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Photo de Sophie Brière

Femmes dirigeantes: obstacles et préjugés

Il y a quelques semaines, j’ai pris part à une conférence organisée par le magazine L’actualité1 sur le thème: Comment transformer les entreprises afin de permettre le plein essor des femmes? Cet événement mettait principalement de l’avant des dirigeantes et des dirigeants de grandes entreprises au Québec.

dirigeantes

Évidemment, ce n’était pas mon premier contact avec ce sujet sur lequel je collecte des données depuis plusieurs années. Étant professeure dans une faculté d’administration, j’ai entre autres réalisé des projets de recherche sur le parcours des femmes et sur leur présence dans les conseils d’administration. Pourtant, je suis encore étonnée de ce que j’entends sur la nature des obstacles liés à la progression des femmes dans les organisations, particulièrement dans des postes de décision. Il s’agit de croyances évoquées tant au cours d’entretiens sur lesquels se basent mes travaux de recherche qu’à l’occasion de différentes conférences auxquelles je participe.

Le discours sur le manque de compétences des femmes
Par exemple, on reproche encore très souvent aux femmes un manque de compétences. Il n’est pas rare d’entendre qu’elles manquent de confiance en elles, qu’elles ne savent pas négocier leur salaire, qu’elles ont de la difficulté à prendre la parole en réunion, qu’elles osent moins, etc. Les femmes elles-mêmes ont intégré ce discours. À preuve, dans une recherche sur la progression et la rétention des femmes dans des métiers traditionnellement masculins que mon équipe et moi avons menée auprès d’une cinquantaine de personnes, majoritairement des femmes, l’une des participantes a mentionné: «Politiquement, les femmes ne savent pas s’associer pour présenter les projets ou aller chercher des alliés pour faire avancer des dossiers.»

Mais de quelles femmes parle-t-on ici? En effet, lorsqu’on regarde la présence de plus en plus importante de ces dernières dans les facultés d’administration des universités, ce constat me semble discutable. À ce titre, en 2017, 53% des diplômés au 1er cycle de ma faculté étaient des femmes. En outre, des dirigeantes, ou d’anciennes dirigeantes, d’entreprises au Québec telles que Sophie Brochu, Isabelle Hudon, Monique Leroux et Jacynthe Coté ne semblent pas souffrir de ce manque dans l’exercice de leurs fonctions.

Malgré cela, lorsqu’on vise l’équité dans les postes décisionnels au sein des organisations, on mise encore beaucoup sur le renforcement des capacités personnelles des femmes. Ce sont essentiellement les stratégies individuelles de développement professionnel et de conciliation travail-famille qui sont encouragées. On invite aussi les femmes à être plus ambitieuses pour mieux répondre à la culture actuelle de performance au sein des entreprises.

Réseauter à tout prix
Actuellement, la performance individuelle est très importante dans la culture organisationnelle. Que ce soit sur le plan du recrutement ou de l’évaluation, le développement de carrière repose majoritairement sur la capacité des personnes à se bâtir un réseau professionnel et à offrir une disponibilité quasi infaillible.

Il est vrai que certaines participantes de notre recherche ont noté l’importance de mettre en place des processus neutres en matière de recrutement et de nomination et des horaires qui permettent de mieux concilier la vie professionnelle et la vie personnelle. Toutefois, ce sont davantage les relations de pouvoir, la compétition et les longues heures de travail qui caractérisent le milieu des grandes entreprises. Une répondante a mentionné à ce sujet: «J’ai une collègue à Montréal qui est montée [dans l’entreprise], qui est devenue vice-présidente associée, qui est rendue au comité de direction. Justement, elle travaille très fort…je ne sais pas combien d’heures… Quand je regarde tout ce qu’elle exécute, je ne sais pas comment elle arrive à tout faire.»

Par ailleurs, pour se démarquer au sein des entreprises, le modèle actuel exige des employés de travailler le soir et les fins de semaine, de se conformer aux standards toujours plus élevés et de réseauter pour bénéficier de futures promotions. Plusieurs répondantes nous ont aussi parlé d’un sentiment d’impunité devant le sexisme et certains comportements déplacés qui surviennent lors des nombreuses activités de réseautage. À titre d’exemple, une répondante a souligné: «C’est que les gars, quand ils montent [dans l’organisation], montent [avec eux] une gang d’amis. Ils sont entourés de gens qui jouent au baseball, au hockey. Ce sont des grands chums

Des stratégies qui fonctionnent?
Cela dit, les stratégies individuelles fonctionnent-elles vraiment en matière d’égalité? Une récente recherche sur la place des femmes au sein des conseils d’administration (CA) réalisée avec des collègues2 montre qu’elles sont encore peu nombreuses dans les entreprises au Canada, n’occupant que 14% des sièges3. Le taux de féminisation de la haute direction d’entreprises reste bas avec 10% de femmes CFO (Chief Financial Officer) de grandes entreprises. Enfin, dans les entreprises qui souscrivent à la Bourse de Toronto (TSX), à peine 3% des PDG sont des femmes. La rémunération demeure également à l’avantage des hommes dans ce type de postes.

