Mieux vivre avec les microbes
Des experts jugent qu'il est temps de revoir nos stratégies de lutte antimicrobienne pour mieux tenir compte de l'infinie complexité de la vie à l'échelle microscopique.
Par Valérie Borde
Août 2008. Échappée d’une usine de charcuterie de Toronto, la bactérie Listeria fait une douzaine de morts au Canada et sème la panique dans la population. Pourtant, jamais le monde dans lequel nous vivons n’a été aussi aseptisé. La pasteurisation des aliments, la vaccination, les antibiotiques et l’amélioration de l’hygiène ont permis de diminuer radicalement l’incidence de plusieurs maladies infectieuses comme la tuberculose qui, à elle seule, faisait encore près de 3000 morts par an dans le Québec des années 1930.
Mais ces approches montrent aujourd’hui leurs limites, alors que les souches bactériennes résistantes aux antibiotiques se multiplient et qu’augmente sans cesse le nombre de personnes vivant avec un déficit immunitaire ou de graves réactions allergiques. Dans l’industrie alimentaire comme dans les établissements de santé, des événements ébranlent les vieilles convictions. L’épisode de la Listeria dans les charcuteries en est un. Un autre? Les infections dues à des bactéries comme Clostridium difficile, contractées dans les hôpitaux, qui sont devenues un problème majeur de santé publique: elles affectent chaque année de 80 000 à 90 000 Québécois, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux.
Faut-il changer de stratégie? Sommes-nous trop propres? Pas assez? Pour les scientifiques, il est clair que nous avons sous-estimé la complexité de la relation entre l’espèce humaine et les microbes, et qu’on manque encore de multiples connaissances pour savoir comment faire tourner cette relation à notre avantage. «Les microorganismes donnent à l’humain une grande leçon de modestie, croit Linda Saucier, professeure au Département des sciences animales et spécialiste de la microbiologie des viandes. On les a longtemps considérés comme une matière inerte à éliminer, sans tenir compte du fait qu’ils évoluent, s’adaptent et qu’on a besoin de certains d’entre eux.» Résultat: nos stratégies de lutte antimicrobienne semblent aujourd’hui simplistes. Devrait-on s’allier aux microbes plutôt que de leur livrer une guerre totale?
L’exemple alimentaire
Depuis une trentaine d’années, Jacques Goulet, professeur au Département des sciences des aliments et de nutrition, suit l’évolution des méthodes de désinfection dans l’industrie alimentaire. «On sait maintenant qu’il n’existe pas de recette miracle, dit le microbiologiste. Dès qu’une surface est nettoyée, elle est aussitôt recolonisée par des bactéries.» Jusqu’à quel point faut-il donc frotter, laver, sécher, aseptiser? «On ne le sait pas vraiment et, du coup, on a parfois tendance à en faire trop, répond le chercheur. Pour la Listeria, par exemple, les gouvernements n’ont pas le choix d’imposer qu’on n’en trouve aucune dans les aliments, simplement parce qu’on ne sait pas quand ni pourquoi cette bactérie peut devenir dangereuse.»
Linda Saucier et Jacques Goulet sont persuadés que la solution passe par plus de recherche en écologie microbienne pour comprendre comment, dans un environnement donné, se comporte l’ensemble des populations de microorganismes présents. Sachant cela, plutôt que d’abuser de désinfectants qui fournissent aux microbes un terrain vierge à coloniser, on pourrait tenter de favoriser des bactéries inoffensives au détriment des pathogènes. Déjà, l’industrie des viandes tire profit de cette stratégie pour exporter ses produits à l’autre bout du monde. Pour conserver des morceaux pendant le transport, on les emballe désormais dans des pellicules de plastique imperméables à l’oxygène. «De cette manière, on favorise la multiplication des bactéries lactiques inoffensives, au détriment des pseudomonas qui, elles, altèrent rapidement la qualité de la viande», explique Linda Saucier, qui prône une plus grande utilisation des bactéries protectrices dans l’industrie.
Nouvelles stratégies médicales
À la Faculté de médecine, Roger Lévesque s’intéresse aussi aux pseudomonas, bactéries responsables de 95% des décès de personnes atteintes de fibrose kystique, mais qui ne causent habituellement aucun problème aux gens en bonne santé. Plutôt qu’éliminer ces bactéries par des antibiotiques auxquels elles finiront sans doute par résister, le chercheur explore une approche plus subtile: agir directement sur les protéines dont les bactéries ont besoin pour se maintenir dans le poumon des malades, puis laisser le système immunitaire achever ces microbes affaiblis.
