Droit, entreprise et citoyen
Publié le 22 avril 2020 | Par Ivan Tchotourian
Comment relancer les entreprises après la COVID-19?
Le billet que je propose cette semaine est différent de ceux que j’ai publiés jusqu’à maintenant. Il est un peu sous forme de lettre ouverte. En fait, il propose une réforme législative à nos dirigeantes et à nos dirigeants. Un projet raisonnable pour un Québec qui se voudrait audacieux après la COVID-19. Un Québec qui souhaiterait concilier relance économique et bien-être collectif; qui aurait comme ambition de donner aux entreprises par des moyens concrets une réelle chance d’assumer une responsabilité sociale sans demi-mesure.
Nul ne le contestera: la pandémie de coronavirus n’est pas qu’une crise sanitaire. Cette crise est devenue économique et financière. Chaque jour qui passe aide à cette prise de conscience. Voilà qui nous impose d’envisager le monde «après» le plus rapidement possible… La fameuse sortie de crise, si elle n’est pas encore là, va finir par arriver.
Or, se relever de la tempête économique causée par la COVID-19 ne se fera qu’au prix d’entreprises qui vont reconstruire leur gouvernance, redéfinir leurs objectifs et repenser leurs relations avec leurs parties prenantes. Dans l’avenir, une entreprise avec des objectifs sociétaux faibles, de façade ou absents sera-t-elle encore socialement acceptable? Pas sûr, du moins je l’espère.
Si la précédente crise d’envergure mondiale, celle de 2008, était essentiellement financière, celle de 2020 est complexe, protéiforme et met les parties prenantes et le sociétal au centre de ses enjeux. Place donc à un modèle de gouvernance plus participatif et inclusif pour les parties prenantes, avec une stratégie intégrée arrimant les objectifs financiers et non financiers, le tout orienté autour de valeurs sociétales. Au cœur de ces valeurs se trouve la solidarité dont nous allons avoir tant besoin.
Pour que la transition vers ces valeurs se produise véritablement, les conséquences de l’inaction suivant la crise planétaire de 2008 et les leçons à en tirer doivent être bien comprises. La gouvernance des entreprises doit changer, et ce, avec l’appui des pouvoirs publics. Comment le politique doit-il soutenir ce changement? Par la mise en place d’une structure juridique, laquelle est, pour l’instant, inexistante. Pour ce faire, l’État québécois doit consacrer un nouveau modèle d’affaires: l’entreprise à mission sociétale.
Un terreau fertile au Canada
Malgré des croyances tenaces, la mission d’une entreprise ne se limite pas à la satisfaction de l’intérêt des actionnaires et à la recherche d’une rentabilité à court terme. Et, il ne faut pas s’y tromper, il n’y a pas de contrainte juridique pour favoriser le dividende ou le revenu d’emploi pour les actionnaires.
En 2014, dans un document de consultation à propos de la loi fédérale sur les sociétés par actions, Industrie Canada avait recommandé la tenue d’une réflexion sur l’adoption d’un modèle d’entreprise commerciale favorisant le changement social.
Le droit canadien des sociétés commerciales a déjà ouvert la porte à ce changement de paradigme dans la gouvernance d’entreprise, et ce, de diverses façons. Citons, par exemple, l’adoption du projet de loi C-97 en juin 2019 par le fédéral redéfinissant l’intérêt de la société par actions, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans l’affaire dite «Peoples», l’activisme judiciaire favorable au devoir de vigilance de même que les positions des autorités boursières en matière de divulgation non financière.
Toutes ces initiatives vont dans le même sens, soit reconnaître la mission sociétale qui incombe aux entreprises. Or, en cette matière, c’est au CA de choisir la voie à suivre. Mais encore faut-il que celui-ci soit outillé. Pour ce faire, quoi de mieux que la mise en place d’une nouvelle structure légale!
Des efforts insuffisants à l’heure actuelle
Si les entreprises ont pris des engagements de longue date en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), il subsiste toujours des doutes sur leur sincérité. La société commerciale semble vouée dans l’imaginaire collectif à faire du profit et une grande méfiance entoure les intentions de celle-ci quand elle prône un autre objectif. On la percevra souvent comme opportuniste. La société commerciale entretient d’ailleurs cette méfiance quand elle sacrifie ses retraités au profit des actionnaires (comme dans l’affaire Sears).
