Dialogue sur l’égalité au travail
Publié le 23 février 2018 | Par Sophie Brière
Femmes médecins: le mythe de l’égalité
Les conditions de travail des médecins font régulièrement les manchettes, et le sujet suscite toutes sortes de réactions. On l’a vu récemment avec la hausse de rémunération des médecins spécialistes. Pour chacun et chacune d’entre nous qui essayons de nous faire une opinion éclairée, il n’est pas toujours facile d’obtenir les informations nécessaires.
Il faut dire que les données de recherche sur cette profession extrêmement valorisée au Québec ne sont pas nombreuses, particulièrement en ce qui concerne les femmes médecins pour lesquelles on a tendance à croire que tout va pour le mieux. Cette perception positive s’explique probablement par le fait qu’il y a effectivement une féminisation importante des cohortes dans les facultés de médecine, de médecine dentaire et de pharmacie. Dans la dernière année, les femmes comptaient pour 62,2% des admissions au Collège des médecins du Québec. De plus, elles représentaient 66,7% des diplômés en médecine dentaire et 57% des étudiants en pharmacie à l’Université Laval1.
Dans ce contexte, lorsque mon équipe et moi avons amorcé notre recherche sur la progression de la carrière des femmes dans ces professions, plusieurs des personnes rencontrées se sont demandées ce qu’on souhaitait étudier. Elles se disaient qu’à en croire la présence accrue des femmes dans ces secteurs, l’égalité était bel et bien atteinte!
Des inégalités dans le milieu du travail
En fouillant les chiffres qui reflètent la réalité du marché du travail et en parlant à des femmes médecins et professeures à la Faculté de médecine, notamment à une collègue associée à nos travaux, Sylvie Dodin Dewailly, nous avons découvert des arguments pertinents pour poursuivre notre recherche.
En effet, des études menées ces dernières années montrent que les femmes médecins sont surtout concentrées dans certaines spécialités comme l’obstétrique, la pédiatrie et la médecine familiale. Par contre, elles sont peu représentées dans les spécialités les mieux rémunérées, dont celles liées à la chirurgie2. Les récentes statistiques révèlent que les femmes représentent 25% des effectifs en cardiologie, 22% en neurochirurgie et 39% en anesthésiologie3.
Les écarts entre ces chiffres et ceux qui rendent compte du taux de femmes dans les facultés de médecine suscitent inévitablement un questionnement pour lequel nous avons souhaité trouver des réponses. Nous avons donc planifié des entretiens avec des femmes qui font carrière dans le domaine de la santé et avec des gestionnaires qui travaillent dans ce secteur. En tant que chercheurs, et sachant que la féminisation des cohortes en médecine est un phénomène qui s’observe depuis de nombreuses années, nous ne pouvions pas nous en tenir à l’argument souvent évoqué dans le milieu selon lequel «ces écarts vont se résorber avec le temps.»
Un système essentiellement individualiste
C’est sur la base de plus de 35 entretiens individuels menés en profondeur que nous avons pu en apprendre davantage sur la situation. Je me souviens encore des nombreuses rencontres de débreffage avec ma collègue Isabelle Auclair qui a parcouru les hôpitaux, les cliniques dentaires et les pharmacies pour cette collecte de données. Elle était vraiment étonnée par les témoignages recueillis qui lui ont permis de se plonger dans le quotidien professionnel et personnel des participantes. Ces femmes avaient un sentiment partagé entre le désir de parler ouvertement de leurs difficultés tout en mentionnant candidement ne pas vouloir se plaindre, se considérant elles-mêmes comme des privilégiées de la société.
Lors des entretiens, réalisés bien souvent entre 2 consultations, ces travailleuses ont mentionné qu’elles ressentent dès leur entrée aux études une pression de performance. Toutefois, c’est lorsqu’elles intègrent le marché du travail que les enjeux et les défis liés à leur sexe ressortent davantage. Les femmes en début de carrière nous ont confié que les longues heures de travail ont une incidence sur leur projet familial, qu’elles doivent concilier avec leur carrière. Même chose pour les stages qu’exigent certaines spécialisations, dont plusieurs sont donnés dans des universités d’autres pays. De nombreuses femmes renoncent à étudier dans ces spécialités, compte tenu des déplacements que cela implique sur une longue période.
De plus, notre collecte de données a clairement montré comment l’organisation du travail affecte la réalité de ces femmes. À titre de travailleurs et de travailleuses autonomes, et dans un contexte de rémunération à l’acte, les médecins doivent réaliser plusieurs tâches (soins aux patients, charge d’enseignement à l’université, gestion) sans pour autant toujours bénéficier d’un réel soutien au plan professionnel, notamment de la possibilité de structurer ou de répartir leur travail en équipe. L’organisation du travail reposant essentiellement sur l’individu, il en va de même pour les enjeux liés à la conciliation travail-famille. Les femmes étant encore socialement les premières responsables des enfants, ce sont elles qui modulent leur horaire pour concilier emploi et famille. Elles doivent assumer le fait de réduire leurs heures de travail, donc de diminuer leur rémunération.
