Malaise chez la relève agricole
Les jeunes agriculteurs n'ont pas la vie facile alors qu'on compte sur eux pour maintenir le dynamisme du milieu rural québécois.
Par Valérie Levée
Les campagnes se vident… de leurs agriculteurs. Dans le sillon de la dégringolade du nombre de fermes, la population agricole vieillissante peine à se renouveler. Il y a une génération seulement, on comptait encore un agriculteur de moins de 35 ans pour un de plus de 55 ans. La relève prenait le relais et assurait la continuité. Aujourd’hui, avec un ratio de 1 pour 3, il n’y a pas assez de jeunes agriculteurs pour remplacer les départs à la retraite. Et cette relève agricole est précaire. Dettes, dévalorisation du métier et isolement social rongent la qualité de vie des jeunes agriculteurs, mettant en péril la profession.
D’après le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, en 2006, le Québec comptait environ 8000 agriculteurs de moins 40 ans, dont plus de 6000 hommes. Installés en grande partie entre la Montérégie et la Beauce, ces jeunes ont décroché un diplôme de niveau secondaire, collégial ou universitaire dans le domaine de l’agriculture et acquis de l’expérience avant d’accéder à la propriété –souvent sur la ferme de leurs parents.
Le diplôme est aujourd’hui indispensable pour assumer la complexité des activités de gestion et de développement d’une entreprise agricole moderne. Au dire de Diane Parent, professeure à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval et spécialiste de la relève agricole, il s’agit là d’une différence notable avec la génération précédente. «Avant, il fallait lâcher l’école pour s’établir en agriculture, alors que maintenant il faut aller à l’école, constate la chercheuse. Mais les parents n’en perçoivent pas toujours la nécessité et il reste 10% de jeunes sans aucun diplôme qui, à 21 ans, exploitent des fermes de deux million$.»
S’endetter pour s’établir
Après avoir décroché leur diplôme et acquis de l’expérience, c’est vers 20 ans que les jeunes prennent la décision de s’établir en agriculture. Beaucoup reprennent les rênes de la ferme familiale, par vocation ou parce qu’ils souhaitent maintenir le mode de vie qu’ils ont toujours connu. Mais pour certains, la décision ne coule pas de source: c’est souvent la pression sociale ou familiale qui leur dicte de ne pas laisser tomber la ferme patrimoniale. À cela s’ajoute le défi du financement. Car la ferme ne se transmet plus automatiquement et gratuitement à la génération suivante comme c’était le cas voilà 50 ans. Autrefois, les gens naissaient, grandissaient, travaillaient et vieillissaient sur la ferme, et les activités glissaient d’une génération à l’autre.
Jean-Philippe Perrier, également professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, étudie l’établissement des jeunes en agriculture. «Aujourd’hui, explique-t-il, les parents ont accumulé très peu d’épargne en dehors de l’agriculture et ont besoin d’argent pour leur retraite. Ils doivent donc vendre l’entreprise pour avoir un revenu.» Or, quand une ferme laitière moyenne vaut deux millions$, le jeune n’a tout simplement pas les moyens de l’acheter à ses parents. Dans les faits, poursuit Jean-Philippe Perrier, «les parents font un gros cadeau aux enfants» et vendent l’entreprise entre 30 et 50% de sa valeur. Aux jeunes d’emprunter la somme nécessaire auprès de diverses institutions financières et de s’endetter.
Environ le quart des jeunes agriculteurs choisissent plutôt de fonder leur propre entreprise et, pour eux, les institutions prêteuses sont plus frileuses. Le maigre capital dont ils disposent ne leur permettant pas de se lancer dans de grandes productions céréalières ou laitières, ils optent pour des productions émergentes comme les petits fruits, la culture biologique, les champignons… Le démarrage est difficile mais, selon Jean-Philippe Perrier, l’espérance de vie des entreprises agricoles est plus élevée que dans les autres secteurs économiques.
Ces entreprises nouvellement créées ne compensent pas celles qui mettent la clé sous la porte. Le nombre de fermes continue de diminuer et la population agricole suit. Il y a 50 ans, elle composait près de la moitié de la population rurale et la ruralité était imprégnée d’agriculture. En 2006, ce n’était plus que 6,3% et, aujourd’hui, «rural ne veut pas dire agricole», constate Diane Parent qui a mené divers travaux sur la situation des jeunes agriculteurs.
En voie d’isolement social
Les agriculteurs sont maintenant dilués au sein d’une population qui n’a pas suivi l’évolution du monde agricole. C’est ainsi que persiste le mythe de la campagne bucolique faisant miroiter un milieu doux et tranquille. Mais pour les voisins d’agriculteurs, la réalité sonne autrement lorsque la machinerie agricole gronde des heures durant y compris la fin de semaine ou que les odeurs ne s’évanouissent pas après les heures de bureau. Accusé de troubler la quiétude campagnarde, l’agriculteur est aussi perçu comme un pollueur qui gorge ses terres de pesticides et d’engrais. Ses relations de voisinage ne sont pas toujours au beau fixe. Son métier est dévalorisé, et cette déconsidération se répercute sur sa famille, surtout pour certains types d’agriculture. «Si tu es un enfant d’agriculteur en production porcine ou en production bio, ce n’est pas la même chose», illustre Diane Parent.