Avec la COVID-19, et encore plus qu’en 2008, on attend des sociétés commerciales qu’elles assument une responsabilité collective (vis-à-vis de leurs salariés, de leurs fournisseurs, de leurs clients, de la communauté), et pas seulement économique. Pourtant, il faut l’admettre, les entreprises ne montrent pas actuellement beaucoup d’enthousiasme à cet effet. Le droit canadien n’aide pas. Il sépare deux mondes: le monde de l’économie et de la finance traditionnelles avec la société par actions (tournée vers elles) et le monde de l’économie d’impact ou sociale avec les coopératives et les OBNL (tournée vers l’Autre).
Dans les faits, pourtant, ces mondes s’entrecroisent: des sociétés par actions deviennent socialement responsables, des coopératives et des OBNL réalisent des missions lucratives. Les frontières sont de plus en plus poreuses entre les deux. Malheureusement, le message du droit n’est pas suffisamment clair à cet effet. Or, une situation juridique qui manque de clarté épaulera mal une économie qui doit miser sur la solidité pour redémarrer.
Il existe bien une certification privée B Corp, aussi appelée B Lab, pour les entreprises qui se prétendent bonnes élèves de la RSE. Néamoins, à mon sens, c’est à la loi d’amener les entreprises à changer et à faire des enjeux sociétaux leur ADN. Seul le droit définit les normes de conduite et transcrit les valeurs d’une communauté. La justice, fut-elle sociétale, n’est-elle pas son mot d’ordre à la base?
Résister à la séduction américaine
En dehors du Canada, plusieurs modèles dl’innovation dans le droit des sociétés commerciales sont développés à l’heure actuelle: la CIC (Community Interest Companies) en Angleterre; l’entreprise à mission (issue de la récente loi dite «PACTE») en France; la Benefit Corporation en Italie, en Argentine, en Colombie et dans plus d’une trentaine d’États américains. Quel modèle choisir alors? Celui de la Benefit Corporation séduit et a une résonance certaine au Canada. Le Barreau canadien a d’ailleurs recommandé son adoption en 2017, lorsque le gouvernement fédéral l’a consulté pour apporter des améliorations au droit des sociétés. Ce vœu n’a cependant pas été exaucé. Ce type d’entreprise combine l’ajout d’une finalité non lucrative à la recherche de bénéfices et des modifications à la gouvernance devant consolider la poursuite des finalités sociétales qu’elle s’est données.
Cela dit, c’est en Colombie-Britannique que se trouverait le meilleur modèle avec la C3 (ou Community Contribution Company), une solution bien plus ambitieuse que celle porposée par la Benefit Corporation: obligation du CA de favoriser la mission sociale de la société; verrouillage de l’actif pour l’affecter au bien-être de la communauté; et plafonnement du paiement de dividendes et d’intérêts. Une loi québécoise pourrait ajouter à ces aspects l’intégration des parties prenantes au CA (ou dans un comité consultatif rendu obligatoire) et l’édiction de recours judiciaires clairs à leur profit en cas de non-respect de leur intérêt.
De l’audace
Alors, aux membres du Conseil exécutif du gouvernement du Québec, je demande de l’audace! Il faut faire évoluer le droit des sociétés commerciales pour qu’il soit prêt à répondre aux enjeux sociétaux actuels et qu’il nous aide, du même coup, à sortir de la crise de la COVID-19. Oui aux profits (cela demeure un but fondamental d’une société commerciale), mais cela en restant au service d’une fin commune. Si ce n’était pas encore le cas en 2008, nous savons maintenant qu’une structure existe et qu’elle est porteuse d’espoir pour aller vers le mieux. La RSE est utile en temps de crise, donnons-lui des ailes.
En ne consacrant pas l’entreprise à mission sociétale comme modèle d’affaires, nous laisserons se produire une autre crise. En modifiant la loi sur les sociétés par actions du Québec pour faire place aux entreprises à mission sociétale, le Québec va, au contraire, se doter d’un modèle d’affaires favorable au redressement de l’économie. Un modèle apte à le démarquer de ses concurrents en affichant son attachement à une entreprise capitaliste d’un nouveau genre, tout en facilitant le financement de son économie sociale. Cette façon de faire semble aller de soi, puisque le Québec est déjà la province canadienne qui compte le plus grand nombre d’entreprises certifiées B Corp.
La lumière au bout du tunnel, comme le veut l’image chère au premier ministre du Québec, François Legault, n’en sera que plus étincelante.
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