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Automne 2011

Casino en ligne: joue-t-on à la roulette russe?

Les jeux d'argent sur le Web posent des défis particuliers aux spécialistes de la prévention des comportements pathologiques.

En décembre  2010, la mise en service d’Espace Jeux, le site Web de Loto-Québec dédié aux jeux de hasard en ligne, a réveillé le spectre du jeu pathologique. Plusieurs groupes soucieux de santé publique ont alors soulevé une grande question: en rendant les jeux d’argent accessibles en tout temps à tous les internautes, n’expose-t-on pas davantage les gens vulnérables au chant des sirènes du hasard?

«Nous sommes plus inquiets face au jeu en ligne qu’au jeu en personne», reconnaît Isabelle Giroux, professeure à l’École de psychologie et directrice du Centre d’excellence pour la prévention et le traitement du jeu (CEPTJ). «L’accessibilité est un facteur de risque important et en ligne elle est forcément plus grande, poursuit la psychologue. En plus, le joueur est seul à la maison. Il peut jouer avec plusieurs écrans et sur plusieurs sites en simultané, ce qu’il ne peut pas se permettre lors d’une partie de poker entre amis ou en salle.»

Si la logique appuie ces inquiétudes, il n’existe pas encore de confirmation claire. «Il y a très peu d’études sur les dangers du jeu en ligne par rapport aux risques du jeu en personne, remarque Isabelle Giroux. Et il y a encore des contradictions entre leurs résultats. C’est d’ailleurs pourquoi nous trouvions prématuré qu’un casino en ligne soit lancé au Québec.»

Miser sur la crédibilité
Pour l’instant, il n’y a pas lieu de paniquer. Selon le dernier rapport annuel de Loto-Québec, Espace Jeux comptait 37 753 adhérents au 31 mars 2011, soit après quatre mois d’activité. Loto-Québec estime qu’environ 60% de ces joueurs sont actifs (soit autour de 22 000 personnes) mais, concurrence oblige, la société d’État ne divulgue de données ni sur les jeux les plus populaires ni sur le niveau d’activité des joueurs. Elle se borne à dire que le joueur « inactif » est celui qui s’est inscrit par curiosité sans jamais jouer, celui qui n’a misé que les 10$ offerts comme prime d’inscription ou celui qui joue avec de l’argent fictif.

Pour la même période, Loto-Québec annonce des revenus conformes à ses prévisions de départ, soit quelque 7M$. Il s’agit d’une jolie somme mais, il faut bien le dire, d’une goutte dans les revenus annuels de près de 3,8G$ de la société d’État. C’est n’est bien sûr qu’un début.

Il reste que l’arrivée du site de Loto-Québec ajoute, du moins pour les Québécois, une dimension nouvelle aux jeux d’argent sur Internet.  L’enjeu des casinos en ligne a toujours été la confiance », remarque Madeleine Pastinelli, professeure au Département de so­ciologie. À qui donnez-vous votre numéro de carte de crédit? Quelles sont les garanties que vous pourrez empocher vos gains? Est-ce que le jeu est «arrangé»? «Il m’apparaît clair, ajoute l’ethnologue, que la crédibilité de Loto-Québec aura pour effet de rassurer bien des joueurs. Cela lève donc un frein, ce qui ne veut pas dire que tout le monde s’inscrira au site.»

Poker: le plus populaire
À défaut de connaître précisément les habitudes des joueurs en ligne d’Espace Jeux, les chercheurs savent que le poker est le maître du jeu en ligne. «Avec des centaines de sites, le poker est de loin le jeu de hasard le plus répandu sur Internet», affirme Madeleine Pastinelli.

Le poker est aussi un monde à part dans le domaine des jeux de hasard. «La plupart des joueurs de poker considèrent qu’il s’agit d’un jeu de stratégie où l’habileté est le facteur déterminant, constate Serge Sévigny, chercheur au CEPTJ et professeur au Département des fondements et pratiques en éducation. Pour certains, le hasard n’entre même pas en considération.» M. Sévigny s’intéresse aux pensées erronées des joueurs afin de concevoir de meilleurs moyens de sensibiliser et d’aider les joueurs pathologiques.

Selon ses travaux, les joueurs de poker estiment pouvoir améliorer leurs habiletés en jouant souvent. Ils acceptent de perdre de l’argent au cours de l’apprentissage, convaincus qu’ils pourront se «refaire» plus tard. Ce n’est pas un hasard si les casinos en ligne martèlent essentiellement ce message: jouez plus, vous serez meilleurs! Avec le poker, il y a donc une notion d’habileté, par opposition au hasard pur; s’il perd, le joueur pense que c’est sa faute, qu’il n’a pas bien joué.

