Droit, entreprise et citoyen
Publié le 10 mai 2020 | Par Ivan Tchotourian
COVID-19: actionnaires, engagez-vous!
Le dessinateur des célèbres aventures d’Astérix et Obélix, Albert Uderzo, nous a quittés il y a un peu plus d’un mois. Pour lui rendre hommage, je reprendrais une partie d’une formule souvent employée par les légionnaires romains de cette bande dessinée qu’il avait créée avec René Goscinny et l’appliquerais ici à l’un des acteurs centraux de la gouvernance d’entreprise: l’actionnaire. En ce temps de pandémie mondiale de coronavirus, chers actionnaires, «engagez-vous!»
Dans un précédent billet, j’avais commenté le fait que l’on considère souvent, à tort ou à raison, que les actionnaires sont animés par un seul et unique objectif: celui de voir grandir les bénéfices de l’entreprise! Or, dans la situation que nous connaissons présentement, cette attitude est plus que jamais discutable. En effet, les actionnaires doivent se transformer en investisseurs socialement engagés.
Un besoin des actionnaires
Les actionnaires doivent reprendre en main la gouvernance des entreprises. L’après-COVID-19 impose que, pour ce faire, ils se substituent aux investisseurs. Qu’on ne s’y trompe pas, les entreprises ont besoin d’eux. Non seulement pour des raisons financières (comment pourraient-elles redémarrer sans un investissement financier?), mais encore plus pour des raisons de légitimité et de confiance.
Beaucoup de gens et d’observateurs doutent de la volonté des grandes entreprises de repartir sur des bases différentes de celles qui ont conduit en partie à la crise que traverse présentement la planète. La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est clairement mise en doute1 et nombreux sont ceux qui insistent sur les efforts insuffisants que déploient les grandes entreprises dans le contexte actuel2. Comment ne pas douter, en effet, quand même le gentil Mickey Mouse(!) cesse de rémunérer 100 000 salariés, préférant distribuer 1,5 milliard de dividendes à ses actionnaires et protéger le régime de primes versées aux cadres dirigeants3? Voilà une attitude bien imprudente, car il n’est pas sûr que les entreprises qui négligent la légitimité et la confiance vont survivre après le passage de la COVID-19. À l’heure où ces concepts solidifient la réputation d’une entreprise et assoient sa place dans la communauté, il serait dommage qu’un doute sur leur présence au sein de certaines s’installe.
En préservant leur apport de capital, en investissant dans des entreprises anciennes et nouvelles et en apportant une caution morale aux choix stratégiques qu’elles opèrent, les actionnaires ont une lourde responsabilité: celle de faire traverser la tempête à ces sociétés dont la survie est essentielle à nombre de parties prenantes (salariés, fournisseurs, clients, communauté). Or, la recherche suggère que les gens croient réellement aux valeurs d’une entreprise à partir du moment où ses dirigeants prennent des décisions qui sacrifient la rentabilité à court terme pour le respect de ces valeurs4.
Ainsi, les entreprises ont besoin des actionnaires, mais, bien au-delà de leur argent, c’est de leurs valeurs qu’elles ont besoin. La crise de la COVID-19 est une occasion unique pour ces gens d’affaires de redevenir des parties prenantes responsables, plutôt que des «actionnaires-investisseurs5» qui depuis trop longtemps, comme des passagers clandestins, se cachent derrière leur irresponsabilité et la seule financiarisation des entreprises.
Un engagement responsable
Les actionnaires ont donc leur vaste part à faire dans le redressement futur des entreprises. Comment? En s’engageant. Une telle attitude souhaitée de leur part n’a rien de nouveau dans la gouvernance des entreprises. L’engagement désigne l’influence des actionnaires sur les pratiques des entreprises grâce à la mise à profit de leur position d’apporteurs de capitaux6. Il reflète donc un dialogue constructif entre les deux parties sur un vaste champ de sujets: performance, risque, rémunération des salariés et des hauts dirigeants, gouvernance. La nature spécifique de l’engagement d’un actionnaire réside dans le fait d’utiliser son pouvoir pour «[…] inciter l’entreprise à adopter des pratiques plus soucieuses des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance»7. En d’autres mots, de promouvoir le succès à long terme de l’entreprise8.
