Droit, entreprise et citoyen
Publié le 31 mars 2016 | Par Ivan Tchotourian
Devoir de vigilance: faut-il emboîter le pas?
Le devoir de vigilance (le duty of care de la common law) serait-il la solution pour renforcer la responsabilité sociale des entreprises (RSE)? Cette interrogation peut de prime abord étonner. La RSE est souvent perçue comme une initiative d’essence volontaire de la part des entreprises, et qui devrait le rester. Dans le même sens, le caractère non obligatoire de la RSE est souvent mis de l’avant comme ADN et condition d’efficacité de toute démarche ouverte aux préoccupations environnementales et sociétales. Perçu comme une contrainte, le droit est alors mis à l’écart. Nulle question de devoir de vigilance, sauf lorsque le «droit mou» est évoqué, par exemple avec les Principes directeurs de l’ONU ou ceux de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
Cependant, ce billet fait écho à des évolutions législatives en cours en France1. En effet, ce pays tente depuis quelque temps de faire passer la RSE au stade de l’obligatoire et de lui donner une portée qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Je m’arrête sur 2 initiatives françaises:
- Une initiative discutée et ambitieuse sur le droit de vigilance, mais qui n’est encore qu’un projet de loi.
- Une initiative concrétisée mais trop méconnue: la modification de l’article 1100 du Code civil français, qui donne à la morale un caractère contraignant.
Le Canada et le Québec devraient-ils s’en inspirer et oser la voie réglementaire de la RSE?
1. Retour sur un projet de loi audacieux
La France vient de faire un pas en avant pour la reconnaissance d’un devoir de vigilance des entreprises. C’est le 23 mars dernier que l’Assemblée nationale française a enfin adopté en 2e lecture la proposition relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (attention toutefois, puisque le cheminement législatif n’est pas clos). Deux articles composent cette proposition de loi, dont les éléments essentiels sont résumés ci-dessous:
Article 1er
Obligation pour les grandes sociétés anonymes d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance comportant les mesures propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant de leurs activités et de celles des sociétés qu’elles contrôlent, ainsi que des activités des sous-traitants ou des fournisseurs sur lesquels elles exercent une influence déterminante.
Article 2
Modalités d’engagement de la responsabilité des sociétés en cas de manquement à l’obligation d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance.
La conséquence de cette proposition de loi est claire: en cas d’absence ou de non-respect d’un plan de vigilance qui concerne directement la RSE, une entreprise pourra être condamnée. Véritable marche en avant pour les défenseurs d’une plus grande responsabilisation des entreprises, l’adoption de ce projet ne doit pas cacher un recul par rapport à la proposition faite 2 années auparavant:
- absence de référence au domaine social;
- portée de l’obligation réduite à la seule mise en place d’un plan de vigilance à visée préventive;
- disparition de la présomption de responsabilité de la société mère initialement envisagée dans le 1er projet;
- référence à un décret en Conseil d’État… décret qui ne sera peut-être jamais adopté!
En dépit de ces quelques critiques, ce projet de loi n’est pas isolé et montre une volonté de la France d’en faire plus en matière de RSE. Depuis une loi du 12 juillet 2010, la France retire de l’exercice du pouvoir par une société mère sur ses filiales un régime permettant d’engager la responsabilité de cette société mère en cas de manquement par ses filiales à leurs obligations environnementales. Plus récemment, une loi du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale a mis en place un devoir d’injonction du maître d’ouvrage ou du donneur d’ordre en vue de faire respecter les droits fondamentaux d’un sous-traitant direct ou indirect.
2. Une ordonnance malheureusement oubliée
Une réforme française est demeurée discrète, mais constitue une évolution importante du droit français. Si je vous parle de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016, je ne suis pas certain que vous en maîtrisiez le contenu. L’article 2 de cette Ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations est pourtant venue modifier le droit civil français et, notamment, l’article 1100 du Code civil. Avant cette réforme, l’article 1100 contenait un seul alinéa prévoyant que «Les obligations naissent d’actes juridiques, de faits juridiques ou de l’autorité seule de la loi». Dorénavant, il contient un second alinéa, qui indique que les obligations «(…) peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui». Voici donc que la morale intègre le droit et acquiert un de ses traits marquants: son caractère contraignant. En effet, rappelons (mais les juristes le savent bien) que la règle de droit est avant tout caractérisée par son caractère obligatoire et l’exercice d’une sanction2.
