Droit, entreprise et citoyen
Publié le 27 mai 2015 | Par Ivan Tchotourian
La loi Florange et l’activisme des actionnaires
L’activisme des investisseurs institutionnels fait l’actualité au Canada et en Europe, mais aussi –et surtout– aux États-Unis. Plusieurs grandes entreprises cotées en bourse ont en effet subi les attaques d’actionnaires dits activistes. Les Darden, DuPont, PepsiCo pour les États-Unis et Accor ou Péchiney, en France, en sont les exemples les plus éclairants. Au Canada, plusieurs fonds spéculatifs ont fait la manchette pour leur activisme. Qu’il suffise de citer la décision de Pershing Square Capital Management de faire pression sur le Canadien Pacifique afin de faire élire sa liste de candidats au conseil d’administration ou la campagne menée par JANA Partners pour obtenir des modifications dans la composition du conseil de l’entreprise Agrium Inc.. Or, à cette même période, en 2014, la France adoptait une loi innovante dite «loi Florange»1. Après avoir consacré quelques lignes sur les actionnaires activistes et leurs objectifs parfois critiquables, je reviendrai sur cette réforme française qui vient de fêter sa 1re année d’existence ainsi que sur le signal qu’elle a envoyé.
Qui sont ces actionnaires activistes?
Pendant longtemps, l’actionnariat des grandes entreprises a été considéré comme passif. L’image traditionnelle était celle d’un actionnaire apathique qui préfère voter avec ses pieds… en d’autres termes, vendre ses actions plutôt que de s’investir dans la gestion! Cette image se retrouve dans le fameux ouvrage de Berle et de Means publiés en 1932 The Modern Corporation and Private Property. Une telle apathie s’explique par la séparation entre propriété et contrôle qu’induit la dispersion du capital. Les propriétaires-actionnaires confient leurs fonds à des gestionnaires qui ne doivent que leur rendre des comptes.
Les choses ont cependant évolué à compter des années 90. Les actionnaires ont commencé à faire entendre leur voix –d’autant plus bruyamment que les investisseurs institutionnels et les activistes ont remplacé les actionnaires individuels dans la composition du capital des entreprises. Ces nouveaux actionnaires ont eu les moyens de se faire entendre. Par exemple, les sommes gérées par les fonds alternatifs (ou hedge funds) sont sans commune mesure avec ce qu’elles étaient autrefois, soit 200 G$ au niveau mondial en 20142. Avec de tels moyens, cet activisme prend une intensité particulière, comme en témoigne le nombre de plus en plus élevé de batailles menées lors d’assemblées d’actionnaires en Amérique du Nord: 27 en 2000 contre 320 en 20143.
Que font ces actionnaires activistes?
L’activisme en soi n’est sans doute pas critiquable: il témoigne d’un comportement actif de l’actionnaire qui discipline les conseils d’administration, apporte un regard stratégique extérieur, oppose une démarche démocratique et contribue au bien-être de l’ensemble des actionnaires. Il constitue également un puissant incitatif à adopter de bonnes règles de gouvernance d’entreprise.
Derrière ce tableau positif, la réalité est plus nuancée, et cet activisme fait l’objet de vifs débats dès lors qu’il est l’œuvre de hedge funds. Du côté de ses défenseurs, certains auteurs américains tels Lucian Bebchuk de la Harvard Law School soulignent les effets positifs que ces activistes induisent dans la gouvernance d’entreprise. Une étude empirique récente menée par Bebchuk et al. conclut même à l’absence d’effets négatifs à long terme sur les entreprises touchées et leurs actionnaires.
Toutefois, l’activisme suscite la controverse lorsqu’il sous-tend que le versement de dividendes doit avoir préséance sur l’investissement. Le gouvernement d’entreprise fait alors face au «court-termisme». Ces activistes entrent ainsi dans le capital des entreprises, sans forcément en devenir le premier actionnaire, et n’hésitent pas à défendre des projets destinés à favoriser l’augmentation du cours en bourse (scission, fermetures d’entreprises, replacement des dirigeants…). Leur objectif principal est de faire pression pour modifier la stratégie des entreprises dans lesquelles ils investissent afin d’en tirer un profit à court terme. Ils forcent ainsi les décisions des directions, jugées inefficaces ou assoupies, de façon à vendre les actifs dès lors que de bonnes valorisations boursières leur permettent des profits significatifs. Les entreprises qui ignorent leurs demandes peuvent alors le payer cher!
