Dans la tête de l’investisseur
Pour gérer de l’argent, il faut avoir une approche rationnelle. Et si, justement, nous étions bien peu à posséder un tel profil?
Par Nathalie Kinnard
REER, REEE, CELI, valeurs immobilières, lignes d’action, bons d’épargne… Il existe plusieurs produits financiers pour faire profiter notre argent si durement gagné et épargné. Afin de s’y retrouver, plusieurs consultent un conseiller financier. Mais comment quelqu’un qui ne nous connaît pas peut-il cerner nos besoins en matière de placements? En se convertissant en psychologue. Par des questions bien ciblées, il réussira à identifier notre rapport à l’argent et à établir notre profil d’investisseur. Finances et psychologie vont aujourd’hui de pair, estime Philippe Grégoire, professeur au Département de finance, assurance et immobilier. À quand le titre de psychologue financier?
Est-ce que tout le monde entretient le même type de relation avec l’argent?
Non, pas du tout. En général, les hommes prennent plus de risques que les femmes avec leurs finances. Par exemple, ils jouent plus à la bourse. Davantage qu’elles, ils associent aussi succès et argent, même si les deux sexes sont motivés par un gros chèque de paie. Et plus on avance en âge, plus c’est vrai. La jeune génération a souvent une perception plus négative de l’argent que les aînés. Les étudiants universitaires, par exemple, associent facilement billets de banque et comportements stupides comme faire la guerre.
Cela influence-t-il réellement nos décisions d’épargne et de placements?
Oui, et c’est ce que le monde de la finance réalise aujourd’hui, grâce aux travaux de psychologie. Pendant longtemps, les économistes ont pensé que toute la société partageait une vision: plus d’argent, c’est mieux; alors prenons des risques pour le faire fructifier. Rien de plus faux! Des psychologues ont introduit des notions comme l’aversion à la perte. On s’est notamment rendu compte que les gens ne prennent pas les mêmes décisions financières selon qu’ils se trouvent en situation de gains ou de pertes.
Par exemple, ma dernière étude sur le comportement des individus face à la gestion de leurs finances montre que la seule situation où les femmes prennent plus de risques que les hommes, c’est lorsqu’elles se sentent en voie d’encourir des pertes. Les femmes ont une aversion aux pertes: elles prendront plus de risques pour éviter de perdre un gros montant que pour espérer faire un profit.
Par ailleurs, le niveau de tolérance au risque est différent pour chacun. L’aversion au risque est l’unique critère qu’évaluent présentement les conseillers financiers pour établir un profil d’investisseur. Il faut aller plus loin et considérer également les émotions des gens face à l’argent. Quelqu’un peut très bien détester le risque, mais associer l’argent au succès et avoir beaucoup d’ambition monétaire.
Comment le conseiller financier peut-il tenir compte de cette dimension émotionnelle?
En caractérisant ses clients selon l’un des quatre groupes de rapport à l’argent, tel que proposé par les psychologues Luna-Arocas et Tang en 2004. L’un de ces groupes est composé par les «obnubilés», attirés par l’argent comme des aimants, qui associent argent, succès, motivation et budget. Beaucoup d’obnubilés travaillent à Wall Street. Il y a aussi les «insouciants», qui voient également l’argent comme une motivation et un gage de succès, mais qui budgètent très mal et n’ont pas la fortune désirée. Les «rationnels» sont peu émotifs face à l’argent. Ils sont passés maîtres du budget, mais n’associent par la richesse au succès et à la motivation. Enfin, les «méfiants» sont du type économe. Ils n’aiment pas les gestionnaires et mettent toutes leurs économies dans des valeurs plus sûres comme un compte en banque ou un terrain. En comprenant l’aspect psychologique de ses clients, le conseiller financier peut les amener à choisir de manière éclairée et réaliste leurs produits de placement.
Est-ce qu’il y a un comportement qui caractérise beaucoup d’investisseurs?