En étudiant une souche très agressive de pseudomonas, M. Lévesque et son équipe ont découvert récemment que quelques segments d’ADN sont à eux seuls responsables de la virulence de la bactérie. «À l’avenir, on pourrait orchestrer la réponse du corps humain grâce à des médicaments qui ciblent seulement les gènes bactériens nuisibles», explique-t-il.
Roger Lévesque, qui dirige aussi l’Institut de biologie intégrative et des systèmes, insiste également sur la nécessité de recherches transversales qui dépassent les limites disciplinaires habituelles. «Prenez Listeria, une bactérie qu’on trouve partout dans l’environnement, illustre le chercheur. Pourquoi est-elle aussi répandue? Et pathogène seulement à l’occasion? On l’ignore parce qu’on n’a pas encore intégré les recherches en microbiologie, génomique, biochimie ou même en foresterie, ce qui permettrait de comprendre de manière plus globale le monde microbien et ses relations à l’humain.»
Pour comprendre Listeria, suggère-t-il, on pourrait par exemple prélever une bactérie de cette famille dans un fromage, une autre dans une étable, une autre sur quelqu’un ou dans le sol, puis séquencer leurs génomes –une technique maintenant très abordable. «On pourrait faire des liens avec d’autres bactéries présentes dans ces différents environnements. Peut-être que Listeria dépend d’autres microorganismes pour certains facteurs de croissance ou qu’il y a quelque chose dans le fromage qui la rend plus pathogène pour l’humain, que sais-je. Il y a de multiples pistes à explorer.»
Place à l’éducation
Au-delà de la science, les spécialistes insistent sur les vertus de l’éducation qui permettrait d’éviter nombre de comportements nuisibles. «La population comme les décideurs manquent de connaissances élémentaires en microbiologie», croit Jacques Goulet. On ne respecte pas les consignes lors de la prise d’antibiotiques. On refuse des vaccins qui, s’ils étaient généralisés, auraient permis d’éradiquer plusieurs maladies. On achète du savon antibactérien, mais on oublie de se laver les mains en sortant des toilettes. On va travailler lorsqu’on est contagieux. Et à une autre échelle, les gouvernements mettent en péril l’industrie fromagère en prenant des mesures radicales, mais «ne s’inquiètent guère de la formation des gens qui manipulent les aliments dans les commerces ou les restaurants», regrette Linda Saucier.
Jacques Goulet, lui, critique la manière dont les hôpitaux gèrent la bactérie C. difficile. Le microbiologiste est persuadé que la lutte contre ce microbe se joue non seulement dans l’environnement hospitalier, mais aussi dans l’intestin des malades. «On devrait miser beaucoup plus sur les probiotiques», estime-t-il. Il s’agit de cocktails de bactéries bénéfiques mis au point pour aider l’organisme humain à résister aux infections. Selon M. Goulet, des probiotiques devraient être donnés à toute personne traitée aux antibiotiques et donc plus vulnérable à la C. difficile.
Pour Roger Lévesque, le mode de vie moderne joue aussi contre nous. «Dans les hôpitaux comme dans l’industrie alimentaire, on a tellement multiplié les interventions humaines et mécaniques qu’on a donné d’innombrables portes d’entrée aux microorganismes. Par exemple, chaque fois qu’on ajoute une vitamine ou un colorant dans un produit alimentaire, ou qu’on autorise une visite à l’hôpital, on prend le risque qu’un microbe en profite.»
Le chercheur dénonce aussi le stress, la pollution et la mauvaise alimentation qui grugent nos défenses immunitaires. «Le pire, croit-il, c’est qu’on a perdu tout contact avec la nature. Avant, on se baignait dans les lacs, les enfants construisaient des cabanes dans les arbres, on marchait en forêt… et, ce faisant, on se construisait un système immunitaire solide et bien entraîné. À force de vivre dans une bulle, on se fragilise.»
Le salut passe-t-il par d’anciens comportements qu’on a eu tendance à oublier? Au Laboratoire de microbiologie des viandes, Linda Saucier teste les vertus antimicrobiennes des herbes aromatiques comme le thym et le romarin. «On a longtemps dit que les herbes et les épices utilisées par nos ancêtres servaient surtout à masquer le mauvais goût de la viande pas fraîche, mais on a peut-être sous-estimé leur rôle protecteur contre les intoxications alimentaires», explique-t-elle.
