Mon docteur et moi, une relation en mutation
Depuis 300 ans, la façon d’exercer la médecine ne cesse de se transformer, tout comme le rapport entre médecins et patients.
Par Jean Hamann
Il y a 50 ans, une personne qui s’éveillait au milieu de la nuit en proie à de vives douleurs à l’abdomen pouvait appeler son médecin et espérer le voir accourir à son chevet. Aujourd’hui, si ce même malade veut être traité par son médecin de famille, il doit prendre son mal en patience jusqu’au matin, contacter la réception de son groupe de médecine familiale à l’ouverture des bureaux où, avec un peu de chance, on lui fixera un rendez-vous deux mois plus tard. Le moment venu, la consultation durera au mieux une dizaine de minutes. Net, fret, sec.
Que s’est-il donc passé dans ce demi-siècle pour que la médecine change à ce point? Pour que le médecin de famille, bienveillant mais autoritaire, cède le pas à un professionnel de la santé plus érudit, mais distant et inaccessible? Le problème n’a pas échappé aux chercheurs de la Faculté de médecine. La réflexion en cours, qui promet de donner un rôle plus grand au patient dans la prévention et le traitement des maladies, renouvellera-t-elle les rapports que nous entretenons avec notre médecin de famille?
Naissance de la médecine au Québec
Difficile de croire qu’à une autre époque les docteurs cherchaient désespérément des clients. Pourtant, aux XVIIIe et XIXe siècles, les médecins québécois ont dû faire des pieds et des mains pour accaparer leur part du marché de la maladie, laisse entendre Jacques Bernier, professeur au Département des sciences historiques et auteur de La Médecine au Québec. Naissance et évolution d’une profession. «Après la Conquête, la profession médicale était en concurrence avec les sages-femmes, homéopathes, vendeurs d’herbes et de racines, pharmaciens, ramancheurs et dentistes. Les citoyens pensaient que les médecins n’étaient pas les seuls détenteurs de la faculté de guérir et ils les consultaient en dernière instance, les habiletés des uns étant jugées complémentaires à celles des autres.»
Au début du XIXe siècle, la clientèle est si difficile à gagner que les revenus des médecins sont souvent insuffisants pour leur assurer une aisance financière. Les médecins sentent alors le besoin de se regrouper pour changer l’ordre des choses, ce qui conduit à la création, en 1847, du Collège des médecins et des chirurgiens de la province de Québec, premier organisme du genre en Amérique du Nord. L’État délègue au Collège les pouvoirs de régir la formation, l’accès à la profession et l’encadrement de la pratique. «C’est à la suite des gains obtenus à cette époque que la médecine est devenue la reine des professions au XXe siècle et le modèle à partir duquel les autres se sont développées», note l’historien.
Le virage de l’assurance maladie
Durant le siècle qui suit, les médecins triment dur pour constituer leur clientèle. Et tous ne roulent pas sur l’or, rappelle Bernard Fortin, professeur au Département d’économie: «Mon grand-père a pratiqué la médecine toute sa vie à Lévis et il est mort criblé de dettes. Il acceptait de soigner tout le monde, même ceux qui ne pouvaient payer. L’entrée en vigueur du régime d’assurance maladie du Québec en 1970 a transformé l’altruisme de médecins comme lui en charge fiscale assumée par l’ensemble des contribuables.»
Ce nouveau cadre de rémunération ne tarde pas à se répercuter sur la pratique: les revenus des médecins augmentent et leurs heures de travail diminuent, observe le spécialiste de l’économie du travail. La tendance se poursuit de nos jours. Entre 2007 et 2011, le nombre d’omnipraticiens est passé de 7878 à 8356, une hausse de 6%. Pendant ce temps, le nombre total d’actes médicaux diminuait de 7% alors que le revenu brut moyen passait de 170 000 $ à 210 000 $, une augmentation de 35%.
La relative rareté des médecins n’est pas étrangère au pouvoir de négociation des regroupements médicaux et aux longs délais de consultation. Le Québec compte 2,3 médecins par 1000 habitants, deux fois moins que dans de nombreux pays européens. En France, où on dénombre 3,3 médecins par 1000 habitants, le salaire moyen d’un omnipraticien est deux fois moins élevé qu’ici.
