Un entrepreneur triple crème
À son île, Christian Vinet a fait le cadeau d’une entreprise prospère qui commercialise des fromages fins.
Par Annie Boutet
Le traversier accoste à peine et, déjà, on devine un univers singulier. Le paysage exerce son charme sans limite. Christian Vinet (Économie et gestion agro-alimentaire 1996) est là, sur le quai, un sourire aux lèvres. Toute son attitude traduit le bonheur qu’il a de vivre dans son milieu d’adoption.
Ce natif de Québec est particulièrement attaché à L’Isle-aux-Grues. Enfant, il y coulait des jours heureux dans la résidence d’été de ses parents. À l’adolescence, il a eu la piqûre de l’agriculture en travaillant quelques étés pour des producteurs laitiers de l’endroit. Un déclic qui l’a mené à des études en agroéconomie à l’Université Laval. Son objectif d’alors: œuvrer pour un syndicat de gestion. Or, un cours donné par le professeur Jean-Claude Dufour lui a fait revoir ce projet.
«À la fin du bac, il fallait réaliser une étude de cas, raconte-t-il. J’ai choisi la Fromagerie île-aux-Grues, qui existait depuis 20 ans. Parmi mes recommandations, je conseillais de produire des fromages affinés pour diversifier l’offre de cheddar frais ou vieilli.» Une avancée audacieuse pour la petite coop fondée par les producteurs laitiers de l’île qui, à l’époque, voulaient éviter que le lait voyage jusqu’à Montmagny, une solution non viable.
Ce que le jeune diplômé n’avait pas prévu, c’est que le conseil d’administration de la Société coopérative de l’Île-aux-Grues, qui possède la fromagerie, allait lui offrir de mettre en œuvre ses recommandations. «Je savais que je n’aurais pas deux chances de travailler sur l’île. J’ai risqué le tout pour le tout!»
Christian Vinet fait ses premiers pas à la fromagerie comme directeur des ventes, question d’apprendre les rouages du poste de directeur général (qu’il occupe maintenant depuis 16 ans). En parallèle, il suit la formation en fabrication fromagère de l’Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe. Avec l’aide de consultants, il met au point le premier fromage artisanal, le Mi-Carême, un clin d’œil à la fête typique des insulaires. Et le produit reçoit un accueil enthousiaste des consommateurs.
Inspirés par ce succès, Christian Vinet et ses collaborateurs imaginent en 2001 le Riopelle de l’Isle, le premier triple crème québécois à croûte fleurie et au lait non pasteurisé, issu de l’effort patient des cinq agriculteurs membres de la coopérative. «Ce caractère unique, associé au nom d’un artiste réputé, a propulsé les ventes», souligne le maître-fromager. La petite société se retrouve vite dans la mire du Québec gourmand. Aujourd’hui, les 128 résidants de l’île –mis à part les enfants et les retraités– ont tous un lien de près ou de loin avec la coop, devenue un moteur économique et un symbole de fierté.
Fromages du terroir
Les fromages artisanaux se rangent dans la catégorie des aliments nobles. Et l’équipe veille à ce que chacun des siens revête un sens lié à son terroir. Exemple éloquent: le Riopelle de l’Isle résulte d’une collaboration avec Jean-Paul Riopelle, le célèbre peintre, qui comptait alors parmi les insulaires. L’entente avec l’artiste prévoyait que la fromagerie verse à la Fondation Riopelle-Vachon 1$ pour chaque meule vendue. «Aujourd’hui, la Fondation décerne des bourses aux jeunes de l’île qui mènent des études postsecondaires, en plus de soutenir la préservation et l’aménagement des écosystèmes du milieu, explique Christian Vinet. La pointe ouest de l’île est devenue une réserve naturelle accessible au public.»
Le dernier-né de leur famille de produits, la Tomme de Grosse-Île, joue aussi un rôle social en favorisant la relève sur les fermes. La création, en 2004, de ce fromage fabriqué selon une tradition ancienne a permis à une jeune famille de s’établir sur l’île pour prendre la relève d’un autre producteur laitier. «Ce couple élève des vaches de race suisse brune, reconnues pour leur haut rendement fromager. Comme à l’époque, les animaux sont alimentés par un mélange de foin de batture et de foin des superficies plus hautes de l’île, ce qui donne un goût typé au fromage», précise l’artisan.
