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Photo de Ivan Tchotourian

Grandes entreprises et droits de l’homme – 1re partie

En cette année qui marque le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que peut-on dire de son application dans les grandes entreprises? La reconnaissance de la dignité des humains et de leurs droits est-elle désormais au cœur de leur développement et de leur conduite? Ou, au contraire, faisons-nous face à une justice fantôme en la matière?

Pendant longtemps, les multinationales qui bafouaient les droits de l’homme pour conquérir de nouveaux marchés ou pour accroître leur marge bénéficiaire ont été exemptes de sanctions juridiques1. Encore aujourd’hui, le statut des grandes entreprises témoigne d’une grave asymétrie entre économie et droit, ces 2 domaines ayant évolué à un rythme différent2.

Ainsi, lorsqu’on envisage de sanctionner les entreprises fautives, de délicats problèmes de compétence juridictionnelle se posent, notamment lorsqu’on cherche à engager la responsabilité des sociétés mères pour des infractions ou des crimes commis par leurs filiales. Les entreprises multinationales (ou groupes de sociétés) profitent de la territorialité du droit des États et de la notion de personnalité morale pour y échapper!

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Ce graphique, paru dans le World Investment Report 2016 publié par les Nations unies3, illustre le jeu des personnes morales dont les entreprises multinationales tirent profit et la complexité qui en découle sur leur structure de propriété.

Heureusement, l’impunité nourrie par cet imbroglio semble s’estomper progressivement.

La fin d’une longue histoire?
Plus que jamais, les grandes entreprises sont invitées à se comporter de manière responsable dans la conduite de leurs affaires en prenant en compte les conséquences que peuvent avoir leurs activités sur les individus et sur l’environnement4. De nombreux textes ont vu le jour ces dernières années à ce propos5. Ils rappellent tous que les entreprises doivent respecter les droits de l’homme6. Dans le même sens, de récentes initiatives d’organisations internationales et supra-régionales témoignent qu’il s’agit là d’une question d’actualité.

D’une part, le 24 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a chargé un groupe de travail d’explorer la possibilité d’élaborer un instrument juridique pour contraindre et réglementer, dans le cadre du droit international, les activités des entreprises multinationales. D’autre part, le Parlement européen s’est exprimé à plusieurs reprises au sujet de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), livrant chaque fois un message clair: les entreprises doivent être associées à la résolution des problèmes sociaux. Entre autres, le 25 octobre 2016, l’institution a tenu une résolution remarquée sur la «responsabilité des entreprises dans les violations graves des droits de l’homme dans les pays tiers» (voir mon billet sur le sujet).

La position du Canada
Sur le plan national, le droit évolue aussi et fait une place grandissante aux questions entourant la RSE. Pour encadrer les entreprises multinationales en ce sens, le Canada a fait le choix de favoriser les initiatives volontaires. Il utilise pour cela des outils de droit souple (non imposés et s’appuyant sur les bonnes pratiques).

À ce titre, le gouvernement canadien a publié en novembre 2014 une nouvelle stratégie de promotion de la RSE pour les entreprises extractives canadiennes présentes à l’étranger afin, notamment, d’assurer une meilleure gestion des risques environnementaux et sociaux associés à la conduite de leurs activités (voir mon billet sur le sujet).

Les grandes entreprises canadiennes participent donc d’elles-mêmes à leur responsabilisation sociétale et éthique. Et le pouvoir de leurs actions, même si elles ne prennent pas place sous la contrainte, n’est pas à négliger. Plusieurs projets de loi ont d’ailleurs cherché à étendre la portée du droit canadien pour l’appliquer à des comportements critiquables commis en dehors de son territoire, en particulier dans le secteur extractif. Parmi eux, le projet de loi C-300 est à signaler. Adopté par la Chambre des communes le 22 avril 2009, ce dernier avait pour ambition d’imposer aux entreprises un respect des pratiques internationales exemplaires en matière d’environnement et des normes internationales en matière de droits de l’homme.