Une pratique sous influence
L’instauration de l’assurance maladie a eu d’autres effets tangibles sur le marché des soins, observe Bernard Fortin. «L’accès universel et gratuit a enlevé la barrière qui limitait la demande, dit-il. Tout ce qu’un patient doit investir est son temps. Par ailleurs, le mode de facturation du régime incite les médecins à multiplier les actes et à réduire la durée de chaque consultation.»
Une étude que l’économiste a menée avec ses collègues Étienne Dumont, Bruce Shearer et Nicolas Jacquemet montre bien comment le mode de rémunération influence la pratique professionnelle. À partir de septembre 1999, les médecins spécialistes pouvaient être payés à l’acte ou adhérer à un mode mixte reposant sur un montant forfaitaire par jour de travail auquel s’ajoutent des honoraires pour les actes dispensés. Les analyses des chercheurs montrent que, depuis, les médecins qui ont adhéré à la rémunération mixte diminuent leur volume d’actes médicaux facturables de 6% et le nombre d’heures travaillées de 3%, tout en augmentant leurs revenus de 8%. Pour y arriver, ils sabrent dans les heures consacrées aux activités qui ne sont reconnues dans aucun des deux modes de rémunération, notamment la recherche.
«Les médecins ne sont pas insensibles aux incitatifs financiers, constate Bernard Fortin. Je ne dis pas que le revenu est leur seule motivation et que la santé de leurs patients ne les intéresse pas, mais leur rémunération influence leurs comportements professionnels. Comme tout le monde, finalement.»
Des remises en question
La nostalgie de l’époque du bon médecin de famille ne doit pas faire oublier les travers de la médecine pratiquée alors, une médecine paternaliste, peu portée sur la remise en question, dont le patient était le bénéficiaire passif.
Michel Labrecque, qui a étudié en médecine familiale à la fin des années 1970, peut en témoigner: «Les spécialistes qui nous formaient nous montraient à faire un accouchement en quatre étapes. D’abord, tu gèles les parties génitales externes de la patiente, une procédure qu’on appelait un bloc honteux, tu pratiques une incision entre la vulve et l’anus –une épisiotomie– pour éviter les déchirures, tu places les forceps et si le bébé ne vient pas assez vite, tu le sors. En bon élève, c’est ce que je faisais quand j’ai commencé à pratiquer. Par la suite, je suis devenu plus critique par rapport aux façons de faire.»
Au cours des 20 dernières années, ce professeur à la Faculté de médecine a milité en faveur de la pratique médicale fondée sur les données probantes: «Ce que cette approche préconise est “Ne soyons pas des techniciens qui répètent aveuglément les mêmes gestes sans se questionner”. Il faut adapter la pratique médicale aux nouvelles connaissances.»
Les patients l’ignorent trop souvent, mais la médecine est une science imparfaite en perpétuel changement. Les exemples qui l’illustrent ne manquent pas. «Il y a 40 ans, rappelle le professeur, on traitait les ulcères par chirurgie et avec une diète lactée. On sait maintenant qu’ils sont causés par une bactérie et on prescrit des antibiotiques aux malades. Autre exemple, il y a deux fois moins d’épisiotomies que dans les années 1980 parce que des recherches, dont les nôtres, ont révélé que cette procédure augmente les risques de déchirures graves plutôt que de les prévenir.»
Une nouvelle approche
Bref, ajuster sa pratique aux données probantes promettait une médecine plus alerte, limitant les actes inutiles, pour le plus grand bien des patients. Il y a une dizaine d’années, ceux qui adhéraient à cette approche ont toutefois constaté qu’une inconnue manquait dans l’équation. «Les données probantes ne sont pas appliquées dans le vide, mais sur des personnes, dit Michel Labrecque. Chacune d’elles a son histoire personnelle, ses valeurs et ses attentes, dont il faut tenir compte. C’est ce qui a conduit à la médecine centrée sur le patient et à la prise de décision partagée.» En théorie, cette approche est comme la tarte aux pommes.
