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Prudence au CA, vous avez dit prudence?

Qu’est-ce qu’un administrateur d’entreprise prudent et diligent? La réponse à cette question, prise dans son sens large, apparaît évidente. En effet, selon Le nouveau petit Robert de la langue française, il suffirait d’être sage et raisonnable pour pouvoir s’acquitter de ces fonctions. Toutefois, sur le terrain juridique, la réalité s’avère bien plus complexe.

CA

J’ai justement publié récemment, en collaboration avec un de mes anciens étudiants, Me Jean-Christophe Bernier, un ouvrage complet sur la prudence et la diligence dont doit faire preuve tout administrateur d’entreprise.

En vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, de la Loi sur les sociétés par actions du Québec et du Code civil du Québec, ce qu’on attend d’un administrateur prudent et diligent est considérable. Le devoir de prudence et de diligence est, en effet, un des deux devoirs généraux d’ordre public susceptibles de justifier un recours judiciaire auxquels sont soumis les administrateurs. Par conséquent, une conduite qui ne serait pas prudente et diligente peut entraîner la responsabilité de l’administrateur et l’exposer à une condamnation.

Un modeste rappel
Notons d’abord que le droit donne au conseil d’administration (CA) d’une entreprise une place centrale dans son fonctionnement. Un resserrement des règles à ce sujet l’a confirmé au milieu des années 1990. Sur la base du droit fédéral et provincial des sociétés, ce sont les administrateurs qui gèrent, ou qui surveillent la gestion, de toutes les activités commerciales et de toutes les affaires internes de la société. Par son rôle et par l’entremise de ses missions, le CA assume une lourde responsabilité: celle du bon fonctionnement de l’entreprise. Pour y arriver, il dispose de vastes pouvoirs qui s’appliquent à tous les aspects de la gestion d’une entreprise1.

De très nombreuses questions
Sachant cela, quelle attitude devraient adopter les membres d’un conseil d’administration? Par exemple, faut-il impérativement être «plus que physiquement présent» aux réunions et aux assemblées du CA? S’y être préparé longuement à l’avance? Est-il nécessaire de s’être forgé une opinion sur les décisions qui vont y être débattues? Faut-il, pour ce faire, s’appuyer sur des avis de spécialistes et d’experts? Convient-il de conserver une forme d’indépendance et un esprit critique à l’endroit des autres administrateurs? Finalement, qu’exige-t-on en particulier de ceux et celles qui siègent au sein d’un CA d’une grande entreprise?

Répondre à ces interrogations ne peut se faire, à l’heure actuelle, qu’à travers la lorgnette déterminante de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) avec laquelle s’apprécie la prudence et diligence des CA. Cet aspect de la question est devenu fondamental. Pouvait-il en aller autrement? Plus que jamais, les entreprises doivent faire preuve de responsabilité sociale2.

Quelques conseils aux administrateurs
À cet effet, plusieurs conseils, de nature procédurale et substantielle, peuvent être donnés aux administrateurs. En voici 8 sous forme de commandements:

  1. Tu assisteras aux réunions du CA.
  2. Tu ne feras pas une confiance aveugle aux dirigeants
  3. Tu mettras en place des procédés de surveillance interne
  4. Tu obtiendras tout renseignement important et prépareras la réunion du CA
  5. Tu prendras l’avis de professionnels
  6. Tu maintiendras ton esprit critique au sein du CA en toutes circonstances
  7. Tu te devras d’agir en certaines circonstances
  8. Tu conserveras les documents sur le processus de décision du CA

En d’autres termes, l’obligation de prudence et de diligence s’analyse comme un devoir de gestion intelligente, un devoir sérieux de contrôle de la vie sociale, qui impose aux administrateurs d’être efficaces… tout en mesurant pleinement leur rôle sociétal. En ce sens, la Cour suprême est venue préciser dans sa décision Peoples que la méthode contextuelle qu’impose la loi fédérale sur les sociétés par actions pour interpréter le devoir de prudence et de diligence permet de tenir compte des conditions socioéconomiques existantes3.

Or, et nous le démontrons dans notre ouvrage, il existe désormais un facteur qui pousse les administrateurs à avoir une vision holistique (de nature éthique, sociétale et environnementale) de leur devoir de prudence et de diligence. Ce facteur, c’est l’émergence et le développement de multiples normes (juridiques ou sociales) régissant l’activité des entreprises qui exercent une influence considérable sur la conduite des administrateurs:

  • Elles mettent en place un balisage différent de la norme de conduite et de l’activité d’un administrateur;
  • Elles démontrent la nécessité d’avoir une conscience claire des intérêts communs;
  • Elles fournissent un instrument de contrôle d’exercice du pouvoir des entreprises.

