Droit, entreprise et citoyen
Publié le 11 septembre 2017 | Par Ivan Tchotourian
Réforme de la gouvernance en Angleterre: une inspiration?
La gouvernance d’entreprise connaît des rebondissements récents. Le 29 août 2017, le Department for Business, Energy & Industrial Strategy a publié la réponse du gouvernement anglais à la consultation lancée le 27 novembre 2016 qui affichait un objectif ambitieux1. Intitulé Corporate Governance Reform: The Government Response to the Green Paper Consultation, ce document fait la synthèse de 375 commentaires reçus et émet une série de propositions réglementaires qui vont être mises en place d’ici un an dans le domaine de la gouvernance d’entreprise. Deux axes forts en ressortent: un encadrement de la rémunération et une ouverture aux parties prenantes. Que penser de la position anglaise lorsqu’on la compare à la situation canadienne? Avec son projet de loi C-25 déposé à l’automne 2016, le gouvernement fédéral se montre-t-il aussi ambitieux que peut l’être le gouvernement anglais?
Pour la rémunération des hauts dirigeants
Le gouvernement souhaite encadrer davantage la rémunération des hauts dirigeants. Pour ce faire, 3 outils seront utilisés.
1er outil: Le ratio
Le gouvernement va introduire de nouvelles règles pour imposer aux sociétés cotées de publier annuellement, dans leur rapport de rémunération, un ratio entre la rémunération annuelle versée au P.-D.G. et la rémunération annuelle moyenne des salariés anglais, le tout accompagné d’explications au sujet des changements qui interviendraient dans ce rapport et de la manière dont ce dernier renvoie aux salaires et aux conditions prévalant dans le monde du salariat. De plus, le gouvernement modifiera sa législation pour imposer aux sociétés cotées des explications plus claires sur la gamme de résultats potentiels des programmes d’intéressement complexes à base d’actions figurant dans les politiques de rémunérations. L’idée maîtresse est que: «(…) companies’ executive remuneration policies should be required to set out more clearly the potential remuneration outcomes of [long-term incentive arrangements] under a range of scenarios, including significant share price growth».
2e outil: Le name and shame
Le gouvernement anglais entend s’appuyer sur un encadrement complémentaire plus souple (de type name and shame) instauré par le Financial Reporting Council (FRC) et l’Investment Association. À ce titre, le FRC devra réviser le code britannique de gouvernance en vue de proposer une solution à l’opposition des actionnaires relativement à certaines résolutions. Il en sera ainsi, par exemple, lorsque la résolution portant sur la rémunération fera l’objet de 20% ou plus de votes négatifs de la part des actionnaires. L’Investment Association devra travailler, de son côté, à rendre public non seulement un registre des sociétés cotées dans lequel figureront le nom de celles qui ont fait l’objet de plus de 20% d’opposition au moment du vote sur la rémunération ou d’autres propositions, mais encore leurs déclarations sur ce qu’elles comptent faire pour apporter une solution à une telle situation.
3e outil: Le comité de rémunération
Le FRC se voit confier la tâche de renforcer le rôle du comité de rémunération sur les changements apportés au ratio et dans la démonstration de la légitimité de l’octroi de rémunérations au regard des particularités de la société, ainsi que de mener une consultation pour savoir si tout président de ce comité devrait avoir au minimum 12 mois d’expérience au sein d’un tel comité.
Ouverture aux parties prenantes
C’est sur la base de l’article 172 de la loi anglaise des sociétés définissant le devoir des administrateurs et des dirigeants de promouvoir le succès de leur entreprise que le gouvernement anglais souhaite s’assurer que la voix des parties prenantes (dont celle des salariés) sera écoutée par les conseils d’administration (CA). Deux outils complémentaires sont utilisés.
1er outil: La loi
Dans sa consultation, le gouvernement anglais proposait 4 options:
- désigner un administrateur ne relevant pas de la direction;
- créer un panel consultatif de parties prenantes;
- nommer un représentant des parties prenantes au sein du CA;
- renforcer les exigences de reporting en matière d’engagement vis-à-vis des parties prenantes.
Au final, le gouvernement a choisi de passer par la voie législative pour proposer une autre solution: imposer à certaines entreprises (fermées ou ouvertes, mais répondant à un seuil défini en matière d’effectif salarié2) d’expliquer de quelle manière leurs administrateurs se conformaient aux exigences de l’article 172.