Cet ajout n’est pas anodin et est porteur pour ceux et celles qui voudraient voir les entreprises davantage responsabilisées au regard des problématiques touchant la RSE. Une lecture attentive de ce nouvel alinéa 2 de l’article 1100 du Code civil français démontre qu’un devoir de conscience peut devenir une authentique obligation. Or, il faut bien en comprendre l’incidence: le respect d’une telle promesse morale est susceptible d’être imposé par la contrainte et ne repose plus sur le seul volontariat de celui qui s’engage.
Le message est donc clair pour les entreprises: la promesse d’exécuter un devoir de conscience (pensons simplement à un engagement de RSE que prendrait une entreprise de ne pas causer de dommages à l’environnement ou une société mère de s’assurer que sa filiale respecte les droits de l’homme) pourrait dorénavant être juridiquement sanctionnée en cas de non-respect.
Adopté par le législateur et intégré au cœur même du Code civil –source fondamentale du droit dans un pays de tradition civiliste comme la France–, le nouvel article 1100 constitue un signal fort de responsabilisation juridique des entreprises.
Oser imposer une vigilance aux entreprises
Inexistantes au Canada et au Québec à l’heure actuelle, ces évolutions juridiques doivent faire réfléchir. Cela est d’autant plus facile que des projets existent3 ou ont déjà été proposés par le passé (même s’ils ont été rejetés4). Même dotés d’une ambition plus restreinte (notamment quant aux entreprises visées), ces projets démontrent un intérêt à encadrer davantage les entreprises. Le Canada a d’ailleurs déjà fait un 1er pas de nature jurisprudentielle, comme je vous en ai parlé dans un précédent billet. Il suffit de continuer et d’intensifier le mouvement! La nouvelle équipe fédérale osera-t-elle s’attaquer à ce dossier, elle qui a déclaré faire de l’environnement une de ses priorités? Si rien ne se dessine à l’heure actuelle, qui sait s’il n’en ira pas différemment dans un avenir rapproché.
Certains argueront que des solutions existent déjà pour responsabiliser les entreprises (par exemple, utiliser la levée du voile corporatif). Toutefois, celles-ci sont complexes à mettre en œuvre et truffées d’obstacles de fond et procéduraux.
Alors que la concurrence réglementaire entre États a longtemps récompensé les moins-disants (et donné aux entreprises une impunité5), pourquoi n’en irait-il pas autrement aujourd’hui? Pourquoi le Canada ou le Québec n’imposeraient-ils pas une vigilance accrue aux entreprises, vigilance qui est quasi absente en droit nord-américain? Le signal serait fort, la position serait innovante et marquerait d’une pierre blanche l’histoire. Chimère, me direz-vous… sauf qu’il ne faut pas oublier la prise de conscience mondiale de la finitude du monde terrestre dont la conférence de Paris a été le témoin à l’automne 2015.
1 Ce billet fait également écho à un colloque auquel j’ai participé à l’Université de Montréal, le jeudi 24 mars 2016, intitulé «Vers la consécration d’un devoir de vigilance: mythe ou réalité?». ↩
2 Jean-Louis Bergel, «Théorie générale du droit», Paris, Dalloz, 2003, à la p. 43, au par. 33. ↩
3 Projet de loi C-323, «Loi modifiant la Loi sur les Cours fédérales (promotion et protection des droits de la personne à l’échelle internationale)». ↩
4 Projets de loi C-584 («Loi concernant la responsabilité sociale d’entreprise inhérente aux activités des sociétés extractives canadiennes dans des pays en développement», 41e législature, 2e session, 2013-2015) et C-300 («Loi sur la responsabilisation des sociétés à l’égard de leurs activités minières, pétrolières ou gazières dans les pays en développement», 40e législature, 3e session, 2010-2011). ↩
5 Marcel Lizée, «Le droit des multinationales: une impasse juridique?», Revue québécoise de droit international, 1985, no 2, p. 271. ↩
Publié le 6 février 2018 | Par Ivan Tchotourian
Publié le 14 octobre 2017 | Par Denis Drapeau
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet