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Hiver 2013

Anticosti, le laboratoire aux 200 000 cerfs

Avec la surabondance actuelle de cerfs sur Anticosti, comment éviter que le troupeau épuise peu à peu son garde-manger?

Une grande île en plein golfe Saint-Laurent, toute en épinettes et en sapins, avec abondance de cerfs qui broutent paisiblement. La nature à l’état pur!

Oui, mais la nature d’Anticosti a été profondément modifiée depuis 120 ans par ces mêmes brouteurs paisibles, qu’on veut aujourd’hui protéger contre eux-mêmes en préservant l’écosystème qui les abrite. Pour y arriver, les membres de la Chaire de recherche industrielle CRSNG-Produits forestiers Anticosti analysent, expérimentent et scrutent, aussi bien les cerfs que leur habitat, faisant de l’île un véritable laboratoire à ciel ouvert. Ils ont acquis une somme inouïe de connaissances, entre autres sur l’extraordinaire faculté d’adaptation de ce ruminant insatiable. Et ils ne sont pas au bout de leurs études.

Alors que le cerf de Virginie est arrivé sur l’île par bateau au tournant du XXe siècle, le plus gros contingent de chercheurs y a mis pied à l’aube du XXIe. Entre ces deux arrivages, des dizaines de milliers de chasseurs n’ont cessé d’y effectuer de brefs séjours dans l’espoir rarement déçu d’en rapporter un ou deux panaches.

20 cerfs par km2
La harde d’origine comptait quelque 200 cerfs. Introduits en 1896 et 1897 par Henri Menier, alors le propriétaire des lieux, ces animaux se sont si bien multipliés en l’absence de prédateurs qu’on en compterait aujourd’hui 200 000 au bas mot, selon Steeve Côté. Le professeur au Département de biologie et titulaire de la Chaire préfère toutefois parler en termes de densité: plus de 20 cerfs par kilomètre carré. Quant aux chasseurs, ils sont venus à raison de 5000 par an au cours des dernières décennies, repartant avec 8000 trophées à chaque saison de chasse, qui dure près de 4 mois. Une manne annuelle de quelque 15 M$ pour l’économie locale! L’impressionnante prolifération du cerf ne s’est cependant pas faite sans dommages collatéraux. Plantes herbacées, arbustes feuillus et jeunes pousses de sapin baumier passent tous dans la moulinette des brouteurs qui, l’hiver venu, se rabattent sur les branches basses des sapins et sur les arbres qui tombent au sol. Jusqu’à la fin des années 1970, on ne savait même pas que le cerf de Virginie pouvait survivre grâce à une diète composée principalement de sapin, remarque Steeve Côté.

Résultat: dès les années 1930, alors que la taille du troupeau se comparait déjà à ce qu’elle est aujourd’hui, certains arbustes feuillus avaient pratiquement disparu. Quant à la sapinière, auparavant reine de l’île, elle ne se régénérait plus qu’en épinettes, moins prisées par les cerf. Si bien que les superficies de sapin ont diminué de plus de moitié en un siècle, au profit de grands peuplements d’épinette blanche, presque inexistants 100 ans plus tôt. Comme les vieilles sapinières restantes tomberont peu à peu, sans relève, au cours des prochaines décennies, le pire pourrait survenir pour le cheptel: un effondrement de population, faute de sapin pour passer l’hiver.

Certes, depuis 1995, la compagnie Produits forestiers Anticosti tente de régénérer en sapin toutes les superficies qu’elle coupe sur l’île, conformément à un plan de gestion établi avec le ministère des Ressources naturelles. Mais peine perdue: tous les petits plants sont broutés aussitôt mis en terre ! À moins d’être protégés.

La Chaire entre en jeu
C’est là qu’entrent en jeu les chercheurs de l’Université. Mise sur pied en 2001, la Chaire CRSNG-Produits forestiers Anticosti a contribué à la formation d’une trentaine d’étudiants de 2e et 3e cycles jusqu’à maintenant. Sa mission est de trouver les conditions permettant à l’habitat de se régénérer tout en maintenant la densité la plus élevée possible d’animaux. Quel type de coupe forestière effectuer: par bandes, en damier, avec îlots boisés pour assurer une retraite aux cerfs? Quelle grandeur de coupe réaliser pour que les cerfs n’osent s’aventurer à découvert jusqu’au centre des superficies replantées? Quelle grosseur de semis mettre en terre?

