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Photo de Ivan Tchotourian

Où s’en va l’entreprise?

Depuis quelques années, nous assistons à la remise en cause d’une certaine conception du capitalisme financier. Bien sûr, ce courant concerne directement l’entreprise qui, à l’heure actuelle, fait l’objet d’une réflexion sur ce qu’elle a été, ce qu’elle est et ce qu’elle est appelée à devenir.

En France, par exemple, le projet de loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) passera devant le Sénat en janvier 2019. Il s’appuie sur la volonté de faire émerger une entreprise plus juste (voir les première et seconde parties de mon billet à ce sujet). L’ambition française est forte. Elle prend appui sur le fait que les relations entre entreprise et intérêt public font l’objet de débats de plus en plus nombreux.

Le droit s’intéresse-t-il à cette idée qu’une entreprise plus juste est nécessaire? Incontestablement oui! Comment, alors, prend-il part à sa construction?

Alors que, jusqu’à présent, le droit des affaires mettait en œuvre des réformes essentiellement techniques (apportant des précisions sur certains aspects de la constitution des sociétés, de leur fonctionnement ou de leur financement), les choses changent. Leur ADN et la perception fondamentale de leur fonction primaire sont placés sous le microscope du législateur, qu’il soit nord-américain ou européen.

Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle entreprise? Selon moi, elle est organisée autour de 4 points:

• De nouveaux objectifs;

• De nouvelles structures;

• De nouvelles normes de gouvernance;

• De nouvelles façons de rendre compte.

Bien que ces innovations ne soient pas implantées au même rythme dans tous les pays, elles sont néanmoins présentes dans les discours juridiques.

De nouveaux objectifs
Ce premier point est peut-être le moins nouveau. Il concerne le droit de redéfinir le «pourquoi» des entreprises. De leur attribuer de nouveaux objectifs. Longtemps réduite à des fonctions de production et de distribution de bénéfices (après avoir été vue comme une simple unité de production), l’entreprise échappe de plus en plus à cette conception (voir mon billet à ce sujet). Législation, jurisprudence et codes de gouvernance convergent en ce sens en l’affirmant expressément1 ou en ne consacrant pas une position inverse2. Certains spécialistes contesteront sans doute ces propos en rappelant le cas Dodge v. Ford de 1919. Dans cette affaire, la Cour suprême du Michigan avait jugé que Henry Ford devait diriger sa compagnie dans l’intérêt de ses actionnaires plutôt que dans celui bienveillant de ses employés ou de ses clients. Pourtant, l’analyse juridique démontre bel et bien que la «contrainte du dividende»3 est relative et qu’une entreprise peut poursuivre de multiples objectifs, bien loin de la seule maximisation de la valeur actionnariale4.

Le professeur Pierre-Henri Conac a récemment rappelé que: «(…) il n’y a pas d’opposition fondamentale entre l’approche économique libérale et une conscience sociale et environnementale forte»5. Dans son projet de loi, la France modifie l’article 1833 du Code civil pour préciser notamment que «la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité». Les débats sur la place de l’État dans le financement des entreprises, sur l’optimisation fiscale, sur les licenciements boursiers, sur la citoyenneté de l’entreprise montrent que les objectifs ne peuvent être exclusivement privés; ce serait là oublier une certaine socialisation du marché6.

De nouvelles structures
On assiste à une volonté grandissante de doter les sociétés par actions d’objectifs plus ouverts aux préoccupations sociétales7. Le pouvoir législatif est intervenu en ce sens dans plusieurs pays (voir les première et seconde parties de mon billet à ce sujet). La mission proposée à ces entreprises «renouvelées» est orientée autour de l’intérêt public. Aux États-Unis, plusieurs modèles du genre ont émergé: benefit corporation, flexible purpose corporation, social purpose corporation, public benefit corporation8. Un projet de loi est même en cours chez nos voisins du Sud qui vise à créer des United States corporations. Cette loi9 obligerait les dirigeants de grandes compagnies à tenir compte des intérêts tant des actionnaires que des employés, des clients et des communautés où elles opèrent.