Aux équipes multidisciplinaires proposées par Roger Lévesque, il faudra peut-être aussi ajouter historiens et anthropologues, à même de retracer des pratiques ancestrales que l’humanité a négligées en se lançant tête baissée dans une guerre technologique contre les microbes…
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Mais ces approches montrent aujourd’hui leurs limites, alors que les souches bactériennes résistantes aux antibiotiques se multiplient et qu’augmente sans cesse le nombre de personnes vivant avec un déficit immunitaire ou de graves réactions allergiques. Dans l’industrie alimentaire comme dans les établissements de santé, des événements ébranlent les vieilles convictions. L’épisode de la Listeria dans les charcuteries en est un. Un autre? Les infections dues à des bactéries comme Clostridium difficile, contractées dans les hôpitaux, qui sont devenues un problème majeur de santé publique: elles affectent chaque année de 80 000 à 90 000 Québécois, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux.
Faut-il changer de stratégie? Sommes-nous trop propres? Pas assez? Pour les scientifiques, il est clair que nous avons sous-estimé la complexité de la relation entre l’espèce humaine et les microbes, et qu’on manque encore de multiples connaissances pour savoir comment faire tourner cette relation à notre avantage. «Les microorganismes donnent à l’humain une grande leçon de modestie, croit Linda Saucier, professeure au Département des sciences animales et spécialiste de la microbiologie des viandes. On les a longtemps considérés comme une matière inerte à éliminer, sans tenir compte du fait qu’ils évoluent, s’adaptent et qu’on a besoin de certains d’entre eux.» Résultat: nos stratégies de lutte antimicrobienne semblent aujourd’hui simplistes. Devrait-on s’allier aux microbes plutôt que de leur livrer une guerre totale?
L’exemple alimentaire
Depuis une trentaine d’années, Jacques Goulet, professeur au Département des sciences des aliments et de nutrition, suit l’évolution des méthodes de désinfection dans l’industrie alimentaire. «On sait maintenant qu’il n’existe pas de recette miracle, dit le microbiologiste. Dès qu’une surface est nettoyée, elle est aussitôt recolonisée par des bactéries.» Jusqu’à quel point faut-il donc frotter, laver, sécher, aseptiser? «On ne le sait pas vraiment et, du coup, on a parfois tendance à en faire trop, répond le chercheur. Pour la Listeria, par exemple, les gouvernements n’ont pas le choix d’imposer qu’on n’en trouve aucune dans les aliments, simplement parce qu’on ne sait pas quand ni pourquoi cette bactérie peut devenir dangereuse.»
Linda Saucier et Jacques Goulet sont persuadés que la solution passe par plus de recherche en écologie microbienne pour comprendre comment, dans un environnement donné, se comporte l’ensemble des populations de microorganismes présents. Sachant cela, plutôt que d’abuser de désinfectants qui fournissent aux microbes un terrain vierge à coloniser, on pourrait tenter de favoriser des bactéries inoffensives au détriment des pathogènes. Déjà, l’industrie des viandes tire profit de cette stratégie pour exporter ses produits à l’autre bout du monde. Pour conserver des morceaux pendant le transport, on les emballe désormais dans des pellicules de plastique imperméables à l’oxygène. «De cette manière, on favorise la multiplication des bactéries lactiques inoffensives, au détriment des pseudomonas qui, elles, altèrent rapidement la qualité de la viande», explique Linda Saucier, qui prône une plus grande utilisation des bactéries protectrices dans l’industrie.
Nouvelles stratégies médicales
À la Faculté de médecine, Roger Lévesque s’intéresse aussi aux pseudomonas, bactéries responsables de 95% des décès de personnes atteintes de fibrose kystique, mais qui ne causent habituellement aucun problème aux gens en bonne santé. Plutôt qu’éliminer ces bactéries par des antibiotiques auxquels elles finiront sans doute par résister, le chercheur explore une approche plus subtile: agir directement sur les protéines dont les bactéries ont besoin pour se maintenir dans le poumon des malades, puis laisser le système immunitaire achever ces microbes affaiblis.
En étudiant une souche très agressive de pseudomonas, M. Lévesque et son équipe ont découvert récemment que quelques segments d’ADN sont à eux seuls responsables de la virulence de la bactérie. «À l’avenir, on pourrait orchestrer la réponse du corps humain grâce à des médicaments qui ciblent seulement les gènes bactériens nuisibles», explique-t-il.
