Le magazine Contact

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Le magazine Contact

Hiver 2015

Antoine Tanguay, un éditeur qui a du flair

Depuis 10 ans, le fondateur des éditions Alto repère, choisit et accompagne chacun de ses auteurs.

Photo Marc Robitaille

Au moment de l’entrevue qu’il accordait à Contact en novembre, Antoine Tanguay (Français 1997; Pédagogie pour enseignement au collégial 1998) venait juste d’apprendre la bonne nouvelle: le prix littéraire le plus prestigieux du Canada anglais –le Giller, assorti d’une bourse de 100 000$– était remis de façon inattendue à l’écrivain montréalais Sean Michaels pour son roman Us Conductors. Un autre livre primé qui figurerait bientôt au catalogue des éditions Alto… démontrant une fois de plus que le fondateur de la maison a du flair.

Car Alto, créée en 2005, avait acquis les droits du roman en français bien avant le dévoilement du prix. Déjà en cours de traduction par une auteure liée à la maison –Catherine Leroux–, l’œuvre sortira début 2016. Entre-temps, Alto aura publié la version française du prix Booker 2013, The Luminaries d’Eleanor Catton, dont les droits ont également été acquis avant que la lauréate soit connue. Ces fleurons viendront s’ajouter, entre autres, aux quatre Prix des libraires du Québec et aux trois Prix France-Québec obtenus jusqu’à maintenant par des auteurs d’Alto, sans compter les nombreuses nominations au Prix du Gouverneur général et au Prix littéraire des collégiens.

«Honnêtement, glisse Antoine Tanguay, je dois dire que c’est ex­ceptionnel pour une maison d’édition de 10 ans. Je ne connais pas d’autre boîte qui a grimpé les échelons aussi vite.» Et cela, avec une très petite équipe (deux employées), en misant autant sur des auteurs québécois –certains maintenant publiés en plusieurs langues– que sur des traductions de romanciers canadiens ou étrangers, jusque-là ignorés au Québec.

Une riche figure du milieu culturel
Une maison à part, les éditions Alto? «Surtout une maison qui a su trouver son créneau», estime René Audet, professeur au Département des littératures et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises. Et Antoine Tanguay, un éditeur pas comme les autres? «Je le pense, répond M. Audet. À la fois par son œuvre –il sait aller chercher des textes qui ont un souffle narratif très fort– et par la façon dont il mène sa barque. C’est un homme extrêmement dynamique, très engagé dans la cause du livre et de la littérature, une riche figure du milieu culturel québécois.»

En tout cas, on ne s’ennuie pas en entrevue avec Antoine Tanguay. Les paroles du diplômé déboulent pendant deux heures, tout comme les projets de son entreprise depuis une décennie et ses implications autour du livre et de la culture depuis l’adolescence. «J’ai toujours eu la tête dans les bouquins, raconte-t-il, et j’ai toujours eu la volonté de partager mon goût de la lecture.» Ce n’est pas pour rien qu’il a fait un certificat en enseignement collégial à l’Université Laval après y avoir complété son baccalauréat en littérature française, en 1997. Il s’est ensuite inscrit à la maîtrise, mais l’urgence d’embrasser 1000 projets et d’exercer 36 métiers l’aura finalement détourné de ce diplôme.

Animateur d’un magazine littéraire durant cinq ans à CKRL, pigiste à Ici (l’hebdo concurrent de Voir, à l’époque), chroniqueur à Sexe et confidences (TQS), libraire chez Pantoute, journaliste puis secrétaire de rédaction au magazine Le libraire –devenu Les libraires–, critique littéraire au Soleil, photographe à Photo Sélection, graphiste… Bref, pendant une dizaine d’années, il a exploré l’univers du livre pratiquement de la première à la dernière page. Ne lui manquait plus qu’une vision de l’intérieur du monde de l’édition.

Aussi, lorsqu’un auteur lui suggère de fonder sa propre maison d’édition, la réponse n’est pas longue à venir. Après 24 heures d’hésitation («Il y avait déjà pas mal d’éditeurs au Québec.»), la décision est prise: «J’allais appliquer la théorie des craques du plancher.» C’est-à-dire aller là où les autres éditeurs ne vont pas, avec des livres éclatés ou très humoristiques, qui prospectent des zones d’ombre ou emportent le lecteur ailleurs par des récits manière anglo-saxonne (story telling).