Des exigences foisonnantes
La rédaction de notre ouvrage nous a aussi permis, sur la base de récentes recommandations de gouvernance d’entreprises provinciales, fédérales ou internationales, de dresser un portrait type des caractéristiques souhaitées d’un administrateur. On veut qu’il soit à la fois:

  • Pleinement investi dans l’exercice de sa mission4
  • Stratège5
  • Visionnaire
  • Gestionnaire de divers risques6
  • Susceptible de porter un jugement objectif sur la conduite des affaires
  • Responsable du choix, de l’encadrement, du fonctionnement et de la rémunération de la direction
  • Apte à s’assurer de l’intégrité de l’information financière
  • Formé
  • Prêt au dialogue
  • Planificateur de sa relève7
  • Capable de s’autoévaluer
  • Et, plus récemment,… une femme8

Toutes ces exigences s’ajoutent à celles traditionnellement demandées à un administrateur en droit: être loyal, demeurer intègre9, ne pas abuser de ses fonctions et éviter les conflits d’intérêts10.

Cela dit, si la norme de conduite prudente et diligente était attendue d’un administrateur par le passé, elle demeurait toutefois discrète et tenait, pour l’essentiel, dans le fait d’être présent aux réunions du CA. Mais attention! Les temps changent…

Mesurer le changement
Bref, la portée du devoir de prudence et de diligence est devenue plus substantielle que jamais. Aujourd’hui, être prudent requiert de saisir parfaitement l’environnement dans lequel évoluent les entreprises. Cet environnement ne peut plus être coupé de ses liens avec le «sociétal» ni être traité en termes strictement économiques. C’est que le contenu du devoir de prudence et de diligence évolue sous l’influence de la RSE.

Peut-être est-ce beaucoup demander aux administrateurs? Pourtant, il faut y voir la conséquence logique de plusieurs facteurs mis ensemble dont:

  • Le contexte actuel de crise économicofinancière;
  • L’accroissement du rôle et de la place du CA dans les recommandations sur la gouvernance des entreprises;
  • La constatation qu’une entreprise ne peut rester isolée de son contexte sociétal;
  • Le poids des entreprises dans nos sociétés contemporaines.

En revanche, bon nombre d’administrateurs faisait déjà preuve de cette prudence et de cette diligence renouvelées. En effet, un article publié dans The George Washington Law Review notait au milieu des années 90: «[d]irectors know that they must deliver on promises to make returns on investments; they rarely need legal or economic theory to remind them. But they also know, even if economists do not, that they are tied to the communities in which they exist and have relationships with those who work for them. From their point of view, community service or philanthropy make perfect sense»11.

Il est donc révolu, le temps où Peter Drucker –auteur notamment du fameux ouvrage Concept of the Corporation– décrivait cyniquement le CA comme «an impotent, ceremonial, and legal fiction».

Plus largement, quelle conclusion tirer de ce billet? Les spécialistes le rappellent souvent et ce n’est pas pour rien: il faut bien réfléchir –et deux fois plutôt qu’une!– avant d’accepter un poste d’administrateur au sein d’une entreprise12.

1 R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions, Montréal, Thémis, 2011, p. 355, para. 770.

2 Au Canada, cette affirmation a été énoncée dans le rapport suivant: Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilité des entreprises, Une nouvelle équation: les profits et les responsabilités des entreprises à l’aube du 21e siècle, rapport final, janvier 2002, p. 11.

3 Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68, para. 64.

4 McFarlane, «Canadian directors clock more hours on boards than U.S., Europe», The Globe and Mail, 14 novembre 2014, http://www.theglobeandmail.com/report-on-business/canadian-boardrooms-undergoing-an-evolutionary-change-amid-new-cyber-risks/article21605681/

5 Le rapport réalisé sous la direction de Guylaine Saucier au début des années 2000 est clair à ce sujet: Comité mixte sur la gouvernance d’entreprise, Au-delà de la conformité, la gouvernance, rapport final, Toronto, 2001, pp. 21 et s.

6 Lipton et al., «Risk Management and the Board of Directors», The Corporate Governance, mars/avril 2010, Vol. 18, no 2, p. 1.

7 Par exemple: Institut des administrateurs de sociétés, Au-delà des limites de mandat: utiliser la gestion de la performance pour guider le renouvellement du conseil, mai 2015.

8 Lilienfeld et N. Beekman, «The Imperative for Gender Diversity on Boards», The Corporate Governance, mai/juin 2014, Vol. 22, no 3, p. 19.

9 Deloitte, «Définir l’intégrité au sein du conseil d’administration», Avis du Centre de gouvernance d’entreprise, mars 2013.

10 A. D’Silva et G. Wood, «Obligations des administrateurs au Canada: six concepts clés», Devoirs et obligations des administrateurs, Stikeman Elliott, 4 mai 2015, http://www.droitcanadienfusions-acquisitions.com/2015/05/04/directors-duties-in-canada-six-key-concepts/.

11 A. Wolfe, «The Modern Corporation: Private Agent or Public Actor?», The George Washington Law Review, 1993, Vol. 50, pp. 1673 à 1693.

12 M. Lyan, «Tout ce qu’il faut savoir avant d’accepter (ou pas) de siéger à un CA», Les affaires, 20 septembre 2014, http://www.lesaffaires.com/dossier/former-un-ca–enjeux-et-obligations/tout-ce-qu-il-faut-savoir-avant-d-accepter-ou-pas-de-sieger-a-un-ca/572194.

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