Le milieu de la finance utilise le profil rationnel pour développer ses modèles économiques, ses produits financiers et ses campagnes de publicité. Mais le type rationnel n’est pas représentatif de la société, selon moi. Dans ma dernière enquête, seulement le quart des répondants se qualifient de rationnels. Évidemment, ce chiffre est un peu biaisé parce que je n’ai sondé que des étudiants, qui ont souvent un profil méfiant. Il y a sans doute un peu plus de rationnels dans la société en général, mais ils ne forment pas une majorité. Sinon, comment expliquer que plusieurs achètent une maison sans être capables d’en payer l’hypothèque? Et pourquoi voit-on tant d’achats à la bourse avant un crash annoncé? Ces comportements tiennent plus des types obnubilé et insouciant…
Y a-t-il beaucoup d’investisseurs parmi les Québécois?
Par définition, toute personne qui travaille au Québec est un investisseur, à cause de la Caisse de dépôt et placement qui gère et fait fructifier le Régime des rentes du Québec auquel nous cotisons tous. Il y a aussi tous ceux qui font des placements, évidemment. Et, on l’oublie souvent, tout individu qui suit une formation postsecondaire, de type collégial ou universitaire, est qualifié d’investisseur. D’ailleurs, mettre temps et argent dans une formation professionnelle est l’un des meilleurs investissements qui soit!
Nous sommes tous des investisseurs, mais à des degrés différents. La plupart le font pour conserver leur niveau de vie lors de la retraite ou pour augmenter leur pouvoir d’achat. D’autres le font pour devenir riches et prennent ainsi plus de risques.
Parlant de risques, est-ce que tout investissement en implique?
Le risque zéro n’existe pas en finances. Il y a cependant des investissements peu risqués, comme un REER sans fonds mutuels ou encore un placement dans l’immobilier. L’achat d’une maison représente sans doute le plus gros investissement d’une vie pour le commun des mortels, notamment parce que le terrain ne perd pas de valeur.
Les valeurs mobilières, comme les actions, représentent un certain risque, surtout depuis l’an 2000, avec le marché financier instable. Même les obligations d’épargne ne sont plus 100% sécuritaires, car les gouvernements croulent sous les dettes, pensons à l’Europe. En fait, plus il y a de travail de la part de l’investisseur, plus ce dernier est en contrôle, et moins il y a de risques. Ainsi, acheter un immeuble à appartements, le rénover et l’entretenir assure un rendement qui augmentera presque toujours à long terme. Mais jouer à la Bourse, sur laquelle nous n’avons aucun contrôle, est toujours un investissement risqué.
Comme tout investissement comporte une part de risque, pouvons-nous dire que nous sommes tous des spéculateurs?
Dès qu’on prend un risque pour produire un rendement, on devient spéculateur. Encore là, à différents niveaux. Par exemple, les gens qui ont acheté comptant des condos ou des maisons après le crash immobilier aux États-Unis, autour de 2006, ont pris une décision de placement risquée, motivée par l’espoir d’une reprise économique et d’un rendement important. Ceux qui optent pour des REER à capital garanti sont évidemment moins spéculateurs.
Comment voyez-vous le partenariat entre psychologie et finance?
La psychologie amène une nouvelle dimension au monde de la finance pour aider les conseillers financiers à mieux guider leurs clients. Elle introduit des zones grises difficiles à représenter par les modèles financiers qui sont noirs ou blancs. Par exemple, les comportements des investisseurs en situation de gain. En étudiant diverses situations de placement, la psychologie nous apprend que certains ont tendance à liquider leurs avoirs trop rapidement quand ceux-ci profitent, alors qu’ils les gardent trop longtemps si le rendement est négatif.
Par ailleurs, des études psychologiques sur les joueurs compulsifs, comme celle que je réalise en ce moment avec des collègues de l’École de psychologie, permettront de mieux caractériser les individus enclins à perdre le contrôle en situation de gains et de risques. Ces exemples illustrent le rapprochement continuel entre la psychologie et la finance. Qui sait, dans 20 ans, ces deux disciplines formeront peut-être une seule et même science.
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