Or, si l’engagement demeure une attitude souhaitable de la part des actionnaires en temps normal, il devient une nécessité dans le contexte de la pandémie sanitaire actuelle. Dans un moment si chaotique et incertain, la contribution des actionnaires s’avère essentielle au succès du plan de relance du Canada et du Québec. Une fois cette observation faite, encore faut-il répondre à nombre de questions: que devraient faire les actionnaires? Quelle attitude devraient-ils adopter? Comment devraient-ils s’engager? Comme piste de réponse à l’ensemble de ces questions, une idée-force, issue du blogue des Principes pour l’investissement responsable (PRI) en partenariat avec les Nations unies, émerge avec netteté: «en ce qui concerne la communauté de l’investissement responsable, il est temps pour nous d’intensifier et de jouer notre rôle en tant que détenteurs de capitaux à long terme, de demander des comptes aux entreprises9».
Plusieurs prises de position récemment publiées par les PRI et par diverses organisations sans but lucratif d’investisseurs institutionnels, dont l’International Corporate Governance Network en Angleterre, ICGN et l’Interfaith Center for Corporate Responsability aux États-Unis, apportent un précieux éclairage sur le contenu de l’engagement COVID-19 en fournissant des recommandations aux actionnaires. Ces normes de comportements, désignées sous le vocable stewardship qu’on pourrait traduire par intendance ou gérance, s’organisent autour des éléments suivants:
- Rester calme
Les actionnaires doivent d’abord demeurer calmes et ne pas mettre de pression inutile sur les conseils d’administration (CA) ou sur les hauts dirigeants. Les entreprises sont plongées dans l’inconnu et il y a peu de choses à faire devant ce constat. Les PRI précisent d’ailleurs qu’en ce qui concerne la gestion de la crise pandémique, à moins de preuves de comportements irresponsables de leur part, les investisseurs doivent consentir du temps et des moyens aux entreprises pour leur permettre de réagir adéquatement10
- Se concentrer sur la COVID-19
Les actionnaires doivent s’assurer que le conseil d’administration et la direction se concentrent quasi exclusivement sur la problématique de la COVID-19. La majorité des discussions avec les entreprises et les secteurs concernés doivent être recentrées sur les questions relatives à la COVID-19 et sur les réponses à y apporter. Les discussions portant sur tout autre sujet devraient être reportées dans le but de permettre aux dirigeants et aux conseils d’administration de se concentrer sur la gestion de la crise actuelle11.
- Défendre une approche de long terme
Le 12 mars 2020, le puissant réseau international d’investisseurs institutionnels ICGN a fait connaître sa position dans le contexte de la COVID-19 et a rappelé que les investisseurs devraient maintenir une approche qui favorise des horizons à long terme et la création de valeurs durables pour les entreprises et les marchés12. Les PRI confirment cette approche en conseillant aux investisseurs de «maintenir une orientation à long terme dans la prise de décisions d’investissement13.»
- S’assurer de sécuriser la position des salariés
Dans cette optique, les actionnaires doivent comprendre l’importance de maintenir au maximum les emplois des salariés14 et d’octroyer des congés payés à ceux que leur entreprise se verrait obligée de mettre à pied, qu’ils travaillent à temps plein ou à temps partiel. De plus, la sécurité des salariés et le fait de ne pas les exposer à la COVID-19 doivent demeurer une priorité absolue pour l’entreprise15.
- Abandonner les sacro-saints dividendes
L’économiste Pierre-Yves Gomez souligne que, dans les entreprises, on pâtit depuis des années des exigences absurdes de profit et de leur pression sur le travail et sur les investissements16. Dans les mois et les années à venir, le temps ne sera plus à de telles préoccupations. Si la question du versement des dividendes va bientôt se poser (puisqu’elle rythme les assemblées annuelles), les actionnaires devront rapidement abandonner toute prétention en ce domaine. Comment pourrait-il en aller autrement? Vu l’état de l’économie et des entreprises, l’argent versé en trésorerie va provenir pour une grande partie (sauf pour de rares exceptions) des aides de l’État et, finalement, des impôts des contribuables.
- Se montrer financièrement prudent et souple
Certaines stratégies financières (même fortement rémunératrices) devront être clairement abandonnées, ne serait-ce qu’un temps. Alors que le rachat d’actions est devenu une décision d’affaires relativement commune, il ne doit pas constituer une solution pour les entreprises dans le contexte de la pandémie mondiale. De même, la rémunération de la haute direction et de certains cadres doit faire l’objet d’une attention particulière en ce qui concerne son montant, sa légitimité et sa moralité17. L’Interfaith Center on Corporate Responsability (ICCR) a précisé à ce sujet que, devant la situation difficile qu’entraîne la crise, le soutien des investisseurs responsables peut se traduire par la suspension des rachats d’actions par les entreprises et une restriction de la rémunération des dirigeants et des cadres supérieurs18.
