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Des lois pour des entreprises plus responsables? – 2e partie

Dans mon billet précédent, j’évoquais l’idée qu’une modification de la législation apparaît comme un enjeu incontournable vers une meilleure prise en compte de considérations sociales et solidaires de la part des entreprises. Cette proposition vers l’imposition d’un objet social, donc d’une définition de leur domaine d’activités, ouvert à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ou pour créer de nouvelles règles en vue d’encadrer la mise sur pied d’entreprises hybrides réactivent des débats que l’on croyait oubliés, voire déjà réglés.

RSE

En effet, certains analystes ont souligné dans le passé la perte d’importance de l’objet social dans le droit positif (écrit) moderne, les actes accomplis par les administrateurs ou les dirigeants n’étant plus sanctionnés par la loi. D’autres ont pensé que le débat concernant la nature et la constitution des compagnies (ou sociétés par actions) était terminé.

Une question très actuelle
Pourtant, avec cette discussion sur l’objet social qui resurgit dans l’espace public, c’est justement l’orientation institutionnelle du droit appliqué aux compagnies selon une approche réaliste qui se trouve remise au goût du jour (voir l’un de mes billets).

Cette discussion fait aussi écho à un courant de pensée qui traverse la sociologie et les sciences économiques et gestionnaires depuis 20121. Les devoirs d’une entreprise devraient être orientés vers la collectivité qui ne se résume plus seulement aux actionnaires2. Rappelons cependant que, dès 1971, l’un des auteurs de l’important projet de loi canadien présenté dans le Rapport Dickerson avait relevé que: «[a] corporation law […] connotes a statutory institution that does not depend on contract and agency doctrine»3

De plus, toute cette question s’inscrit dans un contexte caractérisé par l’apparition de nouvelles lois adoptées ces dernières années sur le plan international (voir ici):

  • Des lois visant à créer une forme juridique à part entière dans le droit des sociétés (comme aux États-Unis avec la Benefit Corporation depuis 2010 ou au Royaume-Uni avec la Community Interest Company (CIC) depuis 2006).
  • Des lois mettant en place une certification qui s’adresse à toutes les entreprises, comme en Belgique, ou imposant aux entreprises de grande taille un conseil RSE devant affecter 2% de la moyenne des profits réalisés sur les 3 dernières années à des activités de responsabilité sociale, comme en Inde.

Malgré cela, Laure Nurit-Pontier, professeure à l’Université de Nantes, affirmait en 2012 que traduire la RSE dans l’objet social des entreprises serait une solution «inopportune»4… Son point de vue pousse à la réflexion. En voici mon analyse.

Une portée partagée
D’abord, le droit canadien inclut déjà des dispositions qui font une place à la RSE. Pour certains analystes, d’ailleurs, il serait le premier à le faire5. Le Canada et le Québec, dans leurs principes généraux de droit des sociétés par actions, consacrent la liberté des administrateurs de déclarer ou non des dividendes lorsque la société fait des profits6.

Par ailleurs, le Canada a développé de nombreuses dispositions statutaires qui sanctionnent les comportements occasionnant des dommages aux parties prenantes7. De plus, depuis 2004, les administrateurs peuvent mettre de côté la norme de la primauté des actionnaires afin de baser leurs décisions sur une conception plus large de l’intérêt de la société. Ce changement est survenu à la suite d’un jugement de la Cour suprême dans l’affaire de la faillite des Magasins à rayons Peoples inc. Dans son arrêt, la Cour a reconnu la pertinence des intérêts de toutes les parties prenantes en indiquant qu’il ne fallait pas interpréter l’expression «au mieux des intérêts de la société» comme si elle signifiait «au mieux des intérêts des actionnaires».

En outre, il a été précisé que: «[l]es intérêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnaires, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie intéressée» 8. Dans une décision rendue quelques années plus tard, la Cour suprême a confirmé sa position et relevé que: «l’obligation des administrateurs est claire: elle est envers la société»9 (voir ici).

Par ailleurs, des entreprises hybrides ont pu se développer jusqu’à présent sans l’intervention du droit «traditionnel», mais plutôt grâce à l’influence d’autres initiatives. À ce titre, l’exemple de la B Corp est probant. Lancée aux États-Unis, cette certification indépendante est accordée aux entreprises qui respectent certaines valeurs sociales et environnementales. Mené par l’organisme à but non lucratif américain B Lab, ce mouvement souhaite créer une communauté afin de promouvoir un nouveau modèle d’affaires.