Un gros fromage en son bec
Pour apprendre comment se fabrique un livre, le nouvel éditeur s’associe d’abord à la maison Nota bene, dont Alto (rendre haut, élever, en latin) devient une division. Cela se passe en février 2005. Un an plus tard, l’oisillon saute du nid. Et déjà avec un gros fromage en son bec: Nikolski, ce premier roman de Nicolas Dickner –rencontré lors du baccalauréat en littérature– qui connaîtra un succès à en décrocher la mâchoire. «Après un premier tirage de 900 exemplaires, nous avons réimprimé pratiquement aux 2 semaines», se rappelle Antoine Tanguay. Jusqu’à 80 000 exemplaires, avec des traductions en 10 langues et des ventes dans une dizaine de pays (dont la Macédoine et l’Éthiopie). Sans compter cinq prix littéraires et deux nominations. «N’eût été de Nikolski, je ne serais probablement pas ici aujourd’hui», avoue l’éditeur.

Coup de chance? Question de pif? Certainement un peu des deux, mais aussi beaucoup de travail. «Antoine Tanguay est le genre d’éditeur qui accompagne ses auteurs, explique René Audet. Il s’assoit avec eux, en fait des complices dans un travail d’édition en profondeur qui mène à une deuxième écriture.» Le principal intéressé confirme: «Je suis très intrusif. Je veux m’investir dans le texte en essayant de voir avec l’auteur où il veut amener son lecteur, un peaufinage qui peut durer deux ans.»

Sauf pour les traductions, où il n’est pas question de toucher au texte. L’éditeur fait alors confiance à celui qui a déjà fait le travail sur la version originale. S’il achète les droits, c’est que l’ouvrage lui plaît, au départ, et s’inscrit bien dans le créneau Alto. Souvent, il s’agit d’auteurs bien connus chez eux, mais qui sont passés sous le radar au Québec: un Patrick deWitt, par exemple, finaliste au Man Booker Prize 2011 avec The Sisters Brothers qui, devenu Les frères Sisters chez Alto, a remporté le Prix des libraires du Québec, en 2013. «C’était la première fois que cette récompense était attribuée à un auteur étranger publié par un éditeur d’ici», note fièrement Antoine Tanguay.

Une bonne partie des droits que vend et acquiert Alto s’échangent à la Foire du livre de Francfort, en Allemagne. Depuis 10 ans, le fondateur de la maison ne manque jamais ce rendez-vous annuel, le plus important événement mondial dans le domaine du livre. Il y représente très bien ses auteurs tout en négociant habilement des droits, selon René Audet, et il y repère avec perspicacité les œuvres qui entrent dans l’esprit Alto.

Le livre objet
Au Québec, tous les salons du livre figurent à son agenda. «Je vais sur le plancher pour y rencontrer des lecteurs, dit-il. Et je vends plus dans tous les salons combinés qu’une dizaine de librairies indépendantes.» Il y vend ses auteurs, bien sûr, mais aussi l’objet livre, auquel il accorde une grande importance: toujours une présentation soignée et souvent des petits suppléments, comme des couvertures cartonnées, des pages qu’on dirait tranchées à la main… «Un objet dont les gens se souviennent et qui devient sa propre publicité.»

Mais le contenu reste primordial. Aussi, pour faire circuler la littérature, l’éditeur ne craint pas d’utiliser un autre support que le papier. À deux exceptions près, la soixantaine de livres publiés chez Alto sont disponibles en version numérique (5 à 10 % des ventes). Certaines expériences sont aussi parfois tentées. Comme ces clés USB contenant plusieurs romans, offertes en librairie en 2012. Ou comme la mise en ligne gratuite de Révolutions, écrit à quatre mains (Nicolas Dickner, Dominique Fortier) et offert sur papier en tirage limité. Sans parler de la revue Web Aparté, qui nous amène dans les coulisses de la création des œuvres par leurs auteurs.

Antoine Tanguay s’est impliqué, au sein de plusieurs organisations, dans diverses «batailles» du monde littéraire au Québec, notamment pour la survie des librairies et de toute la chaîne du livre. Mais son combat ultime, c’est celui de la littérature dans un monde qui lit de moins en moins.