Du côté européen, la société coopérative d’intérêt collectif, l’entreprise de l’économie sociale et solidaire et la future société à mission (toutes en France), la société à finalité sociale (Belgique) et la community interest company (Angleterre) vont dans le même sens. Au Canada, on constate encore peu d’avancées sur le plan fédéral (sauf une consultation réalisée en 2013). En revanche, la Colombie-Britannique et la Nouvelle-Écosse ont déjà mis en place leurs propres modèles d’entreprises nouvelles (respectivement la community contribution company et la community interest company). Pour aller plus loin, un projet de réforme visant à créer une benefit company (projet de loi M 216) est actuellement débattu en Colombie-Britannique pour mieux encadrer le droit de l’entreprise.

Bien que toutes ces structures soient nouvelles, elles s’appuient toutes cependant sur le même modèle existant, la société par actions ou corporation, ce qui peut être porteur de limites et de contradictions.

De nouvelles gouvernances
Il y a une réflexion plus que sérieuse à avoir sur l’organisation des sociétés par actions et sur leur gouvernance. Alors que le conseil d’administration (CA) et son rôle ont été replacés au cœur des mécanismes de gouvernance10 et que sa mission se trouve aujourd’hui modernisée (stratégie, relève, responsabilité sociétale des entreprises… (voir mon billet à ce sujet)), sa composition fait réagir. Outre les questions qui portent sur l’indépendance des administrateurs, 2 autres thèmes liés à la nouvelle gouvernance sont en vogue: la diversité (notamment de genre) et la place des salariés.

La diversité fait l’objet d’une multiplication de textes juridiques contraignants, en particulier dans les pays européens. D’ailleurs, les nations qui ne s’intéressent pas à la question se font rares (voir mon billet sur la féminisation dans les CA). Au Canada, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) et le législateur ont, par exemple, mis en place un système de type «appliquer ou expliquer» (comply or explain). Ce principe permet aux CA de déroger aux dispositions du code de gouvernance en cas de circonstances particulières. Aux États-Unis (traditionnellement très en retrait de cette question), non seulement la pression des investisseurs à l’endroit des sociétés monte, mais encore l’État de la Californie a adopté la première loi (Senate Bill No. 826) établissant des quotas de représentation féminine dans la gouvernance des entreprises.

Pour ce qui est de la place des salariés, il y a une volonté de les intégrer dans les CA pour qu’ils puissent prendre part aux décisions (en tant que salariés). Cette vision tranche néanmoins avec la vision prédominante (mais pas forcément historique11) présente dans les pays de common law, laquelle oppose la gouvernance d’entreprise et la gouvernance du travail (corporate governance et labor governance)12. La première ministre du Royaume-Uni, Theresa May, avait un projet ambitieux de réforme de la gouvernance d’entreprise britannique prévoyant l’intégration de salariés dans le CA. Cette idée n’a pas été concrétisée. Aux États-Unis, un pas supplémentaire a été franchi avec le dépôt d’un projet de loi13 à l’été 2018 visant à créer des United States corporations, que j’ai déjà mentionnées et dans lesquelles les salariés se verraient dotés du pouvoir de faire élire au CA pas moins de 40% de leurs membres.

Malgré ces avancées, ce nouveau visage de l’entreprise n’est pas achevé, notamment lorsque l’on parle de l’entrée des salariés dans les CA, sujet qui n’a même pas encore fait l’objet d’un débat au Canada.

De nouvelles façons de rendre compte
La divulgation publique des sociétés en matière d’environnement ne cesse de gagner du terrain. «Il nous semble (…) que les attentes et le comportement de l’investisseur raisonnable sont en pleine évolution et que la décision d’acheter, de vendre ou de conserver des titres émis par une compagnie publique qu’il prend aujourd’hui est plus influencée par l’information environnementale importante qu’elle ne l’était il y a quelques années»14. Sans compter que la communication d’informations sur les enjeux sociaux et environnementaux se développe rapidement (voir mon billet à ce sujet).

