Jocelyne Alloucherie: la beauté et l’inquiétude
Reine de l'énigmatique, l'artiste crée des installations qui séduisent tout en déroutant.
Par Sophie Doucet
L’été dernier, le public qui se pressait au Grand Palais de Paris pour voir un spectacle des Grands Ballets Canadiens était invité à faire un détour vers une œuvre d’art intrigante. Dans une aile éloignée du bâtiment, neuf immenses photos de villes mystérieuses, aux profils sombres se découpant sur le crépuscule, étaient suspendues au milieu de structures blanches énigmatiques. Chaque soir, environ 2000 curieux se laissaient attirer par l’installation «Occidents», à l’intérieur de laquelle ils se promenaient, les yeux grands ouverts. Plusieurs s’y faisaient photographier. La «génitrice» de l’œuvre, la Québécoise Jocelyne Alloucherie (Arts visuels 1973), était ravie. «Leur intérêt montre que l’art visuel n’est pas aussi hermétique qu’on veut le croire!» lance-t-elle.
Que les gens aient compris quelque chose à sa démarche ne préoccupe pas Jocelyne Alloucherie. Qu’ils aient aimé ou non sa création ne la dérange pas vraiment non plus. Ce qui l’intéresse est la rencontre sensible entre une œuvre et un public. Et quand le «choc» a lieu hors les murs d’un musée, comme lors de l’événement Les étés de la danse de Paris, l’artiste est aux anges. «Des gens qui ne viendraient pas nécessairement au musée repartent chez eux et dans leur imaginaire, l’œuvre fait son chemin. Elle suscite des questionnements, déplace quelque chose d’imperceptible… C’est là que l’art fait son travail», dit-elle.
Jocelyne Alloucherie est une grosse pointure de l’art contemporain au Québec. Peu connue du grand public, la sculptrice et photographe a été reçue, l’an dernier, Officier de l’Ordre du Canada. En 2002, elle a remporté la plus haute distinction en arts visuels du Québec, le prix Paul-Émile-Borduas. Elle a présenté plus de 25 expositions personnelles au Canada, en Europe, à Tokyo, à New York… Partout, son œuvre suscite le même intérêt, la même fascination. «Elle ne s’inscrit dans aucune mode ou tendance. Sa démarche est enracinée, solide, basée sur des convictions profondes; cela se ressent, explique Pierre Landry, conservateur de l’art contemporain au Musée national des Beaux-Arts du Québec. Son travail est très fort.»
Jocelyne Alloucherie nous reçoit dans son vaste atelier aux murs blancs du quartier Rosemont, à Montréal. Menue, toute en cheveux noirs, elle se déplace entre les grandes formes de bois, les immenses clichés et les tables de menuiserie avec la légèreté silencieuse d’un chat. Elle parle avec une douceur qui force l’attention. On peine à imaginer ce petit bout de femme maniant la scie pour créer ses immenses sculptures.
Ses œuvres en trois dimensions tiennent à la fois de l’architecture et du mobilier, mais ne s’insèrent tout à fait dans aucune catégorie. «Elle fusionne des réalités opposées de telle manière qu’on se trouve chaque fois devant quelque chose d’inédit», formule Pierre Landry.
Sur certaines photos, les escaliers se découpant sur le ciel prennent des allures végétales alors que sur d’autres, les arbres semblent être des constructions humaines. Comme si l’artiste prenait plaisir à brouiller les cartes entre nature et culture. Quant à ses photos de grandes villes, elles ne cherchent pas à montrer ce qui rend une cité singulière, mais plutôt ce qui la rend semblable à une autre. En se tenant devant elles, on ignore si on se trouve à São Paulo ou à Paris, à Trois-Rivières ou à Florence. On cherche instinctivement des indices… en vain. Un inconfort survient chez le spectateur, des questions surgissent. Mission accomplie pour Jocelyne Alloucherie. «Je voudrais que mon travail puisse inquiéter», dit-elle.
Les œuvres de Jocelyne Alloucherie sont caractérisées par un étonnant mélange de solidité et de fragilité, remarque Pierre Landry. Il fait référence à cette œuvre-fontaine installée en 1996 devant l’Hôpital Notre-Dame de Montréal. «C’est un lourd bloc de granit taillé. Mais le mince filet d’eau qui y coule et l’angle que l’artiste lui a donné créent une telle impression de vulnérabilité!» Il parle de l’œuvre, ici. Cependant, les adjectifs «solide» et «fragile» s’appliquent tout autant à la femme, une personne d’apparence délicate, mais au discours franc et assuré. Celui d’une artiste qui a développé au fil des ans une réflexion profondément originale.