Roger Lévesque, qui dirige aussi l’Institut de biologie intégrative et des systèmes, insiste également sur la nécessité de recherches transversales qui dépassent les limites disciplinaires habituelles. «Prenez Listeria, une bactérie qu’on trouve partout dans l’environnement, illustre le chercheur. Pourquoi est-elle aussi répandue? Et pathogène seulement à l’occasion? On l’ignore parce qu’on n’a pas encore intégré les recherches en microbiologie, génomique, biochimie ou même en foresterie, ce qui permettrait de comprendre de manière plus globale le monde microbien et ses relations à l’humain.»
Pour comprendre Listeria, suggère-t-il, on pourrait par exemple prélever une bactérie de cette famille dans un fromage, une autre dans une étable, une autre sur quelqu’un ou dans le sol, puis séquencer leurs génomes –une technique maintenant très abordable. «On pourrait faire des liens avec d’autres bactéries présentes dans ces différents environnements. Peut-être que Listeria dépend d’autres microorganismes pour certains facteurs de croissance ou qu’il y a quelque chose dans le fromage qui la rend plus pathogène pour l’humain, que sais-je. Il y a de multiples pistes à explorer.»
Place à l’éducation
Au-delà de la science, les spécialistes insistent sur les vertus de l’éducation qui permettrait d’éviter nombre de comportements nuisibles. «La population comme les décideurs manquent de connaissances élémentaires en microbiologie», croit Jacques Goulet. On ne respecte pas les consignes lors de la prise d’antibiotiques. On refuse des vaccins qui, s’ils étaient généralisés, auraient permis d’éradiquer plusieurs maladies. On achète du savon antibactérien, mais on oublie de se laver les mains en sortant des toilettes. On va travailler lorsqu’on est contagieux. Et à une autre échelle, les gouvernements mettent en péril l’industrie fromagère en prenant des mesures radicales, mais «ne s’inquiètent guère de la formation des gens qui manipulent les aliments dans les commerces ou les restaurants», regrette Linda Saucier.
Jacques Goulet, lui, critique la manière dont les hôpitaux gèrent la bactérie C. difficile. Le microbiologiste est persuadé que la lutte contre ce microbe se joue non seulement dans l’environnement hospitalier, mais aussi dans l’intestin des malades. «On devrait miser beaucoup plus sur les probiotiques», estime-t-il. Il s’agit de cocktails de bactéries bénéfiques mis au point pour aider l’organisme humain à résister aux infections. Selon M. Goulet, des probiotiques devraient être donnés à toute personne traitée aux antibiotiques et donc plus vulnérable à la C. difficile.
Pour Roger Lévesque, le mode de vie moderne joue aussi contre nous. «Dans les hôpitaux comme dans l’industrie alimentaire, on a tellement multiplié les interventions humaines et mécaniques qu’on a donné d’innombrables portes d’entrée aux microorganismes. Par exemple, chaque fois qu’on ajoute une vitamine ou un colorant dans un produit alimentaire, ou qu’on autorise une visite à l’hôpital, on prend le risque qu’un microbe en profite.»
Le chercheur dénonce aussi le stress, la pollution et la mauvaise alimentation qui grugent nos défenses immunitaires. «Le pire, croit-il, c’est qu’on a perdu tout contact avec la nature. Avant, on se baignait dans les lacs, les enfants construisaient des cabanes dans les arbres, on marchait en forêt… et, ce faisant, on se construisait un système immunitaire solide et bien entraîné. À force de vivre dans une bulle, on se fragilise.»
Le salut passe-t-il par d’anciens comportements qu’on a eu tendance à oublier? Au Laboratoire de microbiologie des viandes, Linda Saucier teste les vertus antimicrobiennes des herbes aromatiques comme le thym et le romarin. «On a longtemps dit que les herbes et les épices utilisées par nos ancêtres servaient surtout à masquer le mauvais goût de la viande pas fraîche, mais on a peut-être sous-estimé leur rôle protecteur contre les intoxications alimentaires», explique-t-elle.
Aux équipes multidisciplinaires proposées par Roger Lévesque, il faudra peut-être aussi ajouter historiens et anthropologues, à même de retracer des pratiques ancestrales que l’humanité a négligées en se lançant tête baissée dans une guerre technologique contre les microbes…
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