La certification B Corp connaît un succès grandissant auprès des entreprises canadiennes. «Le Canada fait partie des plus grandes communautés du mouvement B Corp […]. En effet, avec ses quelque 167 entreprises certifiées, le Canada est la seconde plus grande communauté au monde. La Colombie-Britannique et l’Alberta représentent 35% d’entre elles. Ce mouvement est aussi en train de gagner peu à peu le Québec» 10.

Changer la loi ne donne pas de garantie
En outre, l’existence d’une réglementation propre aux sociétés par actions à vocation sociale ne garantit pas une plus grande prise en compte des considérations sociales et solidaires de la part des entreprises. Les chiffres tirés des expériences de la Colombie-Britannique et de la Nouvelle-Écosse, que je mentionnais dans la première partie de ce billet en témoignent. En août 2017, les entrepreneurs sont peu nombreux à avoir utilisé la nouvelle réglementation de la Community Contribution Company (C3) et de la CIC: seules 62 sociétés étaient désignées en tant que C3 selon les services du registraire de la Colombie-Britannique et 4 créées comme CIC selon le registre des sociétés par actions de la Nouvelle-Écosse.

De plus, si l’inscription de la RSE dans l’objet social des entreprises est attrayante, elle ne permet pas d’assurer avec certitude que les administrateurs et les dirigeants la respecteront. Au Canada, les règles juridiques qui prévalent en matière de responsabilité des administrateurs conduisent à une certaine impunité en cas de non-respect de l’inscription statutaire.

Premièrement, dans le cas d’une poursuite, le recours en oppression11, qui stipule qu’un débiteur a commis des gestes frauduleux en raison de sa position de contrôle, se heurte à des difficultés. D’une part, parce que la portée de l’obligation de loyauté qui détermine un contrat de travail est tributaire d’un élément important: les attentes raisonnables. D’autre part, bien que certains recours visent la sauvegarde des «intérêts» implicites d’un demandeur, les juges assimilent la notion d’«intérêt» à celle de «droits»12, ce qui rend l’accessibilité du recours aux parties prenantes plus ardue.

Deuxièmement, le Code civil du Québec, qui s’applique dans le cas où les parties n’ont rien prévu dans leur convention, ne se montre pas si ouvert à accueillir un recours contre des administrateurs ou des dirigeants pour non-respect d’une inscription statutaire favorable à la RSE. En effet, les engagements de RSE inscrits dans les statuts d’entreprise ne rejoignent pas nécessairement les conditions d’application de la responsabilité civile.

Autre bémol à la portée de la loi en matière de RSE: la règle de l’appréciation commerciale, qui protège les administrateurs contre une mise en jeu de leur responsabilité, vient réduire l’efficacité du régime juridique des entreprises hybrides. Pour plusieurs spécialistes, cette règle irait jusqu’à l’encontre des objectifs des entreprises hybrides13. Ainsi, bien que certains analystes affirment que les règles applicables aux entreprises hybrides protégeraient les administrateurs dès lors qu’ils privilégieraient d’autres intérêts que ceux des actionnaires, la protection des administrateurs contre un recours judiciaire des actionnaires prétextant une violation de leurs devoirs demeure14. Toutefois, il existe une réserve essentielle à cette protection qui stipule que les administrateurs et les dirigeants de ces entreprises hybrides ne peuvent ignorer l’intérêt des actionnaires15.

Enfin, légiférer sur l’objet social d’une entreprise ou créer un statut propre d’entreprise hybride doit s’inscrire dans une approche globale. À ce titre, le droit fiscal ne peut être négligé. Au Canada, par exemple, il n’existe pas de taux d’imposition préférentiel pour les sociétés de type C3. Celles-ci sont donc désavantagées en comparaison d’autres structures, notamment les organismes à but non lucratif.

Plus globalement, certains observateurs ont récemment souligné qu’au fond, ce que le droit doit modifier, c’est l’ensemble des textes de loi qui, jusqu’à maintenant, ont priorisé le seul intérêt des actionnaires dans un ensemble de dispositifs qui contraignent les mandataires sociaux16. 

Bref, modifier la loi ou non?
Modifier la loi pour intensifier l’orientation RSE des entreprises est une avenue séduisante: peut-on aller contre l’idée d’inciter les entreprises à tenir compte des retombées sociales ou environnementales de leurs rendements financiers? De même, pourquoi ne pas créer un statut spécifique aux entreprises hybrides au Canada? Modifier le Code civil du Québec, la Loi sur les sociétés par actions du Québec ou la Loi canadienne sur les sociétés par actions pour faire y une place à la RSE et aux parties prenantes dans l’objet social: ce simple geste aurait une charge symbolique considérable à l’endroit des économies canadienne et québécoise.

