Droit, entreprise et citoyen
Publié le 21 décembre 2015 | Par Ivan Tchotourian
Responsabilité sociale des minières: faut-il y croire?
Les projets canadiens et québécois d’extraction minière se sont multipliés, ces dernières années, ce qui pose certains défis en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Dans ce contexte, que vaut la nouvelle stratégie canadienne de promotion de la RSE? Peut-on croire qu’elle remplira ses promesses?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2013, l’industrie minière a contribué à hauteur de 54 G$ du PIB du Canada. La Bourse de Toronto (TSX) et la Bourse de croissance TSX ont accueilli 57% des sociétés minières du monde. Ensemble, ces bourses accaparent 48% des capitaux propres mobilisés à l’échelle internationale par les sociétés minières et ont représenté 46% des investissements en actions dans l’industrie minière mondiale, en 2013.
Le Canada et le Québec sont donc directement concernés par la conciliation des aspects économiques, environnementaux et sociétaux de l’activité des entreprises minières1. C’est d’autant plus vrai qu’ils ont été pointés du doigt à plusieurs reprises concernant leur insuffisance en matière de responsabilité des entreprises pour des violations aux droits humains commises à l’étranger2. «On several occasions, beginning in 2002, [The United Nations treaty bodies] have urged Canada, specifically, to assume its responsibility to protect against human right abuse outside its territory and to provide effective oversight regarding its companies’ overseas operations including through extraterritorial regulation»3. En 2009, une étude a révélé que les entreprises minières canadiennes étaient impliquées dans 33% des 171 incidents sérieux (conflit avec les communautés, non-respect des droits humains, pratiques non éthiques, dégâts environnementaux…) survenus entre 1999 et 2009 dans le domaine de l’extraction minière4.
Or, voilà un peu plus d’un an, le Canada a décidé de renouveler sa stratégie dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises minières afin, notamment, d’assurer une meilleure gestion des risques environnementaux et sociaux associés à la conduite d’activités extractives à l’étranger.
Une ambition clairement affichée
Dans ce billet, je me penche sur le nouveau document, la Stratégie de promotion de la responsabilité sociale des entreprises pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger, pour y jeter un regard critique. Ma réflexion est simple et s’articule autour des questions suivantes: cette stratégie est-elle susceptible d’améliorer le comportement des entreprises minières? Apporte-t-elle une réponse adéquate à l’obstacle que constitue l’extraterritorialité des activités du secteur extractif5? Derrière tout cela, faut-il finalement croire en la RSE quand elle se traduit par un droit non obligatoire et plein de bons sentiments que les juristes appellent soft law?
La Stratégie est ambitieuse dans le discours… assurément! Le gouvernement canadien annonce que cette stratégie fait état de la détermination du Canada à promouvoir la RSE et renforce son engagement à ce que les entreprises extractives intègrent de telles pratiques dans leurs opérations. «Il est essentiel que les entreprises mènent leurs activités de manière responsable, consciencieuse et systématique afin de limiter les risques environnementaux et sociaux qui y sont rattachés, y compris ceux liés aux droits de la personne», peut-on y lire. De même, il y est écrit que le gouvernement s’attend à ce que les entreprises canadiennes appliquent les principes de RSE dans l’ensemble de leur structure de gestion afin de mener des activités à l’étranger qui soient durables d’un point de vue économique, social et environnemental: «Ainsi, les entreprises doivent bien comprendre l’incidence de chacune de leurs activités sur l’économie, la collectivité et l’environnement avoisinant, et faire en sorte que leurs activités leur soient profitables et qu’elles apportent aussi des retombées positives aux autres intervenants concernés.»
Les 4 axes de la Stratégie
Axe 1 – Favoriser un meilleur rendement des entreprises en matière de RSE.
Il est demandé aux entreprises, non seulement de respecter les lignes directrices et les pratiques exemplaires internationales en matière de RSE, mais encore d’apporter des avantages à long terme aux collectivités touchées par leurs projets. En outre, les entreprises devront appliquer les principes de RSE dans l’ensemble de leur structure de gestion. Enfin, le gouvernement du Canada s’attend à ce que les entreprises présentes à l’étranger respectent les droits de la personne ainsi que les lois applicables, et qu’elles satisfassent aux normes internationales généralement reconnues en matière de conduite responsable des affaires, ou même qu’elles les surpassent.
Axe 2 – Promouvoir et renforcer les principes de RSE.
Les entreprises devront faire mieux que le minimum lorsque les normes d’un pays hôte sont moins contraignantes que les exigences internationales. Cet axe est organisé autour de quatre principes:
- Promouvoir le cadre international existant dans le domaine de la RSE et exiger des entreprises qu’elles se conforment aux grandes normes et lignes directrices.
