Droit, entreprise et citoyen
Publié le 4 juillet 2014 | Par Ivan Tchotourian
Responsabilité sociale: quelques conseils aux C.A.
Responsabilité sociale, partie prenante, performance sociale, risque sociétal… Ces mots hantent de plus en plus les conseils d’administration de sociétés de toute taille. Pas un ne se tient aujourd’hui sans que ces thématiques ne soient abordées pour être discutées, prises en compte ou, à l’inverse, rejetées. Les administrateurs sont nombreux à se poser ces questions: Que dois-je faire? Quel est mon rôle face à la responsabilité sociale des entreprises (RSE)? Si la RSE est indiscutablement une préoccupation ancienne au Canada et au Québec, c’est pourtant du côté de l’Europe (plus précisément de la France) qu’il convient de porter un regard attentif en raison d’une évolution récente dans ce domaine.
Canada: une problématique ancienne
Au Canada, le concept de responsabilité sociale ou sociétale des entreprises a émergé très tôt. Ainsi, lors de la présentation de la première Loi sur les forêts de la Colombie-Britannique en 1912, il était déjà énoncé qu’elle visait «[…] the needs of this day and this generation, but also, and no less, for our children’s children, and for all posterity–that we may hand down to them their vast heritage of forest wealth, unexhausted and unimpaired»1. Dans un rapport publié en 2002, la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilisation des entreprises a formulé un certain nombre de recommandations (restées, hélas! sans suite) en vue de rapprocher la RSE des administrateurs.
Parmi ces recommandations, elle a proposé de redéfinir l’obligation fiduciaire des administrateurs: «Le droit corporatif devrait être amendé de façon à préciser la nature exacte des obligations fiduciaires des administrateurs à la lumière des principes de RSE. […] Il s’agirait ainsi de clarifier le principe suivant. Tant que les administrateurs ne négligent pas entièrement les intérêts des actionnaires au profit d’un intervenant qui ne détient aucune action, ils peuvent tenir compte des enjeux suivants dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions et de ce qu’ils jugent le meilleur intérêt de la corporation:
- l’impact des activités de l’entreprise sur ses employés, ses clients, ses fournisseurs et ses créanciers;
- leur impact sur les collectivités où l’entreprise fait affaire;
- les intérêts à court et à long termes de l’entreprise et des actionnaires»2.
Les contextes législatifs fédéral et provincial ont considérablement évolué à compter de la fin des années 90 pour faire place à un nombre imposant de législations intégrant les concepts de RSE et de développement durable. Au Québec, le sujet de la RSE a pris une importance telle qu’il a été discuté à l’Assemblée nationale en 20023. L’adoption récente des lois sur le développement durable par les Parlements canadiens4 et québécois5démontre que la RSE est loin d’être un effet de mode et qu’elle continue d’être promue. En parallèle, les tribunaux ont rendu des jugements qui illustrent la complexité des situations dans lesquelles les administrateurs de sociétés doivent désormais travailler. Par certaines décisions, dont le cas de Peoples6, les juges ont démontré leur ouverture à la problématique de la RSE.
Une telle approche a par exemple été adoptée par la Cour suprême en 1992 dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society7. Dans ce cas d’espèce, le plus haut tribunal du pays a largement interprété les dispositions constitutionnelles au profit d’une démarche de développement durable8. De même, l’affaire Ciment du Saint-Laurent a consacré la responsabilité sans faute d’une entreprise dans une situation où des voisins subissaient des troubles anormaux ou excessifs de voisinage9. Même en l’absence de faute relative aux normes environnementales, l’entreprise a été sanctionnée et l’affaire a mis en lumière l’importance de la norme de conduite prudente et diligente qui pèse sur les administrateurs.
France: pour un rôle proactif des administrateurs
Alors, que doivent faire les administrateurs? Voilà une question simple qui ne connaît pas à l’heure actuelle de réponse satisfaisante. Du moins au Canada. En effet, dans le cadre des discussions sur ce que devraient faire les administrateurs, force est de constater que le Canada est relativement discret10. En comparaison, la France s’est davantage exprimée sur le sujet11. En 2007, l’Institut français des administrateurs (IFA) a affirmé que «[p]rendre en charge les questions RSE relève […] de la mission générale de l’administrateur qui est de veiller, en toutes circonstances, à la défense de l’intérêt social» et que la prise en compte de la RSE par le conseil d’administration se justifiait moins par le risque qu’elle représentait que par sa dimension stratégique12.
En France, l’Autorité des marchés financiers ne s’est pas trompée sur l’importance de la RSE en matière de gouvernance d’entreprise. Dans un rapport de 2013, elle a recommandé que les problématiques de RSE soient inscrites à l’ordre du jour d’un ou de plusieurs comités du conseil (ou qu’elles donnent lieu à la création d’un comité ad hoc) ou du conseil lui-même, selon une fréquence laissée à la libre appréciation des sociétés13.