L’avocat Martin Lipton a dénoncé à de multiples reprises ce type d’activisme. Récemment, il écrivait: «We hope that the growing recognition of the analytical and methodological defects in the so-called empirical evidence put forward to justify activist hedge fund attacks by Professor Bebchuk and his cohorts and the growing recognition, not just in the business community, but in academia as well, of the serious threat of activism and short-termism to employees, communities and the economy will result in further action by responsible institutional investors to deny support to activist hedge funds and will also result in legislative, regulatory and judicial actions to dampen their abuses and lessen substantially their impact».
C’est à cette dernière forme d’activisme (un activisme de très court terme– de quelques semaines à quelques mois– et de nature prédatrice) que la France a tenté d’apporter une réponse avec la loi Florange.
Que prévoit la loi Florange?
La loi adoptée en 2014 prévoit une chose finalement très simple: la généralisation d’un droit de vote double au bout de 2 ans pour les actionnaires. L’article L. 225-123 du Code de commerce français a été réécrit comme suit: «Dans les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé, les droits de vote double prévus au premier alinéa sont de droit, sauf clause contraire des statuts adoptée postérieurement à la promulgation de la loi n° 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, pour toutes les actions entièrement libérées pour lesquelles il est justifié d’une inscription nominative depuis deux ans au nom du même actionnaire». La France a donc consacré une «inversion de logique». Seule solution pour contrer l’application de la «loi Florange»: faire voter en assemblée générale une résolution s’y opposant. Pour cela, la résolution doit être adoptée par la majorité des deux tiers.
La modification de l’article L. 225-113 a eu 2 objectifs:
1- Accroître l’influence des actionnaires «historiques», qui disposent ainsi d’un avantage structurel en termes d’information et de décision sur la gestion de la société, et renforcer la capacité de ces actionnaires à valider ou à remettre en cause les orientations de la direction.
2- Favoriser la présence d’actionnaires forts, dont l’engagement à long terme constitue une garantie de financement pérenne et d’une stratégie créatrice de valeur.
Contestée dans certains milieux, cette réforme législative a cherché à préserver et à conforter les actionnaires historiques et a osé définir un nouveau modèle de gouvernance d’entreprise.
Économie réelle ou financialisme
Des propositions de ce type ont déjà été faites au Canada4. Elles trouveront dans cette initiative législative française un argument sérieux en leur faveur pour qu’un signal fort soit envoyé à l’encontre du court-termisme –ce signal est sans doute le principal effet de la réforme française. Le pas est d’autant moins grand à franchir que, par exemple, la législation québécoise de droit des sociétés par actions permet déjà un aménagement statutaire concernant le droit de vote (article 179 LSAQ) et que le Canada ne pourra éviter l’activisme dans les années à venir.
Une question reste entière: ce type de réforme empêchera-t-il que se reproduisent les circonstances difficiles (aux plans tant économique que social) que la loi française a cherché à contrer: licenciements massifs, délocalisations, etc.? Seul l’avenir le dira.
Ainsi que l’a mentionné l’Institut des administrateurs de sociétés (IAS) en 2013, «avec la montée de l’activisme des actionnaires qui affecte la communauté des administrateurs à travers le Canada, il est devenu impératif pour les administrateurs de trouver des occasions d’alignement entre les approches de court et de long terme». Toutes les pistes doivent donc être explorées.
1 Loi no 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, J.O.R.F. no 0077 du 1er avril 2014 p. 6227. ↩
2 M. Lipton, S. A. Rosenblum and K. L. Cain, «Some Thoughts for Boards of Directors in 2015», Memorandum by Wachtell, Lipton, Rosen & Katz, December 1, 2014. ↩
3 Y. Allaire, The case for and against activist hedge funds, IGOPP, 2014. ↩
4 Y. Allaire, Droit de vote et citoyenneté dans l’entreprise ouverte: une proposition, IGOPP, 2006. ↩
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