Renaud Philippe, au-delà des clichés
Diplômé en communication publique, le jeune photographe témoigne de la condition humaine.
Par Pascale Guéricolas
Le soleil couchant dessine des ombres géantes aux quelques ormes qui se mirent dans la rivière Saint-Charles. «C’est vraiment une belle lumière», murmure Renaud Philippe, l’œil fixé sur l’ouest. La main déjà posée sur la gibecière en toile kaki qui lui sert de sac photo, il se ravise: «Ça ferait une belle image, mais pour dire quoi au fond…». Finalement oui, l’appareil photo jaillit du sac. Un jeune cycliste traverse le dernier rayon de soleil, la roue avant fièrement dressée vers le ciel. Le photographe croque la scène en quelques clics, un sourire accroché à sa barbe blonde. Avec ce passant providentiel, le beau paysage prend brusquement toute sa signification.
Ce sens de l’image qui frappe permet à Renaud Philippe (Communication publique 2006) de tracer sa route dans le petit monde de la photo documentaire. Canadian Geographic, Maclean’s, Le Figaro, le site Internet de L’actualité: divers médias ont publié ses clichés, dont plusieurs ont remporté des prix. Le Donald W. Reynolds Journalism Institute lui a octroyé la mention d’excellence au concours Picture of the year International pour sa série sur Haïti, tandis que l’Association des journalistes indépendants du Québec l’a choisi à deux reprises comme photographe de l’année (en 2011 et 2012). Sans oublier la Fédération professionnelle des journalistes du Québec qui a choisi sa photo d’un jeune manifestant du G20, à Toronto, sautant à pieds joints sur les restes d’une voiture calcinée, comme meilleure photo de presse en 2011. Pigiste pour Le Soleil de 2006 à 2010 et pour Le Devoir depuis un an, le photographe de 28 ans, père de deux enfants, assume aussi son destin professionnel grâce à sa propre agence, Stigmat.
Naissance d’un photoreporter
La photographie, Renaud Philippe l’a découverte sur les routes, lors d’un voyage dans l’Ouest canadien au tout début de ses années universitaires. C’était sa première virée solo, celle qui lui a ouvert les yeux sur un autre mode de vie. La prise d’images devenait alors un moyen de mieux regarder l’autre, d’appréhender la réalité. Finalement, ce regard a pris le pas sur le reste. Au point de remettre en question la suite de ses études en génie mécanique, tout juste amorcées. Il obtiendra plutôt un baccalauréat en communication publique, option journalisme, un choix logique pour quiconque a envie de raconter le monde et le quotidien de ses frères humains.
Épris d’émotion, d’atmosphère et de rencontres, Renaud Philippe carbure aux relations humaines. De lui, Isabelle Clerc, professeure au Département d’information et de communication, garde le souvenir d’un étudiant très déterminé, extrêmement présent, «avec un regard bleu allumé et qui savait où il s’en allait». L’étudiant de son cours Écrire pour informer ose même lui remettre un jour, plutôt qu’un article, un ensemble de photos sur le mouvement contre la hausse des droits de scolarité, version Jean-Marc Fournier aux manettes du ministère de l’Éducation. Son écriture à lui, c’est déjà l’image.
Six ans plus tard, les étudiants défilent encore dans les rues et Renaud Philippe parcourt 12 000 km en voiture pour témoigner de ce printemps exceptionnel. Des allers-retours plusieurs fois par semaine entre Québec, où il vit avec sa famille, et Montréal, où se déroulent quotidiennement les manifestations nocturnes. Pas dans l’espoir de vendre des clichés spectaculaires aux quotidiens en quête de sensationnalisme. Non. Pour l’adrénaline, pour le plaisir de partager ce moment unique avec sa génération, pour témoigner de l’attente, de la peur et de la joie d’une jeunesse en marche, en toute liberté.
Pour l’instant, la plupart de ces clichés d’un printemps en folie reposent dans son ordinateur. Sauf une image publiée dans Le Monde diplomatique et quelques-unes dans un magazine français. Témoin privilégié du mouvement, le photographe porte un regard sans complaisance sur la récupération des événements par les faiseurs d’opinion. «On a beaucoup parlé de violence du côté des manifestants, mais j’ai surtout vu les tensions monter en réaction aux actions des policiers qui bloquaient une rue ou de quelques casseurs, souvent vers 21h45, juste avant l’heure des informations télévisées. J’ai senti un déphasage entre le traitement médiatique et les intentions des participants, avec des mots comme “violence” ou “intimidation” répétés à outrance. Alors, imaginez quand les médias nous rapportent l’actualité d’ailleurs…»
Le monde selon Renaud
Cet ailleurs, Renaud Philippe y a plongé tête baissée vers la fin de son bac. À l’âge où beaucoup hésitent entre un voyage en Italie ou un tout-compris à Cancun, le voilà sur les routes de l’Inde, à encaisser sans filtre le dénuement. De retour dans l’opulente Amérique, il ne pense plus qu’à repartir. Son poste de directeur photo à l’hebdomadaire étudiant Impact Campus lui donne alors l’occasion de séjourner dans des camps de réfugiés somaliens et soudanais au Kenya. Deux mois à vivre aux côtés de jeunes de son âge, victimes d’une situation qui les dépasse complètement, sans pouvoir améliorer leurs conditions de vie.