Plus généralement, s’il y a mauvaise perception, c’est que le métier d’agriculteur est bien mal connu, estiment ceux qui le pratiquent. Ainsi, Charles, un agriculteur répondant à une étude menée par Diane Parent, regrette de ne pas pouvoir parler de son travail autour de lui: «Je rencontre encore des gens qui voient les producteurs agricoles avec des bottes de caoutchouc et un brin de paille dans la bouche ; quand je leur parle de bourse, d’offre et demande… ils tombent sur le cul!».
Lorsqu’il veut quérir de l’aide, des conseils ou tout simplement se confier à un collègue, cet agriculteur a un problème. En effet, la diminution du nombre de fermes éparpille les agriculteurs sur le territoire, qui sont de plus en plus éloignés et isolés les uns des autres.
Il faut dire aussi que la lourde charge de travail des jeunes agriculteurs ne leur laisse guère de temps libre. La nouvelle génération, contrairement à la précédente, travaille aussi en dehors de la ferme, et les fins de semaine et les vacances sont pour eux des notions abstraites. Comment trouver du temps pour entretenir des relations amicales, de travail et de bon voisinage? Et comment rencontrer l’âme sœur? De fait, un jeune agriculteur sur cinq est célibataire. Nicolas, un autre répondant d’une enquête de Diane Parent, exprime ce problème sans détour: «Le travail agricole est très prenant… c’est un obstacle pour rencontrer une conjointe». Le succès de sites Internet de rencontre réservés aux agriculteurs, comme agrirencontre.com, témoigne d’ailleurs de l’acuité du problème.
Au total, la mauvaise réputation du métier, l’éloignement des collègues et la charge de travail se combinent pour isoler socialement la relève agricole.
Péril en la profession
Cet isolement social n’est pas une hypothèse, mais une réalité que Diane Parent a particulièrement bien documentée. À l’aide d’un questionnaire détaillé, elle a sondé en 2008 quelque 400 jeunes agriculteurs: travail, famille, amis, aides reçues ou non, loisirs, émotions, sentiment de solitude… Le verdict est inquiétant: 15% des jeunes interrogés sont des isolés sociaux qui souffrent de solitude et n’ont qu’une poignée d’amis, collègues ou parents sur qui compter pour recevoir de l’aide, des conseils, des encouragements ou partager des activités de loisir. Pire, une autre tranche de 40% est considérée à risque d’isolement social. D’ailleurs, une vaste majorité de la relève exprime le besoin d’aide matérielle et psychologique.
Cet appel de détresse a été entendu et des initiatives se mettent en place pour venir en aide aux jeunes agriculteurs. C’est le cas de l’organisme Au cœur des familles, fondé en Montérégie en 2000, qui cherche à faciliter l’accès des agriculteurs aux ressources communautaires et à informer le public de la réalité de la vie agricole. En Beauce, c’est le CLSC, en collaboration avec l’Union des producteurs agricole, qui se penche sur la détresse des agriculteurs. «J’aime beaucoup cette initiative, déclare Diane Parent, parce qu’elle fait ses preuves et pourrait être étendue à tout le Québec, par les CLSC.»
Il faudra effectivement multiplier ce genre de projets car l’isolement social pèse lourd sur la relève agricole, au point de sembler mettre la profession en péril. Selon une étude de Santé Canada parue en 2009, la détresse psychologique des agriculteurs se traduit tragiquement par un taux de suicide plus élevé que dans les autres secteurs professionnels. De plus, le célibat influence la réussite de l’entreprise. «S’il n’y a pas de conjoint pour partager le projet, c’est un facteur d’insuccès, relève Diane Parent. Le danger est que leur isolement les fasse décrocher de l’agriculture.» Éric, un jeune répondant de l’étude, partage cette inquiétude: «Être agriculteur est un métier à part des autres, hors du commun, qui a besoin d’être davantage mis en valeur par la société si l’on veut continuer à avoir de la relève».
Or, si la relève agricole est nécessaire pour produire des aliments, une population agricole florissante et épanouie est aussi l’élément essentiel d’un tissu rural dynamique.
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Portraits de jeunes agriculteurs
La relève agricole n’est pas un concept, mais une réalité en chair, en os… et en fougue! Par exemple, dans le reportage Sauver notre histoire, on fait la connaissance de Nicolas Bédard, 21 ans, qui détient pour l’instant 10% des actifs de la Ferme Bédard et Blouin établie à Beauport en 1941 par ses grands-parents. Engagé à fond dans l’entreprise, Nicolas Bédard compte bien un jour présider aux destinées des terres maraîchères et des grandes serres entourées de développements urbains.
Dans le cas d’Amélie Dionne et de François Forgues, enfants de producteurs laitiers, la continuité n’allait pas de soi. Il a fallu que la graphiste Amélie rencontre le travailleur agricole François pour que naisse le projet de rééquiper l’étable abandonnée par le père Forgues au tournant des années 2000. Le couple vit maintenant d’espoir puisque sa requête en financement est à l’étude depuis peu.
Quant à Alexandre Landry et Élisabeth Grenier, ils ont fondé La ferme rustique en 2007 et commencent à respirer. Ces deux enfants de la ville se sont installés à Sainte-Croix-de-Lotbinière pour cultiver légumes et petits fruits qu’ils livrent aux citadins une fois par semaine, de juillet à octobre. Diplômés de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation, ils sont la preuve que le dur labeur, la bonne connaissance des ressources étatiques et l’accès aux conseils de voisins agriculteurs constituent une recette gagnante.
Voir le reportage vidéo Sauver notre histoire
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