Droit, entreprise et citoyen
Publié le 20 novembre 2013 | Par Ivan Tchotourian
L’entreprise capitaliste deviendrait-elle plus sociale?
Les entreprises sociales occupent de plus en plus de place dans notre environnement économique. Leurs noms sont connus, mais leur structure, souvent ignorée. Saviez-vous que Ben & Jerry’s ou Patagonia en sont? Voyons comment les entreprises de ce type se situent par rapport aux sociétés par actions plus traditionnelles.
Promouvoir une mission d’intérêt public
Actuellement, il n’existe pas de définition juridique de l’entreprise sociale au Canada. Dans ce désert sémantique, une proposition du Groupe d’étude canadien sur la finance sociale apporte un éclairage partiel en précisant qu’il s’agit d’une organisation économique dont la production est orientée vers le marché et la vente de biens ou de services dans le but de promouvoir une mission d’intérêt public1. Le point central est là –et le défi aussi–: c’est une organisation dont la recherche de résultats sociaux et environnementaux est placée à égale importance avec la création de valeur pour les actionnaires, voire sublime cette création.
Au-delà des organismes de bienfaisance
En fait, l’entreprise sociale fait de plus en plus concurrence aux sociétés par actions avec un marché qui ne cesse de croître, lié à une demande des consommateurs en constante augmentation. Et les coopératives (pensons à Mountain Equipment Co-op), les organismes de bienfaisance et les organismes à but non lucratif (OBNL) ne sont pas les seules formes d’entreprise sociale, loin de là!
Il en est une qu’on oublie quasi systématiquement: la société par actions à but lucratif classique, mais qui se donne une vocation sociale. Pourquoi cet oubli? La raison en est simple, les sociétés par actions doivent maximiser les rendements financiers. La shareholder value, rien que la shareholder value: tel est le leitmotiv des sociétés par actions! Les propos de l’économiste américain Milton Friedman selon lesquels une entreprise capitaliste n’a aucune responsabilité sociale résonnent encore de nos jours.
Néanmoins, cette vision des choses est réductrice et ne reflète pas la réalité. Voici pourquoi:
1- Le rejet de tout comportement sociétalement responsable des sociétés par actions relève à mon sens de la mythologie2 et ne correspond pas à l’attention que la direction des entreprises porte à son environnement. D’ailleurs, le droit contribue à intensifier ce souci, tout comme les théories de la responsabilité sociale des entreprises et des parties prenantes.
Au Canada, la fameuse décision de la Cour suprême Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, rendue en 2004, a bouleversé de nombreuses idées reçues sur la signification de l’intérêt d’une société par actions. Rappelons simplement que la plus haute instance du pays avait relevé «qu’il ne [fallait] pas interpréter l’expression “au mieux des intérêts de la société” comme si elle signifiait simplement “au mieux des intérêts des actionnaires”» et «qu’il [pouvait] être légitime pour le conseil d’administration […] de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement». Rien de moins que cela!
2- Plusieurs initiatives législatives récentes font disparaître les barrières entre les mondes «capitaliste» (représenté par la société par actions) et «social» (représenté par l’entreprise sociale).
Par exemple, au Canada, la Colombie-Britannique permet depuis le 29 juillet 2013 l’exploitation d’une société à vocation communautaire (Community Contribution Company) instituant notamment un profit plus grand pour la collectivité et un plafonnement dans le versement des dividendes.
Un autre exemple de cette disparition des barrières se situe aux États-Unis. À l’été 2013, l’État du Delaware a consacré une place dans son droit à une société par actions originale: la Benefit Corporation. Société par actions parmi les autres, la Benefit Corporation présente la particularité de poursuivre un intérêt public général, défini comme une conséquence positive significative sur la société et l’environnement. Cet intérêt doit être constaté par un évaluateur indépendant utilisant des normes rigoureuses de transparence. Pour accomplir la mission de leur entreprise, les administrateurs et les dirigeants ont alors l’obligation de considérer les intérêts des différentes parties prenantes avant toute décision. La reconnaissance légale de ce type d’entreprise est d’autant plus forte de sens que la philosophie économiste et financière de l’État du Delaware a fait sa renommée dans le milieu juridique corporatif.
L’heure du choix
Eu égard à une demande croissante de responsabilisation des entreprises (plus d’une vingtaine d’entreprises étaient devenues des Benefit Corporation quelques jours seulement après que le Delaware ait adopté cette forme de société), la conquête du social sur les terres du droit classique des sociétés par actions constitue une avancée significative. Pour le juriste d’ici, les questions suivantes se posent: le Québec devrait-il faire une place à une forme de Benefit Corporation (qui elle-même n’est pas parfaite3)? Le Canada devrait-il inciter les provinces à agir de la sorte?
Il faut dès maintenant lancer une réflexion d’envergure sur ce sujet. L’entreprise sociale est porteuse d’une finalité positive (aider les autres et la planète) qui est susceptible de répondre aux multiples défis contemporains… Encore faut-il le vouloir et rompre avec le business as usual. Est-ce si compliqué alors que la finalité sociale veut simplement dire que l’économie et le social doivent aller de pair4?
1 Groupe d’étude canadien sur la finance sociale, «La mobilisation des capitaux privés pour le bien collectif», décembre 2010. ↩
2 À ce sujet: L. A. Stout, The Shareholder Value Myth: How putting Shareholders First Harms Investors, corporations and the Public, San Francisco, Berrett-Koehler Publishers, 2012. ↩
3 J’expose mes réserves dans l’article suivant: I. Tchotourian et D. Mannella, «Quand l’État du Delaware adopte la Benefit Corporation : Mythe ou réalité de la redéfinition des devoirs des administrateurs?», Journal des sociétés, novembre 2013, n° 113 (à paraître, 20 pages). ↩
4 K. Polanyi, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, réédition 1983. ↩
Publié le 10 mars 2014 | Par bouhedli mohamed nassim
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