- Communiquer les lignes directrices élaborées au Canada aussi bien par elles que par les associations canadiennes de l’industrie.
- Reconnaître l’importance qu’occupent les considérations liées à la RSE.
- S’adapter aux pratiques en évolution.
Axe 3 – Favoriser l’établissement de réseaux et de partenariats.
Le gouvernement canadien annonce qu’il va accroître ses efforts visant à appuyer la collaboration entre les entreprises et les collectivités, y compris à l’étape de l’exploration. Dans ce cadre, le Service des délégués commerciaux du Canada est mis en avant et devra agir de manière «proactive».
Axe 4 – Faciliter le dialogue et les mécanismes non judiciaires en vue du règlement des différends.
La nouvelle stratégie canadienne donne un rôle plus affirmé au Bureau du conseiller en RSE de l’industrie extractive tout en mettant en place des instruments d’incitation au comportement responsable des entreprises6 et un mécanisme non judiciaire de règlement des différends. Ainsi, des mesures de prévention proactives sont élaborées au sein de la nouvelle stratégie. Le Bureau du conseiller en RSE se voit confier un double mandat: être un facilitateur de dialogue entre les entreprises et les collectivités, et examiner les pratiques de RSE des entreprises réalisant des activités à l’étranger.
La Stratégie n’a pas assez osé
Si la nouvelle stratégie se révèle plus prometteuse que celle de 20097, elle témoigne de faiblesses (et d’un angélisme avoué sur le volontarisme des entreprises) qui peuvent être résumées en 2 affirmations:
- Ce que la Stratégie a fait, et c’est insuffisant!
- Lorsqu’elle prévoit l’harmonisation des pratiques des entreprises canadiennes avec les lignes directrices internationales en matière de RSE, la Stratégie accorde parfois une marge de manœuvre aux entreprises, comme l’illustre l’utilisation de l’expression «dans la mesure du possible».
- La RSE ou les valeurs canadiennes ne sont pas définies, les critères de concordance entre les opérations des entreprises et les lignes directrices internationalement reconnues en matière de RSE ne sont pas précisés et il n’y pas de guide sur ce qu’implique le respect des droits de l’homme.
- Ce que la Stratégie n’a pas fait, et c’est dommage!
- Aucun mécanisme judiciaire spécifique au profit des victimes n’a été institué. Ni le Bureau du conseiller en RSE, ni le Point de contact national (PCN) du Canada n’ont le pouvoir d’ordonner et d’imposer une indemnisation pour les victimes de violation des droits de la personne.
- La Stratégie n’a pas mis en place un ombudsman indépendant pour enquêter sur les plaintes relatives aux droits humains impliquant les activités des entreprises à l’étranger.
- Les résultats du processus d’examen mené par le Bureau du conseiller en RSE n’ont pas à être conformes aux droits ou aux lignes directrices internationalement reconnus touchant de près ou de loin la RSE.
Croire en la RSE
Les entreprises du secteur minier font face à des défis considérables en raison des conséquences de leur activité sur la quantité de ressources disponibles, sur l’environnement et sur la société civile. À l’heure actuelle, elles ne peuvent plus échapper à ces défis: «(…) mining is viewed both as an essential part of, and a threat to, sustainable development»8.
À notre question de départ –faut-il croire à la RSE?–, je répondrais donc: oui, mais à long terme! Assurément, la RSE offre une voie alternative de responsabilisation des entreprises fondée sur un adoucissement des normes dures et sur l’adhésion et la participation volontaire des destinataires pour garantir une meilleure efficacité et un niveau de protection adéquat des droits fondamentaux9. Toutefois, la RSE ne peut agir seule et le droit –dans une version plus hard (un droit de nature obligatoire)– ne doit pas être oublié. Or, les choses bougent en ce domaine (voir mon billet «Haro sur l’irresponsabilité des entreprises» du 10 juin 2015). C’est donc juste une question de temps pour que la RSE exprime tout son potentiel…
1 Aurélie-Zia Gakwaya, «Développement durable et réformes législatives du secteur minier: regards croisés Québec-France», Essai, P. Halley (dir.), maîtrise en droit de l’environnement, développement durable et sécurité alimentaire (LL.M.), Université Laval, 2014. ↩
2 Voir les rapports, les campagnes, les recours judiciaires et les mécanismes de griefs non judiciaires cités dans l’article de Penelope Simons: Penelope Simons, «Canada’s Enhanced CSR Strategy: Human Rights Due Diligence and Access to Justice for Victims of Extraterritorial Corporate Human Rights Abuses», Working Paper Series WP-2015-21, July 2015, spéc. p. 10 et s. ↩