«On n’accorde plus beaucoup de valeur à la lecture, déplore-t-il. Pourtant, cette activité apporte tellement. Un enfant qui lit a plus de facilité dans toutes ses matières. La lecture stimule la curiosité. On apprend énormément dans un livre, même dans un roman. Les temps sont durs pour la lecture, mais la littérature, elle, ne ramollit pas.»

Pour la première fois de l’entrevue, l’interlocuteur de Contact fait une pause. «Je vais avoir 40 ans l’été prochain et, parfois, je me demande ce que je vais faire d’ici mes 50 ans… Chose certaine, je veux continuer de partager ce que j’aime et d’être en amour avec ce que je fais.» L’envie d’écrire à son tour? «Oui. D’ailleurs, j’ai un roman en gestation… mais seulement dans ma tête. Si tout va bien, je vais me lever un matin et me mettre au clavier.» Un roman qui ressemblera à ceux d’Alto, certainement, mais qu’il n’a pas l’intention de publier. À moins que ce ne soit sous un pseudonyme.

Et quoi d’autre? Perdre quelques kilos, peut-être s’associer avec une autre maison d’édition «pour garder le potentiel créatif d’une petite boîte tout en me donnant les moyens d’une grosse», puis…

Puis, après 15 ans de vie conjugale et 7 années de bonheur avec la fillette issue de cette union, se marier (le 29 août prochain), partir en voyage de noces à 3 à l’autre bout du monde et en rapporter… quelques livres rares pour ajouter à la collection familiale.

***
D’autres diplômés autour du livre
Par Mélanie Darveau

Outre les nombreux auteurs qui remplissent la section «À pleines pages» de Contact, plusieurs diplômés gravitent autour du livre. Qu’ils soient éditeurs, traducteurs, graphistes ou réviseurs, ces travailleurs de l’ombre mettent leur talent et leur expertise en commun pour produire cet objet qui nous transporte. La plupart d’entre eux sont si passionnés qu’ils ne peuvent s’empêcher d’en explorer plusieurs facettes.

Ainsi, Denis Vaugeois et Gilles Pellerin sont tous deux éditeurs… entre autres! Féru de lecture, Denis Vaugeois (Histoire 1967) a fondé les maisons d’édition du Boréal (1963) et Septentrion (1988), participant à la publication de plus d’un millier de titres. Comme ministre des Affaires culturelles, à la fin des années 70, il a mis en œuvre le plan de développement des bibliothèques publiques et la «loi du livre», qui donnera naissance à la chaîne du livre et favorisera la vigueur des librairies. M. Vaugeois a récemment remporté le prix Georges-Émile-Lapalme du gouvernement du Québec pour sa contribution exceptionnelle au rayonnement de la langue française. Gilles Pellerin (Français 1976 et 1983), quant à lui, a été auteur, gérant de librairie ainsi que critique pour différents médias. Il participe, en 1986, à la création des éditions L’instant même, dont il devient président et directeur littéraire. En 2010, il fonde le festival Québec en toutes lettres.

Jean-Marc Gagnon (Science politique 1970) embrasse lui aussi le métier d’éditeur. Ancien rédacteur en chef de Québec Science, il s’allie à Lise Morin (Sociologie 1981) en 1988 pour fonder MultiMondes, maison d’édition consacrée à la vulgarisation scientifique, dont il de-vient directeur éditorial. MultiMondes a été achetée au printemps 2014 par Distribution HMH, qui représente plusieurs maisons d’édition d’Amérique du Nord et d’Europe.

Certains diplômés se consacrent plutôt à nous faire découvrir des petits bijoux rédigés en d’autres langues. Ainsi Lori Saint-Martin (Français 1988) et Paul Gagné (Français 1983 et 1986) forment un duo de traducteurs depuis plus de 20 ans. Ensemble, ils ont traduit plus de 70 livres publiés partout dans la francophonie. Leur travail a été maintes fois récompensé, notamment pour la traduction de romans de Margaret Atwood et d’Ann-Marie MacDonald. Traductrice et auteure, Dominique Fortier (Français 1994 ; Pédagogie pour enseignement au secondaire 1995) a aussi exercé les métiers de réviseuse et d’éditrice. Elle a traduit une vingtaine de romans d’auteurs canadiens et étrangers, dont Mordecai Richler. En 2012, sa traduction d’Une maison dans les nuages de Margaret Laurence, publiée chez Alto, a été finaliste du prix littéraire du Gouverneur général, volet traduction de l’anglais au français.

