaire, et de notre tendance à nous surestimer aussi, ne pourra faire de nous que de meilleurs automobilistes, quel que soit notre âge. «Une des composantes importantes en sécurité routière est l’éducation et la sensibilisation, conclut Jean-Marie De Koninck. Si les recherches du GRAME peuvent susciter l’attention des conducteurs de manière non moralisatrice, alors nous serons tous gagnants.»
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FEMMES AU VOLANT
Marie-Andrée Gravel amorce sa thèse de maîtrise en sciences géographiques sur un sujet délicat: les différences entre hommes et femmes dans le bilan des accidents routiers avec dommages corporels. Elle comparera deux périodes, soit 1990-1992 et 2007-2009, de façon à dégager des tendances. Sous la direction de la professeure Marie-Hélène Vandersmissen, l’étudiante-chercheuse décortiquera les statistiques fournies par le ministère des Transports du Québec. Pour les circonstances des accidents, il s’agit essentiellement de rapports de police. Les données relatives aux demandes d’indemnisation de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) permettront d’évaluer la gravité des blessures.
Au moment de l’entrevue avec Contact, en novembre, Marie-Andrée Gravel avait terminé une revue de littérature. Pour l’essentiel, il s’agit d’études étatsuniennes qui peuvent donner quelques pistes pour le Québec et servir de points de comparaison. Toutefois, des études distinguant hommes et femmes ont aussi été réalisées chez les Québécois de 16 à 24 ans pour 2008-2009. L’ensemble donne déjà un bon portrait de la situation.
De façon générale, l’écart entre les femmes et les hommes se rétrécit, ces derniers étant toujours davantage impliqués dans des accidents ayant causé des blessures ou de la mortalité. «En chiffres absolus, précise Marie-Andrée Gravel, le nombre d’accidents reste stable chez les hommes et augmente chez les femmes.»
En 2008-2009, au Québec, le nombre de conductrices de 16 à 24 ans impliquées dans des accidents comme conductrices a augmenté de 1,4%. Une étude américaine fait toutefois état d’une augmentation de 60% depuis 1975 pour l’ensemble des conductrices (tous les âges). «L’augmentation pourrait s’expliquer simplement par le fait que les femmes conduisent davantage et sont donc plus exposées», avance Marie-Andrée Gravel. Elle vérifiera cette hypothèse dans son travail de maîtrise. Il est donc trop tôt pour savoir si le comportement des femmes au volant change, si elles deviennent plus téméraires, par exemple.
Les statistiques étatsuniennes révèlent que les femmes, toutes catégories d’âge confondues, ont un taux d’hospitalisation plus élevé que les hommes, alors que ceux-ci affichent un taux de mortalité plus grand. Cela s’explique vraisemblablement par les caractéristiques des accidents «féminins».
Ceux-ci se produisent davantage alors que le véhicule roule à basse vitesse et de jour. La plupart du temps, plusieurs véhicules sont impliqués dans les accidents des femmes. «D’autres études, américaines toujours, poursuit la chercheuse, indiquent que les femmes en général ont souvent des pertes de contrôle dans des conditions de route difficiles. Toutefois, les femmes âgées ont presque toujours des accidents dans de bonnes conditions, le jour et sur semaine. Le soir et les fins de semaine, c’est le conjoint qui conduit.»
L’alcool et l’excès de vitesse sont plus rarement en cause que chez les hommes, lesquels prennent plus de risques que les femmes. Chez les hommes, les aspects plaisir, vitesse et prise de risque sont davantage associés à la conduite automobile que chez les femmes. D’ailleurs, les hommes ont tendance à obtenir leur permis de conduire et à utiliser un véhicule plus jeunes que les femmes.
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CONDUIRE DEVANT TÉMOINS
Debout derrière ses écrans, le doctorant en kinésiologie Martin Lavallière scrute les habitudes de conduite de Robert Miller, 87 ans, au volant du simulateur de conduite automobile du GRAME. Les capteurs et caméras qui complètent l’équipement des chercheurs permettent de mesurer plusieurs paramètres: données physiologiques (rythme cardiaque, rythme respiratoire, température de la peau, etc.) et données factuelles sur la conduite du participant (position des yeux, nombre d’infractions au code de la route, etc.).
M. Miller a-t-il toujours les bons réflexes? Accessible sur la page Web de cet article, un reportage vidéo permet d’assister à l’expérience. Voyez Conduire sous observation.
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