3 «Human Rights, Indigenous Rights and Canada’s Extraterritorial Obligations», Thematic Hearing for 153 Period of Sessions Inter-American Commission on Human Rights, 28 octobre 2014, spéc. p. 11. ↩
4 Canadian Centre for the Study of Resource Conflict, «Corporate Social Responsibility: Movements and Footprints of Canadian Mining and Exploration Firms in the Developing World», octobre 2009, spéc p. 6. ↩
5 L’absence de personnalité juridique internationale des entreprises multinationales qui constituent des groupes de sociétés (formes que recouvrent les sociétés minières et extractives canadiennes) les dispense de respecter le droit international et les normes censées régir l’espace où elles se déploient. Voir le refus récent de la Cour suprême des États-Unis de déclarer la responsabilité de la Royal Deutsch Shell Petroleum pour les dommages causés au peuple Ogoni au Nigéria: US Supreme Court, 2d circuit, Kiobel v. Royal Deutsch Shell Petroleum, no 10-1491, 17 avril 2013. ↩
6 La participation au dialogue et au recours non judiciaire reste volontaire, mais dans l’éventualité où une partie choisirait de ne pas participer au processus d’examen du Bureau du conseiller en RSE ou du Point de contact national (PCN) du Canada, sa décision sera rendue publique. ↩
7 Penelope Simons, «Canada’s Enhanced CSR Strategy: Human Rights Due Diligence and Access to Justice for Victims of Extraterritorial Corporate Human Rights Abuses», Working Paper Series WP-2015-21, July 2015, spéc. p. 11. ↩
8 Ian B. Lambert, «Mining and Sustainable Development: Considerations for Minerals Supply», Natural Resources Forum, 2001, Vol. 25, no 4, p. 275, spéc. p. 275. ↩
9 Pascale Deumier, «La responsabilité sociétale de l’entreprise et les droits fondamentaux», Recueil Dalloz, 2013, p. 1564. ↩
Publié le 24 janvier 2016 | Par Marc-André Gagnon
Dans un premier temps, je suis heureux de voir qu'enfin le Canada semble se soucier de l'impact de ses entreprises à l'étranger.
Dans un second temps, j'ai l'impression que cette stratégie de promotion de la RSE n'est qu'une mascarade servant à faire taire quelques critiques internationales.
Comme vous l'illustrez si bien, les minières canadiennes, pourtant issues d'un pays où les droits de l'Homme sont fondamentaux, sont loin d'être des chefs de file en matière de RSE. Je dirais encore plus; en dehors des limites du pays, certaines d'entre elles semblent simplement oublier la valeur de la vie humaine. Je pense notamment au scandale qui a eu lieu en 2013 par rapport à une minière Britanno-colombienne sur qui reposait des allégations de travail forcé de travailleurs en Érythrée s'apparentant dangereusement à de l'esclavage (http://www.lapresse.ca/international/afrique/201301/16/01-4611770-erythree-une-societe-miniere-canadienne-montree-du-doigt.php). À l'époque, la lecture de ces allégations m'avait profondément choqué en tant que citoyen canadien et du monde. Personne au Canada n'accepterait qu'une entreprise agisse de la sorte en territoire national. Pourquoi alors permettre que nos entreprises s'enrichissent ailleurs en mettant de l'avant de telles pratiques inhumaines? Parce que oui, la mise en place de telles politiques «molles» est l'équivalent d'un cautionnement complet d'actes de la sorte. À quoi sert d'énoncer un droit alors qu'aucun moyen concret n'est mis en oeuvre pour le faire respecter?
Dans cette perspective, je doute que ce soit la RSE, sous sa forme incitative plutôt qu'impérative, qui puisse apporter les réponses adéquates à ces problèmes. Si les politiques de RSE peuvent avoir une influence positive dans des pays relativement développés et démocratisés, il semble qu'elles ne représentent pas le meilleur remède pour les pays en voie de développement. Ceux-ci doivent souvent fermer les yeux sur certaines pratiques, puisqu'ils sont à la merci de la puissance économique des multinationales. Il s'ensuit qu'il faudra, avant toute chose, s'efforcer de renforcer les mécanismes de protection des droits de la personne, et ce, à l'aide de normes strictes et sévères.
Enfin, pour répondre à la question de départ, je dirai que je croirai complètement à la responsabilité sociale des entreprises lorsqu'elle cessera de s'appliquer suivant un système de deux poids, deux mesures. Il va sans dire qu'un tournant important se dessine en matière de RSE, mais encore faut-il que tout le monde embarque dans le bateau!
Bref, je vous remercie pour ces notions éclairantes et critiques en lien avec la position canadienne en matière de RSE. De tels billets contribuent certainement à l'avancement du droit dans le domaine.
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