En fin de compte, il semble que le seul moyen efficace de protéger la régénération soit d’installer des clôtures autour des plantations et, par des primes aux chasseurs, d’abaisser la densité de cerfs dans les enclos ainsi créés. Voilà justement ce que fait l’entreprise forestière après chaque coupe, avec l’aide de ses partenaires. Entre 120 et 130 km2 d’enclos, sur les 8000 km2 de l’île, ont ainsi été aménagés depuis une douzaine d’années.

Le rôle de la Chaire a été d’établir la densité optimale de cerfs permettant une régénération de l’habitat. À cette fin, les chercheurs ont fait des essais dans d’autres enclos (dits de broutement contrôlé) avec différentes densités de cervidés. Il est apparu qu’un ratio de 3 à 7 cerfs/km2 procurerait une reprise rapide de la végétation permettant d’enlever les clôtures assez tôt, mais qu’on devrait de façon plus réaliste viser de 7 à 10. En dehors des enclos, l’habitat pourrait soutenir une quinzaine de cerfs/km2.

Pour découvrir tout cela, il a fallu mesurer quantité de paramètres sur la végétation et sur les cerfs eux-mêmes, fait valoir Steeve Côté: types de sol, nutriments, réponse des plantes en milieux ouverts et milieux forestiers, déplacements des brouteurs, plantes préférées… À partir de la deuxième phase d’activité de la Chaire (2006), les recherches ont aussi porté sur la biodiversité de l’écosystème: par exemple, les impacts du broutement sur les insectes et les oiseaux chanteurs dans les anciennes coupes forestières. On a ainsi démontré qu’à faible densité de brouteurs, non seulement la végétation se régénère mieux, mais les oiseaux sont plus présents, à la fois en abondance et en diversité.

Des faits inédits
Sur l’utilisation que les cerfs font du territoire, les travaux de maîtrise et de doctorat d’Ariane Massé, pendant plusieurs années, ont révélé des faits inédits. Notamment que le domaine vital d’un cerf sur Anticosti est d’à peine 0,4 km2 l’été et 0,3 l’hiver. C’est beaucoup moins que le kilomètre carré qu’utilisent les congénères du reste du continent. «Afin de le déterminer, raconte Mme Massé, nous avons capturé 39 cerfs auxquels nous avons fixé des colliers GPS qui, durant deux étés et trois hivers, nous ont transmis leurs positions.»

Encore plus intéressant, ce suivi télémétrique a aussi permis d’identifier les zones les plus fréquentées par les herbivores et, grâce à des inventaires de végétation, de savoir précisément ce qu’ils mangent. Première surprise: non seulement les brouteurs ne craignent pas de s’aventurer en milieu ouvert, en l’absence de prédateurs, mais ils fréquentent allégrement les tourbières, une habitude qu’on ne leur connaît nulle part ailleurs. «Avant que notre chaire soit reconnue mondialement, témoigne Steeve Côté, les gens avaient peine à nous croire.»

Autre surprise, poursuit Ariane Massé, aujourd’hui biologiste au ministère des Ressources naturelles: «Nous pensions que l’été, ils choisissaient d’abord les milieux où leurs plantes préférées étaient les plus abondantes.» Or, ils sont plutôt attirés par la diversité végétale. «Autrement dit, dans un contexte de rareté grandissante de leurs herbacées préférées, les cerfs semblent avoir élargi leur niche alimentaire pour consommer toutes les espèces disponibles.» Et il y a une belle diversité d’espèces dans les bordures de tourbières. Faudra-t-il donc maintenant clôturer ces milieux humides? Pour l’instant, les chercheurs de la Chaire mesurent l’impact du broutage sur les plantes qui y croissent, la chicouté entre autres.