Par exemple, la transition progressive de l’économie vers un modèle plus durable a conduit l’Union européenne à mener une forte réflexion sur le reporting extra-financier, comme l’illustre la directive du Parlement et du Conseil en date du 22 octobre 201415. Un groupe de travail a d’ailleurs publié un rapport le 31 janvier 2018 contenant d’intéressantes propositions16. En France, le législateur impose dorénavant aux compagnies une divulgation accrue en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE).

En comparaison, le Canada est plus en retrait. Pour l’essentiel, une grande place est laissée aux initiatives volontaires des entreprises (parfois auditées). Quant au droit traditionnel, il demeure relativement discret dans ce domaine. Le droit des sociétés par actions (fédéral ou provincial) n’est guère utile17. Le droit des valeurs mobilières contient, pour sa part, des règles pertinentes au Québec, dont l’article 73 de la Loi sur les valeurs mobilières qui énonce ceci: «L’émetteur assujetti fournit, conformément aux conditions et modalités déterminées par règlement, l’information périodique au sujet de son activité et ses affaires internes, (…) l’information occasionnelle au sujet d’un changement important et toute autre information prévue par règlement.»

De plus, des obligations d’information sur la RSE sont prévues par les principaux règlements régissant l’information communiquée par les entreprises de la Bourse de Toronto (notamment le Règlement 51-102 sur les obligations d’information continue).

Toutefois, il n’existe pas au Canada une disposition spécifique isolée qui envoie un message clair, à l’exception de 2 positions récentes prises par les régulateurs canadiens18 et québécois19 et l’existence de guides émanant de professionnels20.

Choisir sa nouvelle entreprise
Dans cette nouvelle vision de l’entreprise où «la société (…) devient actrice de l’intérêt collectif»21, où se situe le Canada? Il est présent, rassurons-nous, mais son visage a deux faces. Il est Docteur Jekyll lorsqu’il s’agit de repenser les objectifs et la gouvernance des entreprises, mais il devient Mister Hyde quand vient le temps de proposer de nouvelles structures et de nouvelles façons de rendre compte.

Le Canada peut donc mieux faire. Trouver la formule idéale de l’entreprise nouvelle, voilà qui est sans doute complexe. Bien que ses composants soient difficiles à identifier, les juristes du droit de l’entreprise doivent tout de même se mobiliser pour favoriser sa création. Autrement, un autre genre de «nouvelle entreprise» risque de s’imposer: une entreprise qui recherche le gain immédiat, dominée par une logique financière, axée sur la valeur boursière, soumise à un nouvel activisme (voir mon billet à ce sujet) et ignorant ses parties prenantes jusqu’à en être ses prédatrices.

L’entreprise est peut-être une construction économique d’abord, mais elle n’est plus l’inconnue du droit qu’elle a longtemps constituée. Elle se doit donc d’être repensée dans une version plus juste. Son influence sur l’économie, la finance, la politique, la démocratie et la fiscalité des pays est telle qu’il ne peut en aller autrement. Le futur est devant, reste à l’écrire…

1 Le code français de gouvernance précise que le conseil d’administration «(…) s’attache à promouvoir la création de valeur par l’entreprise à long terme en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités». La version de juin 2013 de ce même code indiquait déjà que le conseil d’administration devait exercer les compétences qui lui étaient dévolues par la loi pour agir en toute circonstance dans l’intérêt social de l’entreprise.

2 Symptomatique, le principe A.1 du code de gouvernance britannique énonce ainsi que: «Every company should be headed by an effective board which is collectively responsible for the long-term success of the company» (Financial Reporting Council, UK Corporate Governance Code, 2016).