C’est tout récemment (le 28 mars 2014) que l’IFA a complété les recommandations qu’elle avait émises en 2007. Par une publication sur son site Internet14, elle propose 6 solutions pour aider les administrateurs dans leurs tâches:
- Réfléchir à la dimension RSE des grands sujets débattus en conseil d’administration (croissance, restructuration, innovation, acquisitions, etc.) et l’aborder quand c’est nécessaire
- Favoriser l’existence de travaux d’un comité ad hoc où les sujets RSE sont traités plus en profondeur et participer à ces derniers
- Demander au président d’expliquer la prise en compte de la RSE dans la stratégie de l’entreprise afin qu’elle crée de la valeur pour elle et ses parties prenantes
- Questionner les cadres sur la communication des données liées à la RSE, effectuée à titre obligatoire ou volontaire
- Consulter les rapports et, le cas échéant, rencontrer les experts externes indépendants ayant exprimé un avis sur la performance RSE de l’entreprise (auditeurs, agences de notation, organismes tiers indépendants…)
- Favoriser la réflexion visant à ce que des critères RSE soient utilisés dans le calcul de la part variable de la rémunération des dirigeants et participer à sa mise en œuvre.
Une RSE finalement incontournable pour les administrateurs
La RSE implique une référence à l’éthique économique et commerciale que la gouvernance d’entreprise doit matérialiser. S’il est certain que «[t]here really is no right general answer to the question, “what would constitute a model board”»15, une réflexion sur la RSE s’impose pour tout conseil et pour tout administrateur. Bien que les propositions de l’IFA puissent paraître évidentes, elles ont le mérite d’exister et d’apporter des outils aux administrateurs. Face à un risque de réputation (de l’entreprise et de l’administrateur) qui s’est décuplé16, de tels outils s’avèrent bien précieux.
1 British Columbia, Commission on Resources and Development, Provincial Land Use Strategy: A Sustainability Act for British Columbia, Vol. 1, 1994 cité par T. L. Sandgathe, «Canadian law as a mechanism for the implementation of sustainable development: an introduction» (2002) 30-31 J. Bus. Administration & Policy Analysis 375 au para. 1. ↩
2 Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilité des entreprises, «Une nouvelle équation: les profits et les responsabilités des entreprises à l’aube du 21e siècle», Rapport final, janvier 2002 aux pp. 24 et s. ↩
3 Assemblée nationale du Québec, Commission des finances publiques, «Responsabilité sociale des entreprises et investissement responsable», septembre 2002. ↩
4 Loi fédérale sur le développement durable (LFDD), L.C. 2008, ch.33. ↩
5 Loi sur le développement durable, L.Q. 2006, c.3. Pour un commentaire, cf. P. Halley et D. Lemieux, «La mise en œuvre de la Loi québécoise sur le développement durable: un premier bilan», dans Conférence des juristes de l’État 2009. XVIIIeconférence. Vert, le Droit, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, 93. ↩
6 Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 C.S.C 68. dont j’ai déjà parlé dans un billet précédent. ↩
7 Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3. ↩
8 D’autres décisions confirment que la protection de l’environnement est une valeur fondamentale au Canada: Ontario c. Canadien Pacific, [1995] 2 R.C.S. 1031 à la p. 1076; Canada c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213 à la p. 297. ↩
9 Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, [2008] 3 R.C.S. 392; 2008 C.S.C. 64. ↩
10 Soulignons cependant les recommandations des Autorités canadiennes en valeurs mobilières sur ce que devraient faire les administrateurs en matière d’information environnementale (ACVM, «Avis 51-333 du personnel des ACVM: Indications en matière d’information environnementale», 27 octobre 2010) et, plus récemment, la tenue d’une table ronde sur la «Responsabilité sociale, environnementale et économique» réunissant des membres du Cercle des administrateurs de sociétés certifiés et de l’Institut des administrateurs de sociétés – Section du Québec. ↩
11 Il en va de même des États-Unis. Cf. T. M. Devinney, J. Schwalbach and C. A. Williams, «Corporate Social Responsibility and Corporate Governance: Comparative Perspectives», Corporate Governance: An International Review, 2013, Vol. 21, no 5, p. 413-419; A. Gill, «Corporate Governance as Social Responsibility: A Research Agenda», Berkeley Journal of International Law, 2008, Vol. 26, p. 452-478; E. M. Epstein, «The Corporate Social Policy and the Process of Corporate Governance», American Business Law Journal, 1987, Vol. 25, no 3, p. 361-384. ↩
12 IFA, «Les administrateurs de sociétés cotées et la responsabilité sociale des entreprises», septembre 2007. ↩
13 Autorité des marchés financiers, «Rapport sur l’information publiée par les sociétés cotées en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale», 5 novembre 2013, spéc. p. 10. ↩
14 http://www.ifa-asso.com/actualites/actualites.php?actualite_id=450 ↩
15 J. S. Letts, «Corporate Governing, A Different Slant» (1980) 35 Bus. Law.1505 à la p. 1516. ↩
16 «Devenir membre d’un conseil est une décision sérieuse, qui peut être lourde de conséquences» déclarait récemment M. Joly dans le journal Les affaires (Entrevue de R. Joly, «Vous souhaitez occuper un poste sur un conseil d’administration», les affaires.com, dossier: La gouvernance dans tous ses états, 17 mars 2014). ↩
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