Quelque temps plus tard, fin 2006, il retourne en Inde, dans le quartier Kaligat de Calcutta, là même où mère Teresa pansait les plaies des oubliés de la société. Des jours à s’imprégner de l’atmosphère souvent pestilentielle de ce coin de la planète, cette année-là innondé deux fois par jour par les marées du delta tout proche qui laissent des rats noyés en se retirant.
Masochiste, le jeune photographe? Non, tout simplement solidaire. Dans le monde selon Renaud Philippe, la mondialisation ne se limite pas aux échanges de marchandises. Si le village est global, alors les voisins du Sud deviennent aussi nos voisins, et leurs problèmes sociaux nous concernent. En mettant son œil et sa lentille au service des autres terriens, le photographe espère donc faire une différence. «Je me sens une responsabilité envers les gens que je photographie, car les images peuvent aider à sensibiliser ceux d’ici, affirme-t-il. Ce que je voudrais, c’est que la personne qui regarde mes photos arrive à se mettre dans la peau de l’autre, qu’elle ait de l’empathie et de la compassion.»
D’Haïti à Attawapiskat
Une grande émotion se dégage des tranches de vie captées par Renaud Philippe. Probablement parce qu’il ne se drape pas dans une froide objectivité comme tant de ses collègues quand il porte son regard sur les gens et les situations. Ian Bussière peut en témoigner. Compagnon de route du photoreporter quelques jours après le tremblement de terre en Haïti, le journaliste au quotidien Le Soleil se souvient de cette foule affolée tendant son passeport vers les employés de l’ambassade du Canada à Port-au-Prince comme on agite un sésame. «C’était le bordel total, mais Renaud a pris le temps d’aider quelqu’un à passer le barrage des soldats pour le faire entrer dans un bâtiment complètement assiégé.»
Il faut dire que le drame haïtien a touché le photographe pigiste au cœur. Même si son premier enfant n’avait qu’un mois, même s’il ne lui restait que 250$ en poche pour vivre pendant 15 jours sur place une fois l’avion payé, même si personne ne lui avait commandé de photos, il a sauté dans un avion et joué de débrouillardise et d’audace pour ramener des clichés qui ont ensuite été publiés en Europe et au Québec.
Dans les gravats d’une capitale haïtienne jonchée de cadavres ou dans les chemins enneigés d’Attawapiskat, cette localité autochotone du Nord de l’Ontario abandonnée par le Canada, Renaud Philippe applique la même recette. Au plus près du sujet, au plus près de son histoire. Lorsque les autres photographes arpentent la réserve amérindienne dans le sillage du Conseil de bande qui leur pointe les signes criants d’insalubrité, lui laisse le hasard guider ses pas. Jusqu’à ce qu’une famille, ni plus nantie, ni moins mal lotie que les autres, l’accueille dans son quotidien pendant deux semaines. De ce séjour, voilà une scène de joueurs de cartes plongés dans leur partie ou d’une jeune fille se maquillant devant un bout de miroir. Des instantanés de vie à mille lieux de certains clichés misérabilistes sur ce même Attawapiskat, mais pourtant pas si éloignés. Le gros plan d’une femme de 36 ans, mère de six enfants, inhalant la fumée dégagée par l’oxycodone en combustion, un médicament dérivé de l’opium, rappelle que la détresse n’est jamais bien loin.
Ces photos ont remué le cœur des clients du Cercle, un bar branché de Québec, en novembre 2012. Elles côtoyaient les images d’autres photographes, eux aussi animés par une vision sociale de l’actualité internationale. C’est justement pour mieux assurer leur rôle d’allumeurs des consciences que Renaud Philippe et quatre collègues d’université ont mis Stigmat sur pied dès 2005. L’agence aujourd’hui bien en selle leur permet d’avoir une bonne visibilité sur Internet, dans les festivals de photojournalisme et dans les lieux d’exposition. «Nous vivons le retour de l’âge d’or du photojournalisme, croit-il, comme à l’époque de Cartier-Bresson. Il existe des sites de photos, on peut lancer des applications sur iPad, publier des docuweb…»
Reste que la photo internationale, surtout à portée sociale, nourrit rarement son homme. Pour vivre, Renaud Philippe conjugue donc plusieurs activités, un pied dans la photographie corporative, un pied dans la photo documentaire et sociale. Depuis sept ans par exemple, il assume tous les clichés officiels du Festival d’été de Québec. Quelque 1200 artistes plus tard, le photographe apprécie toujours cette plongée dans le monde du spectacle, un univers doté de ses propres codes. Très colorées et pleines d’ambiance, ses images partagent une caractéristique avec celles montrant des humains entourés de déchets dans le camp de réfugiés du Kenya: ils donnent l’impression d’être sur place.
Printemps érable, G20, Haïti, Inde, Kenya, Attawapiskat: le parcours de Renaud Philippe est déjà très impressionnant. Sauf que ce capteur d’images ne rêve pas de multiplier les sujets. Dans un monde médiatique toujours en quête de la prochaine crise, il veut bâtir sa carrière sur le long terme, revenir là où il a déjà voyagé, travailler ses images longtemps après les avoir prises. Un choix qui l’éloigne donc des médias dévoreurs d’instantanés, pour le pousser vers autre chose, dont il cherche encore à définir la forme. Plusieurs de ses projets touchent au traitement en profondeur de thèmes universels, comme le passage de la vie à la mort, la maladie dégénérative, le retour dans la société après la prison… Des sujets graves qui l’habitent et cohabitent avec d’autres composantes de sa vie.
Comme ce rendez-vous aux abords de la Saint-Charles, un soir de novembre, avec ses enfants et des amis, juste après la garderie…
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