Quant à la prise de congé parental, elle implique le transfert des dossiers à d’autres collègues ayant déjà une forte charge de travail. Ainsi, les femmes qui souhaitent prendre un congé de maternité doivent trouver qui s’occupera de leurs patientes et de leurs patients durant leur absence. On nous a raconté que certaines femmes médecins tentent de façon informelle de planifier leur maternité à tour de rôle entre collègues, par exemple: «Cette année, c’est moi qui tombe enceinte et l’année prochaine, ce sera toi.» Les femmes dentistes, qui craignent de perdre leur clientèle, ou qui ont déjà perdu des clients en s’absentant trop longtemps de leur clinique, doivent souvent travailler jusqu’à la toute fin de leur grossesse et écourter leur congé de maternité, faute de pouvoir compter sur une équipe qui pourrait prendre la relève.
Dans un contexte où les horaires de travail sont atypiques et où plusieurs femmes sont en couple avec un autre spécialiste de la santé, ce sont bien souvent elles qui mettent en veilleuse la progression de leur carrière. Pourtant, dans le milieu, la perception est toute autre. Il a souvent été mentionné par des gestionnaires que ce sont plutôt «les femmes qui choisissent elles-mêmes de faire moins d’heures pour s’occuper de la famille». Or, la question que soulève notre recherche est la suivante: est-ce vraiment un choix? Encore là, les femmes se disent quand même privilégiées, car elles ont les moyens de défrayer des services d’aide en lien avec les tâches domestiques et les soins des enfants. Ces solutions, essentiellement individuelles, ne sont pas sans susciter un autre questionnement: est-ce vraiment là un modèle porteur d’égalité à valoriser au plan collectif?
Nos données ont aussi montré que les femmes sont moins présentes dans des postes de décision, que ce soit dans les hôpitaux ou à titre de propriétaires de cliniques dentaires. En plus d’être un ajout à leur charge professionnelle, ces postes ne viennent pas avec un réel soutien institutionnel, pourtant nécessaire. Car on n’apprend pas la gestion dans les cours de médecine! Comme le dénote ce témoignage: «Moi, ce que je déteste le plus dans mon travail, c’est la gestion des ressources humaines, parce que, justement, nous ne sommes pas formés là-dedans, nous ne sommes pas formés en comptabilité.» Dans ce contexte, et afin de mieux concilier les horaires, certaines préfèrent travailler dans une université, même si ces emplois sont moins valorisés et rémunérés.
Des solutions dans le soutien organisationnel
Notre recherche a donc permis de constater que le mode de travail qui prévaut dans le milieu médical affecte particulièrement les femmes médecins. Sachant cela, les solutions qui ont émergé de notre étude ne visent pas à renforcer le caractère individualiste de la profession, mais plutôt à proposer des solutions collectives favorisant un meilleur travail en équipe et un renforcement du soutien au plan organisationnel, comme on le voit dans certains milieux, telles les cliniques familiales ou dentaires.
Cette dimension organisationnelle semble aussi être une motivation pour le choix de carrière des pharmaciennes. Avec leur répartition des tâches de gestion et les conditions de travail qu’elles offrent, les pharmacies semblent avoir fait un virage en faveur d’une meilleure conciliation travail-famille. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la proportion de pharmaciennes propriétaires de pharmacies continue d’augmenter, passant de 44,6% en 2008-2009 à 49% en 2015-20164. Ces changements méritent d’être davantage explorés et documentés dans nos travaux de recherche et appliqués plus largement dans la pratique.
Lors du dernier congrès de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), nous avions organisé un panel de discussion sur le sujet que couvre ce billet. Une représentante de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) a alors soutenu, tout comme diverses répondantes de notre recherche, que la rémunération par le salaire plutôt qu’à l’acte serait une option à considérer dans le contexte où les femmes médecins font face à des enjeux d’inégalité. Selon elle, «alors que la rémunération à l’acte incite les médecins à se réserver la prestation d’actes médicaux, le salariat et une meilleure organisation du travail peuvent, au contraire, favoriser l’interdisciplinarité.»5
Il me semble que ces éléments liés à l’exercice de la profession médicale par les femmes méritent d’alimenter le débat actuel sur le mode de rémunération des médecins. Ce serait une bonne occasion de jumeler la recherche d’égalité entre hommes et femmes, qui n’est toujours pas atteinte dans ce secteur, à des pratiques organisationnelles réellement porteuses de changement pour la population.
1 Bureau du registraire de l’Université Laval, Collège des médecins du Québec et Fédération des médecins spécialistes du Québec ↩
2 Ku, Manwai C. (2011). «When Does Gender Matter? Gender Differences in Specialty Choice Among Physicians», Work and Occupations, 38(2): 221 –262.; Rajeh, M. et al. (2014). «An Inquiry into Female Dentists’ Professional Lives and Concerns», Open Journal of Social Sciences, 2: 121-129 ↩
3 Fédération des médecins spécialistes du Québec ↩
4 Rapport annuel 2015-2016, Ordre des Pharmaciens du Québec.; Rapport annuel 2008-2009, Ordre des pharmaciens du Québec. ↩
5 Pour en savoir davantage, il est possible de consulter le rapport de l’IRIS. ↩
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