Et les autres pays?
Toutefois, certains pays vont plus loin que le Canada et se servent d’outils contraignants pour encadrer les questions concernant la RSE. Ils inscrivent ses principes dans leurs lois pour contrôler les actions des filiales de leurs multinationales ou de leurs sous-traitants à l’étranger.

Par exemple, le Royaume-Uni prévoit qu’une entreprise qui a son siège ou qui exerce une partie de son activité économique sur son territoire est présumée responsable si elle bénéficie des agissements répréhensibles d’un tiers, d’une filiale, d’un intermédiaire ou autre avec lequel elle entretient des relations économiques. L’entreprise ne peut s’exonérer de cette responsabilité qu’en justifiant avoir mis en œuvre les procédures adéquates destinées à empêcher ses partenaires économiques de se comporter de la sorte.

En outre, le Royaume-Uni a adopté très récemment une Loi sur l’esclavage moderne qui contient une obligation de déclaration et de transparence sur les mesures mises en œuvre pour s’assurer de l’absence de recours à l’esclavage dans leur chaîne d’approvisionnement.

La France, de son côté, est également intervenue par la voix de l’Assemblée nationale française (voir mon billet sur le devoir de vigilance). 

Ainsi, après de nombreux débats, la Loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a été adoptée le 27 mars 2017. Elle stipule que toutes les sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre concernées par les seuils fixés à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce doivent mettre en place de manière effective un plan de vigilance qui comporte des mesures propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits de l’homme, les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que les agissements nuisibles à l’environnement.

Cette loi française s’avère ambitieuse, tant par la portée de son exercice (les filiales et les sous-traitants) que par les changements organisationnels qu’elle implique au sein des entreprises concernées (mise en place de dispositifs de contrôle bureaucratiques).

Évidemment, développer et mettre en œuvre des outils légaux pour faire respecter des droits fondamentaux est louable. Mais en l’absence de règles qui permettent aux victimes d’accéder à des recours judiciaires et de se faire entendre, ces mesures, aussi ambitieuses soient-elles, demeurent vaines. Or, à ce jour, ces règles de procédure, qui seraient pourtant essentielles, sont encore les grandes absentes du débat entourant l’encadrement des entreprises en termes de RSE.

C’est notamment cette question que je me propose d’aborder dans mon prochain billet.

***
Ce billet est tiré d’un travail de recherche effectué avec Alexis Langenfeld, étudiant titulaire d’une licence de l’Université Rennes 1 et inscrit à la maîtrise en droit des affaires à l’Université Laval.

1 Emmanuel Decaux, (dir.), La responsabilité des entreprises multinationales en matière de droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2010; Terry Collingsworth, «La primauté du droit sur l’économie mondiale. La responsabilité des multinationales pour violation des droits de l’Homme», dans Isabelle Daugareilh, (dir.), Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 679; Katja Sontag, «La justiciabilité des droits de l’homme à l’égard des sociétés transnationales», dans Laurence Boy, Jean-Baptiste Racine et Fabrice Siiranien, (dir.), Droit économique et droits de l’homme, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 569.

2 Gwynne Skinner, Robert McCorquodale, Olivier DeSchutter, et Andie Lambe,The Third Pillar: Access to Judicial Remedies for Human Rights Violations by Transnational Business, Rapport, International Corporate Accountability Roundtable, 2013, à la p. 1.

3 UNCTAD, UN World Investment Report: Investor Nationality: Policy Challenges, United Nation, 2016, à la p. 130.

4 Camille Phe, Sandra Cossart, Brigitte Dumont, Marine deCarne, Avis de la Plateforme RSE sur le Plan d’action d’application des Principes directeurs des Nations unies pour les droits de l’homme et les entreprises, Rapport, France stratégie, 2016, aux pp. 43 à 57.

5 Martin Heidenreich, «The social embeddedness of multinational companies: a literature review», (2012) 10-3 Socio-Economic Review 549.

6 Voir par exemple les «principes directeurs de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales», principe général II, A-2; la «déclaration de principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale», §8- Politique générale; «les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies»; les «lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale», ISO 26000, principe 4.8 ou principe 6.3.1.2.

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