Épinette au menu
Si le cerf a élargi son menu d’été et adapté sa diète hivernale au sapin, il pourrait pousser l’adap­tation encore plus loin, en con­sommant de plus en plus d’épinette à mesure que le sapin se raréfiera. Pourtant plus difficile à digérer, l’épinette compte déjà pour 20% de l’alimentation du cerf en hiver.

Or, pour sa maîtrise terminée en 2006, Joëlle Taillon a établi que cette proportion pourrait doubler sans que l’animal s’en porte plus mal. «Deux hivers de suite, explique-t-elle, nous avons nourri des faons avec une diète comportant 40% d’épinette blanche, ce qui pourrait constituer l’alimentation obligatoire du troupeau dans une trentaine d’années.» Le printemps venu, ces «mal nourris» n’avaient pas perdu plus de poids que les «bien nourris» alimentés, eux, avec la diète «normale» 80% sapin et  20% épinette. Et le taux de mortalité avait été le même dans les deux camps (35%). Deux différences notables, cependant: à mesure que l’hiver avançait, les faons dominants du groupe 40% épinette avaient moins d’interactions agressives que ceux de l’autre groupe. Il s’agissait peut-être d’une façon d’économiser l’énergie, avance Mme Taillon. L’autre différence est que les «mal nourris» passaient 10% plus de temps à s’alimenter. «Comme s’ils compensaient la mauvaise qualité par la quantité.»

De là à prédire que les cerfs pourraient survivre avec une diète tout épinette quand le sapin aurait disparu, il y a un pas que Joëlle Taillon refuse de franchir. «Ils seront capables de s’ajuster à une certaine hausse, mais on ne sait pas si cela pourra dépasser 40%, dit-elle. Et puis, il n’y a pas que l’alimentation: la sapinière leur offre un meilleur couvert contre la neige, ce qui facilite leurs déplacements en hiver.»

Jusqu’où ira l’adaptation du cerf d’Anticosti? Des chercheurs de la Chaire s’activent à sonder les estomacs, les urines et les liqueurs de rumen des animaux pour voir si leur grande plasticité s’étend jusqu’à des changements physiologiques. Des réponses vont venir bientôt, assure Steeve Côté, qui se doute bien qu’on trouvera des différences par rapport aux ruminants du continent.

Un modèle pour diminuer la densité
Pour le chercheur, il y a gros à parier que des cerfs du Bas-Saint-Laurent (d’où provient le troupeau d’Anticosti) ne seraient pas capables de passer l’hiver sur l’île dans les conditions actuelles de la végétation. Tout comme ceux d’Anticosti n’auraient probablement pas survécu s’ils avaient eu des prédateurs: à cause de la longueur de l’hiver. On est ici au nord de l’aire de répartition de l’espèce, d’ailleurs absente de la région de Mingan, juste en face sur la Côte-Nord.

Avec un modèle statistique en voie d’élaboration à partir des connaissances acquises depuis 12 ans, on pourra bientôt prédire l’effet de différents scénarios de gestion (chasse, foresterie) susceptibles de diminuer les densités du cerf à long terme. Malgré tout, on craint toujours la disparition des sapinières d’Anticosti. «En tout cas, pour l’instant, elles continuent de diminuer», observe M. Côté. Il faudra voir si la régénération tiendra le coup lorsqu’on commencera à démanteler les premiers enclos à compter de l’été prochain. Les sapins plantés au début de la décennie seront-ils assez costauds pour échapper à la voracité des cerfs?

Et, à plus long terme, il faudra voir ce qu’il adviendra de l’île et de sa faune si l’exploration pétrolière qui est faite un peu partout sur le territoire se transforme en véritable exploitation d’ici quelques années. Là aussi, la Chaire s’implique, en menant des recherches sur les impacts du bruit et autres dérangements subis par les cerfs à proximité des puits d’exploration. Tout en continuant à profiter du contexte unique de ce milieu insulaire pour étudier une espèce surabondante qui, dans quelque temps, pourrait bien se retrouver dans la situation inverse.

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