3 Alain COURET, «La contrainte du dividende dans les sociétés par actions», dans Aspects actuels du droit des affaires Yves Guyon, Paris, Dalloz, 2003, p. 239.

4 Stéphane ROUSSEAU et Ivan TCHOTOURIAN, « L’“intérêt social” en droit des sociétés », Revue des sociétés, 2009, p. 735.

5 Pierre-Henri CONAC, « La société et l’intérêt collectif : la France seule au monde ? », Revue des sociétés, 2018, p. 558, à la p. 564.

6 Luc BRÈS, «Les modèles d’affaires responsables: enjeux et perspectives de recherche», présentation dans le cadre du cours DRT-7022 Gouvernance de l’entreprise, 25 septembre 2018.

7 Ivan TCHOTOURIAN et Margaux MORTEO (avec Karine MORIN), L’entreprise à mission sociétale: analyse critique et comparative du modèle, Cowansville, Éditions Yvon Blais (à paraître en 2018).

8 Pour prendre l’illustration de la public benefit corporation du Delaware en 2013, il est indiqué que: «(…) a for-profit corporation organized under and subject to the requirements of this chapter that is intended to produce a public benefit or public benefits and to operate in a responsible and sustainable manner. To that end, a public benefit corporation shall be managed in a manner that balances the stockholders’ pecuniary interests, the best interests of those materially affected by the corporation’s conduct, and the public benefit or public benefits identified in its certificate of incorporation».

9 S.3348 – Accountable Capitalism Act, 115th Congress (2017-2018)

10 Au Canada, les travaux menés sous la direction de Me Peter Dey au début des années 90 et le rapport final publié en 1993 marquent un retour du CA.

11 De 1915 à 1935, l’implication des salariés dans les décisions d’affaires (et notamment leur intégration au sein des CA) a existé en droit américain (Justin FOX, «Why U.S. Corporate Board Don’t Include Workers?», Bloomberg Business, 27 août 2018).

12 «Le rapport salarial n’est pas une préoccupation de la gouvernance d’entreprise» (Alexia AUTENNE, «De l’opposition entre la gouvernance de l’entreprise et la gouvernance des relations de travail», dans Nicolas THIRION (dir.), L’entreprise et ses salariés: quel partenariat?, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 1).

13 S.3348 – Accountable Capitalism Act, 115th Congress (2017-2018)

14 Anne-Marie SHEAHAN, « La divulgation environnementale des compagnies publiques », dans S.F.P.B.Q., vol. 329, Développements récents en droit de l’environnement, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 145, à la p. 163.

15 Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.

16 EU High-Level Expert Group on Sustainable Finance, Financing a Sustainable European Economy, Commission européenne, 2018.

17 2 articles de la loi québécoise sur les sociétés par actions méritent d’être signalés. Tout d’abord, les statuts, le règlement intérieur ou une convention unanime des actionnaires pourraient exiger que le CA présente «(…) toute autre information financière» que le bilan et l’état des résultats (article 225 al. 2). Ensuite, selon l’article 226, les états financiers comprennent également les autres états ainsi que «(…) les notes et les autres renseignements» qui figurent généralement dans des états financiers vérifiés, si de tels états ou renseignements ont été approuvés par le CA.

18 ACVM, Avis 51-354 du personnel – Rapport relatif au projet concernant l’information fournie sur le changement climatique, 5 avril 2018.

19 AMF, Avis relatif aux obligations d’information en matière d’esclavage moderne, 4 septembre 2018.

20 Récemment, voir: BOURSE DE TORONTO et COMPTABLES PROFESSIONNELS AGRÉÉS DU CANADA, Informations à fournir sur les questions environnementales et sociales: guide d’introduction, 2014.

21 Benoît LECOURT, «La société et l’intérêt collectif: la mouvance européenne», Revue des sociétés, 2018, p. 551, à la p. 558.

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