Droit, entreprise et citoyen
Publié le 13 avril 2018 | Par Ivan Tchotourian
Grandes entreprises et droits de l’homme – 2e partie
Dans mon précédent billet, j’explorais la portée que peuvent avoir les outils légaux lorsqu’il s’agit de faire respecter les droits fondamentaux. À la fin de mon analyse, j’ajoutais que cette portée ne peut être considérée sans la question des règles de procédure qui permettent aux victimes d’accéder aux recours judiciaires.
En effet, au cœur des discussions qui portent sur la judiciarisation du comportement des grandes entreprises en matière de responsabilité sociale (RSE), les règles de procédure ne doivent surtout pas être oubliées. Le principe d’accès à des voies de recours, judiciaires ou non, pour les victimes d’atteintes aux droits de l’homme fait clairement partie des normes de RSE. Pourtant, à l’heure actuelle, demeurent des obstacles de procédure auxquels se heurtent les victimes1.
Un obstacle dans le Code civil?
Parmi ces obstacles, la règle dite du forum non conveniens (FNC) revient souvent. Cette doctrine issue de la common law a été introduite au Québec lors de la réforme du Code civil de 1994. Elle reconnaît aux juges québécois le pouvoir discrétionnaire de ne pas exercer leur compétence dans le cas d’un litige s’ils estiment qu’il est plus approprié que ce litige soit tranché par un tribunal situé dans un pays étranger. En clair, l’article 3135 stipule: «Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige».
Par ailleurs, 4 conditions cumulatives sont exigées pour que les juges puissent recourir à la doctrine du FNC:
- la compétence d’une autorité québécoise;
- le caractère exceptionnel de l’affaire;
- une demande à la cour d’application de ladite doctrine;
- la preuve que les autorités compétentes d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige.
Toutefois, le texte de l’article 3135 ne prévoit pas expressément de disposition concernant l’obligation pour un juge qui déclinerait compétence de faire la preuve qu’une cour étrangère spécifique est compétente pour traiter le litige. Prouver que les autorités d’un autre État le sont est suffisant2. Cependant, «[…] pour éviter un déni de justice, lorsque cette compétence semblait plus douteuse, les tribunaux québécois ont admis un sursis à statuer, comme le font couramment leurs collègues dans les pays de common law, jusqu’à la preuve que ce tribunal pressenti l’accepte bien»3.
Une pratique problématique?
Dès que des dommages (comme une violation des droits de l’homme) impliquent une entreprise multinationale d’ici, les cours canadiennes et québécoises peuvent être saisies de l’affaire afin que les victimes, même si elles sont d’origine étrangère, obtiennent une indemnisation sur le plan civil. En pratique, pourtant, la doctrine du FNC rend cette mise en application problématique.
Le FNC, en donnant la possibilité à des juges de se soustraire à une affaire, fragilise les demandeurs-victimes qui sont déjà dans une position de vulnérabilité par rapport au défendeur-auteur supposé du méfait (la grande entreprise). Sans compter que ces victimes n’ont souvent pas accès à la justice dans leur pays.
De fait, parmi ces recours portés devant des juges québécois, mais finalement non pris en charge par eux, moins de 4% auraient été reconduits devant les cours des pays «hôtes». Et à l’intérieur de ces 4%, la décision rendue n’est pas toujours juste et équitable4.Plus encore, même lorsqu’un jugement équitable est rendu, il est rarement appliqué.
Pour justifier son existence, la doctrine du FNC trouve son fondement sur l’idée suivante: soumettre un contentieux en lien avec la RSE aux juridictions d’un pays hôte permettrait aux juristes de ce pays d’améliorer leur compétence en matière de protection des droits de l’homme tout en étant un moyen de faire évoluer le droit en ce domaine.
En contrepartie, de sérieuses critiques remettent en question la doctrine du FNC. Considérant que son application remet en cause l’accès des victimes à la justice, la règle du FNC est-elle justifiée au regard des objectifs de responsabilisation des entreprises multinationales? Et ne renforce-t-elle pas l’impunité si décriée de ces grandes entreprises5?
En réalité, la règle du FNC est de plus en plus perçue comme un obstacle à la responsabilité extracontractuelle de ces entreprises. Cette perception est accentuée par une lecture des jurisprudences étatsuniennes et canadiennes témoignant que la réception des moyens déclinatoires fondés sur la doctrine du FNC par les juges nord-américains est une réalité concernant la responsabilité extracontractuelle des entreprises pour des faits graves.
Ni la courtoisie internationale et le refus de l’impérialisme, ni l’élection de juridiction (forum shopping), ni la congestion des cours ne permettent d’établir la légitimité de la doctrine du FNC qui apparaît comme inadaptée dans un contexte de mondialisation et de progrès technologiques. La doctrine du FNC est encore plus contestable par rapport aux objectifs de justice du droit.
Une loi plus accessible pour les victimes
Dans ce contexte, les décisions rendues en 2016 et 2017 par des juges de Colombie-Britannique dans les affaires Araya v. Nevsun Resources Ltd.6et Garcia v. Tahoe Resources Inc.7 témoignent d’un changement d’approche. Elles permettent d’envisager plus facilement la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise multinationale (dont le siège social est au Canada) pour des violations des droits de l’homme commises à l’étranger. Ces arrêts entendent en effet faciliter l’accès aux cours pour les victimes.
Par ces 2 décisions, les cours canadiennes démontrent une volonté de traiter les réclamations liées aux opérations effectuées à l’étranger par des sociétés minières canadiennes, même lorsque ces réclamations ne sont pas directement liées au Canada. Il en va ainsi lorsque les cours sont convaincues que les demandeurs n’obtiendront pas justice dans leur tribunal d’origine. Ces 2 décisions, couplées aux arrêts Hubday8 et Chevron9, indiquent que les juges canadiens sont plus favorables à des demandeurs étrangers dès lors que la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise est judiciairement engagée.