En personne, Christian Vinet dégage une volonté d’avancer doublée d’une grande assurance. Déjà, au temps de ses études, il se faisait remarquer par sa façon de relever des défis et de soutenir ses idées avec aplomb. «J’ai eu la chance de diriger Christian dans son projet d’étude, qui allait devenir son projet de carrière, se rappelle Jean-Claude Dufour, professeur (aujourd’hui doyen) à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation. Comme étudiant, il montrait un grand sérieux. Il était curieux, éloquent, rigoureux et capable d’aller au fond des choses. Il avait une vision large, ce qui l’aidait à voir un problème sous tous ses aspects afin d’y apporter des solutions.» Aujourd’hui, Jean-Claude Dufour invite régulièrement le directeur général de la Fromagerie Île-aux-Grues à venir raconter sa belle histoire aux étudiants.
Au rythme des marées
Quiconque passe du statut d’estivant à celui de résidant se laisse d’abord envoûter par le charme bucolique de L’Isle-aux-Grues. Mais tôt ou tard, il découvre les contraintes de ce mode de vie. L’eau qui protège les insulaires des aléas du monde extérieur comporte aussi son lot d’obstacles. Il faut composer avec le traversier qui propose un horaire modelé aux marées quotidiennes. L’hiver, l’avion devient la seule liaison avec le continent, c’est-à-dire le médecin, le supermarché, les activités culturelles, etc. Il y a seulement deux allers-retours par jour pour Montmagny.
Dans ce milieu tissé serré, s’intégrer prend du temps. Christian Vinet est arrivé par la grande porte comme directeur de la fromagerie et conjoint d’une fille de la place. N’empêche, sans sa nature diplomate, il n’aurait pas si facilement noué des contacts avec les habitants de la petite île de sept kilomètres de longueur. «Mon arrivée a quand même bousculé certaines réalités», reconnaît-il.
Plusieurs résidants ont des liens de parenté entre eux, ce qui présente un défi pour le fonctionnement d’une entreprise. De plus, un employé peut aussi bien être également un collègue sur un comité. «Ici, chaque personne représente 1% de la population. C’est dire toute son influence sur les autres.» Ces relations étroites, qui favorisent l’entraide, peuvent parfois se révéler délicates à gérer. Intégrer un nouvel employé signifie lui offrir tout un mode de vie. Cette personne doit être prête à faire le saut. «À la fromagerie, on organise des activités pour favoriser le sentiment d’appartenance, ajoute-t-il. Sur l’île, ça bouge aussi. On ne s’embête pas!»
Un regard vers l’horizon
Depuis 10 ans, la Fromagerie Île-aux-Grues garde le pied enfoncé sur l’accélérateur. Le chiffre d’affaires a doublé pour atteindre 3M$, le nombre d’employés a triplé, les honneurs se sont multipliés. La Chambre de commerce de Montmagny a nommé Christian Vinet personnalité économique de 2010. Encore mieux, la coopérative se positionne dans le peloton de tête de son secteur. Loin d’être épuisée par ce rythme soutenu, l’équipe s’apprête à lancer un nouveau fromage à pâte ferme. Elle doit d’ailleurs faire face à une pénurie de main-d’œuvre. «Nous avons beau innover avec nos produits, nous ne pourrons pas continuer à croître sans les ressources humaines nécessaires. Je dois aussi voir à transférer l’expertise aux nouveaux employés.»
Un regard dans le rétroviseur et Christian Vinet constate que la fromagerie a donné un sens à son travail. Le défi est si emballant que l’entrepreneur, qui vient d’avoir 40 ans, ne regrette pas ses choix ni les heures qu’il continue d’investir ici. «Tout cela a été une heureuse découverte, estime-t-il. La société coopérative est chapeautée par un conseil d’administration, mais nous avons beaucoup de latitude pour prendre les décisions. Ailleurs, tôt ou tard, j’aurais voulu être mon propre patron. Ici c’est différent, la formule répond à mon besoin d’engagement et de liberté.»
À L’Isle-aux-Grues, Christian Vinet a fait plus que sortir une entreprise de l’anonymat. Il a trouvé un vrai foyer pour lui-même et sa famille. En osant un nouveau mode de vie, il a fait une différence dans sa vie et dans celle de bien d’autres personnes. «Les diplômés universitaires peuvent exercer une influence positive en partageant leur savoir, constate-t-il. C’est la beauté de s’engager en région: on y trouve plus de possibilités que dans les grands centres. Quand on sort de l’université, c’est le temps d’aller au-delà de sa zone de confort. Franchir ce pas peut mener à de belles réalisations.»
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Publié le 12 mars 2014 | Par G.Coulombe
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