- Maintenir les relations avec les fournisseurs et les consommateurs
Pour stabiliser l’économie et protéger la communauté, les actionnaires devront:
– S’assurer que leur entreprise paie leurs fournisseurs dans les délais et en totalité;
– Veiller à une stabilité dans la chaîne d’approvisionnement;
– Travailler de concert avec les consommateurs qui affrontent un défi financier considérable.
- Être vigilant à l’égard de la démocratie actionnariale
Beaucoup de pays ont facilité la tenue d’assemblée annuelle virtuelle dans le contexte de la COVID-19. Le droit des sociétés par actions au Canada comportait déjà des dispositions en ce domaine19. En dépit de sa légalité, cette assemblée soulève de réels défis pour la démocratie actionnariale20. Aux États-Unis, les actionnaires ont récemment mis en lumière leurs difficultés à se connecter; l’existence de règles nuisibles à leur participation et à leur droit de réagir sur-le-champ; le possible filtrage, par les dirigeants et les administrateurs, des questions soumises d’avance et par écrit qui obtiendront une réponse; les contraintes de temps utilisées comme excuses pour justifier le fait de ne pas répondre à toutes les questions lors de la période de questions; ou des pratiques différentes selon les entreprises (certaines assemblées en ligne sans vidéo, d’autres en audio seulement)21. En France, l’Autorité des marchés financiers a pourtant utilement rappelé le 3 mai 2020 le droit fondamental des actionnaires d’exprimer leur vote en assemblée dans le respect du principe d’égalité entre eux.
Les actionnaires ont certes des droits, mais il est temps qu’ils assument des obligations, notamment en matière de RSE et de gestion adéquate des parties prenantes d’une entreprise. Autrement dit, ils devraient encourager une gestion financière responsable qui permette aux entreprises de prioriser les employés, les sous-traitants, les fournisseurs et le succès à plus long terme de l’entreprise en mettant de côté les avantages consentis aux dirigeants ainsi que les rachats et les dividendes pour les actionnaires22.
Avec la COVID-19, les entreprises peuvent légitimement donner corps à la RSE (voir mon billet de blogue) et dire adieu à la fameuse théorie de la primauté actionnariale23. Ce n’est pas parce que le droit est (à notre sens) imparfait et donne la possibilité aux actionnaires d’agir le plus égoïstement possible (voir mon billet de blogue) que ce comportement est celui à adopter. Après tout, la crise peut être vue comme une porte ouverte vers la RSE!
Repenser le rôle de l’actionnaire
Bien que les conséquences à long terme de la COVID-19 soient difficiles à imaginer à ce stade précoce, nous savons cependant que le virus mettra à rude épreuve tous nos systèmes sociaux et financiers mondiaux. Des millions de travailleurs seront aux prises avec l’impossible quand surviendra la fermeture ou la faillite de leur gagne-pain. Au chapitre des difficultés rencontrées, les communautés vulnérables seront les plus à risque, elles pour qui l’accès aux filets de sécurité sociale et aux ressources financières pour traverser cette période incertaine se trouve limité24.
Une crise aussi globale que celle de la COVID-19 appelle une réponse d’ampleur comparable dans tous les domaines, dont celui de la gouvernance d’entreprise. Et cette réponse, plutôt que de s’inspirer d’une mentalité ancienne, doit se réfléchir en termes de rupture. Une rupture qui s’appuie sur les publications du manifeste de Davos25 et sur la déclaration du lobby américain appelé Business Roundtable, lesquelles avaient déjà redéfini la relation de l’entreprise avec ses parties prenantes26.
Cela fait bien longtemps que les juristes ont observé que les actionnaires se désintéressent du sort des entreprises où leurs fonds sont placés. Encore plus quand ce ne sont pas eux, mais des professionnels qui placent leurs fonds en leur nom et pour leur compte. Au fil du temps, les actionnaires se sont transformés en prêteurs qui réclament une rentabilité tout en rejetant l’investissement qu’elle implique. D’ailleurs, le droit leur impose peu d’obligations, si ce n’est de réaliser le paiement en contrepartie du titre qu’ils reçoivent. Toutefois, «[l]es choses n’ont pas été données au départ et ne sont pas pour ainsi dire naturelles»27.
Alors, actionnaires, retenez une chose de la crise sanitaire mondiale: que cela vous plaise ou non, il va falloir sérieusement vous engager. L’heure est venue d’entendre le clap de fin pour la responsabilité limitée des actionnaires, même si elle demeure ancrée dans le droit des sociétés par actions! C’est à ce prix que les entreprises pourront se redresser.