Directrice littéraire pour la revue de littérature et de science-fiction Solaris, traductrice et auteure, Elisabeth Vonarburg (Français 1988) a remporté plusieurs prix, autant pour ses romans que pour ses traductions. Reconnue pour sa grande implication dans le milieu québécois de la science-fiction, elle anime des ateliers d’écriture sur le sujet et présente des chroniques dans les médias. Elle a même organisé Boréal, le premier congrès québécois dédié à la science-fiction, au fantastique et aux littératures de l’imaginaire, en 1979.

D’autres encore s’emploient à donner aux livres cette facture visuelle qui accroche le regard dès notre entrée dans une librairie. Hugues Skene (Communication 1999), graphiste et directeur de KX3 Communication, s’occupe de l’infographie de différentes publications, tel le magazine Les libraires. Il travaille aussi à la présentation visuelle et à la conception graphique de différents ouvrages (intérieur et couverture) publiés chez des éditeurs comme Septentrion et Alto. Pour sa part, Sarah Scott (Consommation 2002) est responsable de la création graphique aux Éditions Marchand de feuilles, mettant ainsi sa griffe sur les couvertures des romans publiés à cette enseigne. Également photographe, elle croque le portrait des auteurs de cette maison d’édition.

Ève Breton-Roy (Arts visuels 2004), quant à elle, exerce le métier de relieuse. De son atelier, Terrain vague – également maison d’édition de livres d’artistes –, elle fabrique agendas, calepins, cahiers à dessins et cahiers d’écriture prêts à accueillir les pensées de leur propriétaire… ou leur ébauche de romans.

Dernier maillon de la création d’une œuvre littéraire, le réviseur linguistique assure la qualité de la langue tout en conservant la saveur propre au style de l’auteur. C’est le travailleur de l’ombre par excellence, et son nom apparaît rarement dans les ouvrages publiés, mentionne Anne Fonteneau (Français 2001), chargée d’enseignement au Département de langues, linguistique et traduction, pratiquant elle-même ce métier.

Et encore…
Voici d’autres diplômés qui travaillent dans le monde du livre:
. Serge Lambert (Histoire 1982, 1985 et 1990), président-directeur général des Éditions GID
. Marie Taillon (Anthropologie 1976 et 1983), cofondatrice et directrice générale de L’Instant même
. Guy Champagne (Français 1973 et 1981), fondateur de Nuit blanche éditeur, devenu les Éditions Nota bene
. Denis Hunter (Français 1977 et 1981), fondateur de la maison d’édition Presses de Bras-d’Apic
. Frédéric Raymond (Microbiologie 2002; Microbiologie-immunologie 2004; Physiologie-endocrinologie 2011), cofondateur et éditeur de La maison des viscères
. Caroline Vézina (Administration des affaires 2003; Agronomie 2003; Langue française et rédaction professionnelle 2008), réviseure linguistique à La maison des viscères

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  1. Publié le 17 février 2015 | Par Guy Champagne

    Il faudrait peut-être ajouter que Guy Champagne (Français 1973 et 1981), coordonnateur du CRELIQ puis du CRILCQ de 1982 à 2007, a fondé les éditions Nuit blanche éditeur, devenues en 1998 les Éditions Nota bene. Cette maison spécialisée en études littéraires et sciences humaines et sociales publie depuis sa création de très nombreux professeurs et étudiants diplômés de l'Université Laval issus de plusieurs départements (littératures, langues et linguistique, communication, philosophie, sociologie, etc.). Deux Prix du Gouverneur général du Canada ont été décernés à des auteurs de cette maison, en 1996 et en 2011.
  2. Publié le 14 février 2015 | Par Louis-Jacques Dorais

    Parmi les diplômés dans le domaine de l'édition, il faudrait mentionner Marie Taillon, cofondatrice et directrice générale de l'Instant même et détentrice d'une maîtrise en anthropologie (1983).

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