Qui peut s’opposer au fait qu’un médecin et son patient discutent et prennent ensemble une décision en tenant compte des données scientifiques et des préférences de celui qui met sa santé dans la balance? «Les enquêtes réalisées auprès des médecins montrent qu’ils sont ouverts à l’idée et la plupart disent qu’ils la mettent déjà en pratique», explique France Légaré, professeure à la Faculté de médecine. Mais dans les faits, ils cernent mal le concept et tardent à embrasser cette nouvelle approche, a constaté son équipe de la Chaire de recherche du Canada en implantation de la prise de décision partagée dans les soins primaires.
Pour expliquer leurs réticences, les médecins invoquent principalement le manque de temps et la conviction que les patients ne comprendront pas les informations qui leur seront communiquées. Des objections qu’écarte la titulaire de la Chaire. «Certaines études indiquent que les consultations peuvent durer une minute ou deux de plus, mais un outil d’aide à la décision remis au patient avant la visite peut accélérer la rencontre. Par ailleurs, il est possible d’adapter l’intervention pour rejoindre les personnes moins scolarisées. Lorsqu’on le fait, même les patients qui ne voulaient pas participer à la décision disent apprécier l’expérience.»
Le médecin détient un savoir qui peut aider ses patients à y voir clair, mais ceux-ci possèdent des informations personnelles tout aussi importantes, souligne la chercheuse: «La rencontre de ces deux expertises permet d’arriver à une meilleure solution. Le rôle traditionnel du médecin, qui était celui d’un courtier en connaissances, devient celui d’un courtier en décisions.»
Être ou ne pas être patient
Les patients ont leur bout de chemin à faire avant que s’incarne cette vision plus égalitaire du lien médecin-patient. Une étude à laquelle France Légaré a participé révèle qu’à peine 14% des personnes oseraient dire ouvertement à leur médecin qu’elles ne partagent pas son point de vue sur une question relevant d’une préférence entre trois traitements d’égale valeur. La raison ? Elles estiment qu’il est socialement inacceptable d’exprimer un avis contraire à celui de son médecin et que rien de bon ne peut en résulter. «Cette attitude n’est pas seulement un obstacle à la prise de décision partagée. Elle est le reflet d’un modèle –la prise de décision par l’expert– que la prise de décision partagée cherche à remplacer», soutient-elle.
L’inégalité viscérale des rapports entre un médecin et ses patients se résume dans un problème qu’a étudié Yves Longtin. Cet infectiologue, qui a étudié et enseigné à l’Université Laval, a posé une question toute simple à des patients: oseriez-vous demander à un médecin qui s’apprête à changer votre pansement s’il s’est bien lavé les mains? Presque 60% des personnes interrogées répondent non. Ce pourcentage grimpe à 96% dans le groupe le plus vulnérable, les personnes hospitalisées, malgré les statistiques accablantes sur les infections contractées en milieu hospitalier. La possibilité de choquer le médecin, qui détient la connaissance et le pouvoir sur leur bien le plus précieux –leur santé– suffit à lier les langues.
Yves Longtin croit que les hôpitaux devraient encourager les patients à poser ce genre de questions au personnel soignant, même si elles risquent de blesser l’orgueil de certains. «L’objectif des hôpitaux est de fournir des soins de qualité aux patients, pas de protéger les égos. L’hygiène des mains n’est pas une option, c’est une manifestation de compétence, de professionnalisme et de respect. Il est grand temps de s’attaquer au mythe selon lequel l’implication des patients sape la relation patient-médecin.»
Il faut se faire une raison, l’époque du bon médecin de famille est révolue. Toutefois, les facultés de médecine ont compris qu’une des grandes lacunes de la profession est la déshumanisation des soins de santé et elles ont modifié leur programme pour faire une part plus belle à la relation patient-médecin. Est-ce le début d’une médecine nouvelle? «On prépare mieux les futurs médecins, les patients sont mieux informés et ils veulent participer davantage aux prises de décision, constate Michel Labrecque. Le système idéal, on ne l’a pas encore trouvé, mais je crois que les choses sont appelées à changer pour le mieux au cours des prochaines années.»
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Publié le 10 octobre 2017 | Par Carel
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