1 Mark R. KRAMER, «Coronavirus Is Putting Corporate Social Responsibility to the Test», Harvard Business Review, 1er avril 2020. ↩
2 Alastair MARSH, «‘Social Washing’ Is Becoming Growing Headache For ESG Investors», Financial Advisor, 10 avril 2020. ↩
3 «Disney to stop paying 100,000 workers but is still on track to give shareholders $1.5 billion», Los Angeles Daily News, 20 avril 2020. ↩
4 Mark R. KRAMER, «Coronavirus Is Putting Corporate Social Responsibility to the Test», Harvard Business Review, 1er avril 2020. ↩
5 Cette expression a été utilisée par de nombreux universitaires, dont Adolf Berle, Gardiner Means et Claude Champaud. ↩
6 AMUNDI, Engagement actionnarial: pourquoi les investisseurs doivent-ils s’en préoccuper?, Discussion paper, DP-30-2018, 2018, à la p. 7. ↩
7 (Nous soulignons) Etienne PLAMONDON EMOND, «L’engagement actionnarial pour les nuls», Le Devoir, 18 février 2017. ↩
8 «Shareholder engagement aims to promote long-term success of companies.» Chris PIERCE, «Trends in Corporate Governance», dans Richard LEBLANC (dir.), The Handbook of Board Governance. A Comprehensive Guide for Public, Private, and Not-For-profit Board Members, Hoboken, Wiley, 2016, p. 46, à la p. 62. ↩
9 Fiona REYNOLDS, «COVID-19: harnessing the power of collective investor action for change», PRI blog, 27 mars 2020. ↩
10 PRI, «How responsible investors should respond to the COVID-19 coronavirus crisis», 27 mars 2020. ↩
11 PRI, «How responsible investors should respond to the COVID-19 coronavirus crisis», 27 mars 2020. ↩
12 ICGN, «ICGN Viewpoint: Coronavirus as a new systemic risk: implications for corporate governance and investor stewardship», 12 mars 2020, à la p. 2. ↩
13 PRI, «How responsible investors should respond to the COVID-19 coronavirus crisis», 27 mars 2020. ↩
14 «Retaining a well-trained and committed workforce will permit companies to resume operations as quickly as possible once the crisis is resolved.» (INTERFAITH CENTER ON CORPORATE RESPONSIBILITY (ICCR), «Statement on Coronavirus Response», 2020, à la p. 1). ↩
15 INTERFAITH CENTER ON CORPORATE RESPONSIBILITY (ICCR), «Statement on Coronavirus Response», 2020, à la p. 1. ↩
16 Pierre-Yves GOMEZ, «Coronavirus: qu’attendre des actionnaires?», Le Monde, 8 avril 2020. ↩
17 «In the longer term, let’s rethink the way we structure executive pay altogether. Let’s bring it more in line with how the rest of the work force gets paid, both in scale and structure. Let’s get off this endless escalator that assumes the worst of executives – that they’ll only get out of bed if you pay them to do so. It’s not true and it’s not necessary.»» (Kevin THOMAS, «Rethinking executive compensation in times of crisis», The Globe and Mail, 8 avril 2020). ↩
18 INTERFAITH CENTER ON CORPORATE RESPONSIBILITY (ICCR), «Statement on Coronavirus Response», 2020, à la p. 2. ↩
19 Par exemple: Katherine PRUSINKIEWICZ, «Will the coronavirus spark a new era of virtual shareholder meetings in Canada?», NortonRoseFulbright.com, mars 2020. ↩
20 Martin VALLIÈRES, «Les assemblées annuelles en mode virtuel inquiètent les tenants des droits des actionnaires», La Presse, 21 avril 2020. ↩
21 Ted KNUTSON, «Shareholder Virtual Meetings Fraught By Problems, Contend Institutional Investors», Forbes, 4 mai 2020. ↩
22 PRI, «How responsible investors should respond to the COVID-19 coronavirus crisis», 27 mars 2020. ↩
23 Alison OMENS, «How To Be A Stakeholder-Driven Company During the Coronavirus Pandemic», Just Capital, 11 mars 2020. ↩
24 INTERFAITH CENTER ON CORPORATE RESPONSIBILITY (ICCR), «Statement on Coronavirus Response», 2020, à la p. 1. ↩
25 Klaus SCHWAB, «Manifeste de Davos 2020: l’objectif universel d’une entreprise dans la Quatrième Révolution Industrielle», Word Economic Forum, 2 décembre 2019. ↩
26 BUSINESS ROUNDTABLE, «Business Roundtable Redefines the Purpose of a Corporation to Promote ‘An Economy That Serves All Americans’», 19 août 2019. ↩
27 Hubert DE LA BRUSLERIE, «Les voies d’une refondation du capitalisme», Revue française de gestion, 2014, vol. 242, p. 11-35, à la p. 13. ↩
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