«Cette logique n’est pas totalement fausse puisque je peux effectivement devenir un meilleur joueur à force de jouer, remarque Serge Sévigny. Toutefois, le hasard guide toujours la distribution des cartes et je ne peux pas non plus prévoir toutes les réactions de mes adversaires. C’est une réalité que les joueurs ignorent souvent, peut-être parce qu’ils ont du plaisir à croire qu’ils sont en mesure de déjouer le hasard.» Pour vaincre le hasard, les joueurs de poker ne font pas que jouer beaucoup, ils lisent aussi énormément. «C’est assez impressionnant de voir toute la documentation qu’ils consultent dans l’espoir d’améliorer leurs habiletés.»

Raffiner sa stratégie
Madeleine Pastinelli suit depuis quelque temps une communauté en ligne qui regroupe des joueurs de poker (en ligne et en personne). Ses premières observations confirment les tendances relevées par Serge Sévigny. «Les membres de cette communauté ont tous l’ambition de devenir des joueurs professionnels, explique-t-elle. Ils fréquentent donc un site Web où ils peuvent échanger sur leurs pratiques, sur les stratégies et sur les façons d’améliorer constamment leur jeu»

«Les joueurs de poker que j’observe, poursuit Mme Pastinelli, considèrent qu’il s’agit d’un jeu de stratégie et qu’il est possible d’acquérir une grande maîtrise du jeu afin de devenir des très bons joueurs capables de gagner suffisamment d’argent pour en vivre, peut-être même devenir des vedettes. Pour eux, le monde du poker se divise en deux: d’un côté, les bons joueurs, c’est-à-dire eux, et de l’autre, les mauvais joueurs, les «poissons», qui permettent aux bons joueurs de faire des gains.»

Et les poissons, ces joueurs les trouvent sur des sites comme Espace Jeux. Du moins, c’est ce qu’ils pensent, conformément à leur vision du monde de joueur de poker. «J’ai plutôt tendance à penser qu’il y a très peu de gens qui jouent au poker comme on joue au bingo », remarque Madeleine Pastinelli.

Les «vrais» joueurs de poker en ligne, comme ceux qui composent la communauté qu’observe l’ethnologue, sont ceux que se disputent les nombreux sites depuis quelque temps déjà. Ils constituent aussi une des clientèles cibles d’Espace Jeux. «Les joueurs que j’observe sont ambivalents devant la venue de ce nouveau site », estime Madeleine Pastinelli. Ils tiennent compte de plusieurs critères dans le choix des sites de jeux dont le pourcentage que prend la maison sur chaque lot (le rake). Leur habileté ne se limite pas aux stratégies de jeu!

Nouvelle donne pour le traitement
Les caractéristiques des joueurs de poker, en ligne ou en salle, changent le portrait type du joueur patholo­gique, avec des conséquences sur l’approche thérapeutique. Qui dit habiletés, dit contrôle, rationalité, maîtrise des émotions et donc du jeu, ce qui nous éloigne des comportements compulsifs associés au jeu pathologique. L’image caricaturale de l’accro aux yeux rougis qui reste suspendu à «sa» machine de loterie vidéo s’estompe derrière le discours à saveur cartésienne des joueurs de poker. «Nous sommes dans une situation bien différente de celle des joueurs de loterie vidéo, note Isabelle Giroux. Ces derniers croient aussi à une certaine notion d’habileté, mais jamais autant qu’un joueur de poker.»

Le jeu en ligne complique encore davantage l’approche thérapeutique. «Tous jeux confondus, incluant le poker, les joueurs en ligne sont généralement plus jeunes que les joueurs de loterie vidéo dans les bars ou les casinos et, déplore Isabelle Giroux, ils ont moins tendance à consulter. Nous cherchons à développer de nouveaux types de traitements pour ces joueurs.»

Un des éléments clés de la thérapie  «traditionnelle» conçue par le CEPTJ est d’inciter les joueurs pathologiques à avoir d’autres activités, à élargir leurs champs d’intérêts, à sortir de leur monde. «Au contraire, note Mme Giroux, le fait de jouer en ligne, seul chez soi, contribue à maintenir l’isolement de la personne.»

Ce n’est pas tout. L’accessibilité et la disponibilité des jeux de hasard vont de pair avec les comportements pathologiques lorsqu’il s’agit du jeu en salle.  Beaucoup d’études confirment cette situation», mentionne Serge Sévigny. Au chapitre de l’accessibilité, le nombre très élevé d’appareils de loterie vidéo répartis sur tout le territoire du Québec posait déjà problème. «Dans la grande majorité des appels placés à la ligne de référence sur le jeu, note-t-il, ces appareils sont pointés comme source des problèmes de jeu pathologique.»
 
Alors, imaginez maintenant que le casino est dans votre salon!
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