Une partie du monde de la finance réclame cette prise de position, et un mouvement est en marche à cet effet. À l’heure actuelle, les entreprises à but lucratif font face à de nouveaux défis mis en lumière dans le Report of the Social Impact Investment Taskforce publié en 2014 et illustrés dans le tableau ci-dessous.

mission_sociale

Malgré tous les éléments mis ici en lumière, les interrogations demeurent: nonobstant l’intérêt du message envoyé, le droit canadien devrait-il être changé avec tout ce qu’une telle modification comporte comme zones d’ombre? Sur le plan juridique, la tâche est complexe à mener et risquée. Les valeurs dont le droit canadien se veut le porteur sont-elles à ce point absentes qu’une réforme réglementaire est nécessaire? Quelle devrait être la portée de la modification législative? Une telle réforme fera-t-elle changer l’idéologie économique et la financiarisation du capitalisme?

En conclusion, pour que la RSE soit prise au sérieux, le droit doit être construit avec sérieux.

1 Récemment, voir: Kevin Levillain, Les entreprises à mission – Un modèle de gouvernance pour l’innovation, Paris, Vuibert, 2017; Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac et Armand Hatchuel, La «société à objet social étendu» Un nouveau statut pour l’entreprise, Éd. Presses des Mines, Paris, 2015; Olivier Favereau, L’entreprise: la grande déformation, Paris, Parole et Silence Eds., 2014; Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, Refonder l’entreprise, Paris, Seuil et La République des Idées, 2012.

2 Ivan tchotourian, «L’art de la juste équivalence en droit: Discussion autour du mot “corporate” de l’expression corporate governance», Revue de Recherche Juridique Droit prospectif, 2015, XL:157-2, p. 455, à la p. 491.

3 J.L. Howard, «The Proposals for a New Business Corporations Act for Canada: Concept and Policies» dans Law Society of Upper Canada, Special Lectures of the Law Society of Upper Canada (1972): Corporate and Securities Law, Toronto, Richard de Boo, 1972, 17, à la p. 32.

4 Laure Nurit-Pontier, «L’inscription statutaire, vecteur juridique de RSE?», Revue des sociétés, 2013, p. 323.

5 PM Vasudev, «Corporate Stakeholders in Canada – An Overview and a Proposal», Revue de droit d’Ottawa, 2013-2014, Vol. 45, no 1, à la p. 139.

6 Articles 103 et 118(6) de la loi québécoise sur les sociétés par actions et 115(3) de la LCSA; Mcclurg c Canada, [1990] 3 RCS 1020, à la p 1040.

7 R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions, Montréal, Les éditions Thémis, 2011, à la p. 421, au para. 921, note 132.

8 Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68; [2004] 3 SCR 461, au par. 43.

9 BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, au par. 37.

10 Delphine Poiré Turcotte, La place de B Corp au Québec: Analyse comparative de normes et référentiels de développement durable, Essai présenté en vue de l’obtention du grade de maître en environnement, Université de Sherbrooke, janvier 2017, à la p. 20.

11 Articles 451 de la loi québécoise sur les sociétés par actions et 241 de la LCSA.

12 Sur cette distinction, voir: Paul Martel, La société par actions au Québec. Les aspects juridiques, vol. 1, Montréal, Wilson & Lafleur, 2017, par. 31-196.

13 M. R. Deskins, «Benefit Corporation Legislation, Version 1.0 – A Breakthrough in Stakeholder Rights?», Lewis & Clark Law Review, 2011, Vol. 15, no 4, p. 1047.

14 A. Schoenjahn, «New Faces of Corporate Responsibility: Will New Entity Forms Allow Businesses to Do Good?», Journal of Corporation Law, 2012, Vol. 37, no 2, p. 453 ; S. J. Haymore, «Public (Ly Oriented) Companies: B Corporations and the Delaware Stakeholder Provision Dilemma», Vanderbilt Law Review, 2011, Vol. 64, no 4, p. 1311 ; D. B. Reiser, «Benefit Corporations – A Sustainable Form of Organization?», Wake Forest Law Review, 2011, Vol. 46, p. 591.

15 Celia R Taylor, «Berle and Social Businesses: A Consideration», Seattle University Law Review, 2011, Vol. 34, p. 1501, à la p 1516.

16 Jean-Philippe Robé, Le débat sur le «nouvel objet social de l’entreprise» – le besoin urgent d’un recadrage, 3 janvier 2018.

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