Cette recherche, basée sur la consultation des membres de plus d’une vingtaine de CA4, a aussi montré que le discours sur la contribution féminine semble renforcer les stéréotypes et conduire à toutes sortes d’hypothèses discutables telles que «les idées viennent généralement des femmes, mais les décisions sont prises par les hommes» ou «la présence de femmes dans les CA ne semble pas avoir d’incidence négative sur la santé économique d’une organisation ou sur le service à la clientèle».

Elle a également permis de conclure que, malgré la présence d’un discours plus axé sur l’égalité et sur la diversité, peu de changements tangibles sont observés dans la dynamique des CA.

Changer réellement les pratiques
Tous ces résultats portent à croire que d’autres avenues méritent d’être explorées afin de permettre de réels changements. Parmi les pistes inspirantes, je cite le discours encourageant du président et chef de la direction de VIA Rail Canada, Yves Desjardins-Siciliano, lors d’un panel organisé au Gender Summit, à Montréal, en novembre dernier5. La démarche qu’il a implantée au sein de son entreprise est différente. «Tout repose sur un engagement organisationnel», indique-t-il, car, selon lui, «le système est pipé en faveur des hommes». Pour reprendre encore ses mots: «Il faut forcer les choses, car si c’était juste une question de compétences, cela ferait longtemps qu’une femme occuperait mon poste!»

Lui qui a reçu en 2016 un prix de l’organisme La Gouvernance au féminin pour son action exceptionnelle en faveur de l’avancement de la femme dans la gouvernance des entreprises dit qu’il a hésité avant d’accepter cette distinction. En effet, il considère tout à fait naturel de travailler pour l’égalité et la diversité et de favoriser une augmentation significative de la présence des femmes en fixant des objectifs pour l’ensemble de son organisation.

Ainsi, alors qu’en 2010, le CA de VIA Rail comptait 2 femmes et 10 hommes et que 8 hommes et 2 femmes siégeaient au comité exécutif, ces 2 instances comptent aujourd’hui respectivement 6 femmes sur 12 et 4 femmes sur 10 membres. L’entreprise a également procédé à des nominations paritaires dans les directions régionales et a nommé une femme à la tête d’un de ses 2 grands projets de transformation valant plusieurs milliards. Enfin, la compagnie a mis sur pied un comité sur la diversité.

Bien que ces actions soient un bon indicateur de la volonté de VIA Rail Canada d’optimiser la présence des femmes dans l’organisation, c’est lorsque Yves Desjardins-Siciliano a exposé les modifications apportées en faveur de l’équilibre travail-famille que j’ai pu constater la présence de changements tangibles: «Il a fallu revoir les horaires d’équipage, puisque envoyer des personnes pendant 3 ou 4 jours à l’extérieur de leur foyer, c’est une pratique de travail du monde ferroviaire ancestrale et c’est incompatible avec la responsabilité et l’obligation des hommes et des femmes de s’occuper de leur famille», a-t-il expliqué, toujours à l’occasion du Gender Summit de Montréal. Un nouvel environnement de travail a ainsi été créé pour que les gens puissent rentrer chez eux et être auprès des leurs.

Cela dit, tout n’est pas gagné chez VIA Rail Canada, puisque les femmes représentent seulement 5% des ingénieures de locomotive. Pour améliorer cette situation, l’organisation pourrait certainement s’inspirer des changements apportés au processus de recrutement et de gestion de carrière dans les secteurs de l’inspection et des services correctionnels.

L’intégration de l’égalité et de la diversité dans les organisations est une démarche graduelle qui s’étale sur plusieurs années. Toutefois, l’expérience de certaines organisations ayant connu une forte progression montre que cette démarche porteuse de changement doit être initiée avant tout par les dirigeantes et les dirigeants. Il peut s’agir de revoir le processus de nomination, de réorganiser les horaires de travail ou encore de réviser les mécanismes de soutien aux personnes, tant dans leur vie professionnelle que familiale. En ce sens, il sera intéressant de documenter et de faire part de la démarche de VIA Rail Canada tout comme d’autres qui, je l’espère, émergeront dans l’avenir!

1 http://lactualite.com/conferences/thematique/equite/

2 Brière, S., Rinfret, N., Lee-Gosselin, H., Villeneuve, m «Impact of the presence of women on public sector and private corporations in Québec: What may be learned from the multiple discourses of board members?» Manuscrit sous presse, International Journal of Corporate Governance; Bédard, J. & Brière S.; Représentation des femmes au sein des conseils d’administration des sociétés ciblées par la Tables des partenaires influents: Bilan 2014, Rapport de recherche, Chaire de recherche en gouvernance des Sociétés d’État, Québec

3 Selon la liste des émetteurs assujettis, Autorité des marchées financiers, Avis multilatéral 58-309 du personnel des ACVM, octobre 2017.

4 Plus spécifiquement, 11 sociétés d’État et 11 sociétés privées. 15 des 22 organisations étudiées se classent parmi les 200 plus importantes dans la province de Québec. (Les Affaires, http://www.lesaffaires.com/classements/les-500/liste).

5 Le panel peut être visionné à l’adresse suivante: http://www.cpac.ca/en/programs/public-record/episodes/55086875

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