Ainsi, lorsqu’il y a négligence des droits de l’homme dans la sphère économique10, le droit admet de plus en plus une responsabilité judiciaire des grandes entreprises (voir mon billet sur le sujet). Cette judiciarisation des questions de RSE11 amène les grandes entreprises à repenser leur responsabilité sur des fondements nouveaux12.
En effet, ce mouvement du droit est lourd de sens pour les entreprises multinationales: il les fait passer de «prédatrices» à «protectrices de la RSE»13! Mais, il est aussi lourd de sens pour la RSE, compte tenu du poids sans cesse plus important de ces entreprises sur l’échiquier mondial, comme le démontre le tableau suivant14.
Il n’en demeure pas moins que les règles de procédure doivent être adaptées à cette responsabilisation croissante des entreprises pour offrir aux demandeurs la possibilité d’obtenir justice.
En résumé, lorsqu’on examine la doctrine du FNC, il est facile de constater qu’elle crée de l’insécurité en plus d’être la source d’un déséquilibre, notamment lorsqu’une violation des droits de l’homme est en cause.
D’une part, cette insécurité résulte du fait qu’une cour canadienne ou québécoise peut être compétente pour juger d’une affaire sans que ladite affaire soit, au final, entendue par les juges canadiens ou québécois. D’autre part, le déséquilibre provient de la situation des parties en conflit. Devant de grandes entreprises, dont les ressources humaines, financières et politiques sont considérables, se trouve un demandeur victime d’une violation des droits de l’homme, dans la plupart des cas un villageois ou un membre d’une petite communauté, en situation de forte vulnérabilité. En surcroît du FNC, la fragilité de cette victime est aggravée par les règles du droit international privé et par les conflits de lois qui peuvent, dans certains cas, donner au défendeur (auteur de la violation) une prise sur l’issue du procès.
Il reste donc du travail à faire afin de mieux protéger légalement les victimes…
***
Ce billet est tiré d’un travail de recherche effectué avec Alexis Langenfeld, étudiant titulaire d’une licence de l’Université Rennes 1 et inscrit à la maîtrise en droit des affaires à l’Université Laval.
1 Les auteurs du rapport The Third Pillar: Access to Judicial Remedies for Human Rights Violations by Transnational Businessont fait un bilan des différents obstacles aux poursuites: les prescriptions, les difficultés probatoires et le coût des procès (Gwynne Skinner, Robert McCorquodale, Olivier DeSchutter, et Andie Lambe, The Third Pillar: Access to Judicial Remedies for Human Rights Violations by Transnational Business, Rapport, International Corporate Accountability Roundtable, 2013, aux pp. 18 et s.). ↩
2 Bennaouarc. Machhour, 2012 QCCA 469 (CanLII). ↩
3 Gérard Goldstein, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.), vol. 2, coll. «Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ)», Montréal, Editions Yvon Blais, 2011, à la p. 17. Il n’existe toutefois pas de consensus sur le sujet, les juges pouvant exiger que les autorités de l’État pressenti soient effectivement compétentes selon leurs propres règles de droit international privé (ibid.). ↩
4 PaulSantoyo, «Bananas of wrath: How Nicaragua may have dealt forum non conveniensa fatal blow removing the doctrine as an obstacle to achieving corporate accountability», (2005) 27-3 Houston Journal of International Law703, à la p. 712. ↩
5 Antonio Manganellaet Olivier Maurel, «De l’impunité des multinationales», (23 avril 2012) Le Monde. ↩
6 Araya v. Nevsun Resources Ltd., 2016 BCSC 1856. ↩
7 Garciav. Tahoe Resources Inc., 2017 BCCA 39. ↩
8 Choc v. Hudbay Minerals Inc., [2013] ONSC 1414. ↩
9 Chevron Corp.c. Yaiguaje, [2015] 3 R.C.S. 69. ↩
10 Mohamed Mahmoud Ould Mohamed SALAH,L’irruption des droits de l’homme dans l’ordre économique international: mythe ou réalité?, Paris, LGDJ, 2012. ↩
11 Ivan Tchotourian, Valérie Deshayeet Romy MacFarlane-Drouin, «Entreprises et responsabilité sociale: évolution ou révolution du droit canadien des affaires?» (2016) 57-4 Les Cahiers de Droit635, 665. Sur cette question, voir aussi : KathiaMartin-Chenut, Juridicisation et judiciarisation de la RSE: le rôle du droit international des droits de l’Homme, dans Jean-Pierre Chanteau, Kathia Martin-Chenut, Michel Capron (dir.), Entreprise et responsabilité sociale en questions, coll. «Rencontres», Classiques Garnier, 2017, p. 239, aux pp. 250 et s.; Gaëtan Marain,La juridicisation de la responsabilité sociétale des entreprises, coll. «Institut de droit des affaires», Aix-en-Provence, PUAM, 2016. ↩
12 En France par exemple, le procès Erikaa battu en brèche le principe d’autonomie des personnes morales en retenant 2 responsabilités: celle de la société Total, affréteur véritable du navire ayant causé la marée noire, et celle de la société propriétaire du pétrolier. ↩
13 Kathia Martin-Chenut, «Panorama en droit international des droits de l’homme», dans Kathia Martin-Chenutet René de Quenaudon (dir.),La RSE saisie par le droit. Perspectives interne et internationale, Paris, Pedone, 2016, p. 27. ↩
14 UNCTAD, UN World Investment Report: Investor Nationality: Policy Challenges, United Nation, 2016, à la p. 142. ↩
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