Jocelyne Alloucherie fait partie des introvertis, des timides. Elle n’aime pas parler d’elle, préférant même taire le nom de l’endroit où elle a grandi. «Si je vous le disais, les gens utiliseraient cette information pour analyser mon travail, et ce serait tendancieux», dit-elle. Par contre, elle parle volontiers de sa démarche artistique et de son cheminement professionnel. En septembre 1970, l’étudiante entre à l’École des arts visuels de l’Université Laval et découvre un monde en ébullition. «Le milieu était très intéressant. Des conférenciers de partout venaient nous parler. On faisait beaucoup de travail d’atelier, mais on s’initiait aussi à une approche intellectualisée de l’art qui m’a beaucoup apporté.»
À l’Université, la jeune femme expérimente surtout le dessin et la sculpture. Elle touche aussi un peu à la vidéo et à la musique électroacoustique, mais pas encore à la photo, qui viendra à elle plus tard. Elle aime déjà les recoupements, les glissements entre disciplines. Plusieurs professeurs marquent son baccalauréat, dont le pédagogue et artiste Michel Parent. «Il avait une grande culture musicale et philosophique et générait des questionnements sur la nature de notre travail qui nous poussaient à nous dépasser, dit-elle. Il arrivait toujours à détecter ce qui était juste dans les œuvres.» Le peintre de l’abstraction Fernand Leduc compte aussi parmi les enseignants qui l’ont marquée.
Une fois son diplôme en poche, en 1973, Jocelyne Alloucherie continue à explorer. Elle complète une maîtrise en arts visuels à l’Université Concordia, sous la supervision de l’artiste Guido Molinari. Puis, elle fait un retour à l’Université Laval… comme enseignante à demi-temps, une fonction qu’elle occupe de 1978 à 2003. «C’était parfois fatigant de mener de pair l’enseignement et la création. Mais j’ai beaucoup appris en enseignant et j’ai aimé le contact avec les étudiants.» Elle concevait son rôle auprès d’eux comme celui de guide. «C’était bien qu’ils connaissent le travail d’autres artistes, mais ils devaient découvrir leur propre voix», ajoute celle qui a aussi enseigné à l’Université d’Ottawa.
Depuis cinq ans, Jocelyne Alloucherie se consacre exclusivement à son art –ce qui ne l’empêche pas d’encadrer quelques étudiants à la maîtrise et au doctorat. Son atelier, situé au sous-sol d’un immeuble résidentiel, est son laboratoire. C’est là qu’à sa façon unique, elle redéfinit les montagnes, la ville, le ciel… «Je travaille de façon très labyrinthique. Je suis dans l’atelier et tout à coup, quelque chose prend forme, puis je décide d’aller vers ça. C’est très intuitif», explique-t-elle.
Même si elle intègre beaucoup d’éléments de la nature, Jocelyne Alloucherie se défend d’avoir une démarche écologique engagée. «Je travaille surtout sur la perception qu’on a des choses», précise-t-elle. Un de ses derniers projets photographiques met en vedette des icebergs qu’elle est allée croquer au nord de Terre-Neuve, grâce à la gentillesse d’un pêcheur local qui a accepté de la faire monter dans son bateau. Des icebergs sombres et très rapprochés, qui n’ont rien de ceux du National Geographic… «Je voulais aller chercher leur côté mythique, dit-elle. Vous savez, les Inuits et les gens de Terre-Neuve perçoivent les icebergs comme des êtres vivants parce qu’ils ont des bruits, des gargouillements intérieurs. Parce qu’ils disparaissent aussi. » Après un temps, elle ajoute: «Mon œuvre a beaucoup à voir avec la présence et l’absence…»
Au cours des prochains mois, le travail de Jocelyne Alloucherie sera présenté à Québec, Terre-Neuve, Compiègne (France), Venise et Ottawa. Où qu’elle expose, l’artiste ne le fait pas de façon banale. «J’essaie d’amener l’œuvre à habiter les lieux», dit-elle. Lieux qu’elle nous amène, par là même, à voir différemment.
Pour en savoir plus: www.rogerbellemare.com
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