2e outil: Le comply or explain
Le FRC devra travailler sur 2 réformes du code anglais de gouvernance d’entreprise:
- Une pour instaurer un nouveau principe soulignant le rôle essentiel que joue la prise en compte des intérêts des salariés et des parties prenantes dans la conduite des affaires d’une entreprise.
- Une imposant aux grandes sociétés cotées l’adhésion sur la base du comply or explain («appliquer ou expliquer») à un des 3 mécanismes d’engagement auprès des salariés: nomination d’un administrateur ne relevant pas de la direction ou provenant des salariés, ou création d’un conseil consultatif des salariés.
De leur côté, l’institut de gouvernance ICSA et l’Investment Association travailleront sur des solutions pratiques détaillant la manière dont les CA peuvent s’engager avec leurs salariés et leurs parties prenantes.
Le temps des ambitions pour le Canada
Qu’un pays comme l’Angleterre veuille amender ses règles de gouvernance est une situation qui ne peut passer inaperçue. Ce pays a un rôle à part entière en matière de gouvernance d’entreprise. Le premier code de gouvernance d’entreprise moderne est issu de travaux britanniques: le fameux Cadbury Code, publié en 1992. De plus, l’Angleterre a été un des premiers pays à développer des normes de comportement s’imposant aux actionnaires avec la publication du Stewardship Code (repris depuis dans de nombreux pays). Enfin, c’est l’Angleterre qui est à l’origine de la logique du comply or explain, devenu un élément clé de la gouvernance d’entreprise en Europe3. Ainsi, les sociétés qui dérogent au code de gouvernement d’entreprise auquel elles sont soumises sont tenues d’indiquer, dans leur déclaration sur le gouvernement d’entreprise, les parties de ce code auxquelles elles dérogent et les raisons de cette dérogation.
Côté canadien, il est intéressant de relever 3 tendances lourdes. La première est de ne pas négliger la thématique de la rémunération de la haute direction. Ce sujet dépasse le monde fermé des CA et des assemblées annuelles pour intéresser aujourd’hui la société dans son ensemble (au Québec, nous l’avons constaté avec l’affaire Bombardier, en avril 2017). Si la réforme ne va pas jusqu’à interdire certaines rémunérations, faire voter la rémunération par les actionnaires ou créer un comité d’actionnaires, le gouvernement anglais renforce sérieusement la transparence en utilisant une sanction propre à la responsabilité sociale des entreprises (RSE): la sanction-réputation (qui s’appuie sur le name and shame4). La seconde tendance est une prise en compte de la voix des parties prenantes. Alors que les droits anglais et américain (tout comme au Canada et au Québec) consacrent des sociétés de type «moniste» faisant peu de place, par exemple, aux salariés5, le gouvernement démontre qu’il est temps que les parties prenantes puissent faire entendre leur voix de manière différente. Certes, la nomination des salariés au sein des CA a été abandonnée, mais ils ont été entendus. La troisième tendance est la place qui doit être faite par les entreprises à la responsabilité sociale et aux parties prenantes. Dans son document, le gouvernement anglais souligne clairement la responsabilité sociale des entreprises et l’importance de prendre en compte adéquatement les vues et les attentes des parties prenantes (salariés, fournisseurs, clients, bénéficiaires de pension de retraite).
Au Canada, pour faire suite à une consultation lancée en 2013, un projet de loi a été déposé par le gouvernement fédéral à l’automne 2016 (voir mon billet sur le sujet). Selon les mots mêmes du ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, cette réforme ferait entrer les sociétés par actions dans le marché du 21e siècle. Ce projet de loi aborde de nombreux points importants et complexes sur divers volets de la gouvernance des entreprises. Deux thèmes de la réforme canadienne envisagée sont centraux: l’élection des administrateurs (avec la consécration du vote distinct et du vote en faveur ou contre) et la diversité au sein des administrateurs et des membres de la haute direction (avec le choix fait pour un système de droit souple faisant la part belle à la divulgation grâce à un système de comply or explain).
La réforme anglaise est d’une portée moindre que ce qui avait été annoncé6. De révolution il n’y a pas! Pourtant, le Canada n’en est même pas près. En regardant du côté anglais, nous observons que le Canada a certes avancé avec son projet de loi, mais a laissé des questions fondamentales de côté: le vote sur la rémunération n’est pas envisagé (en dépit d’une pratique croissante des entreprises canadiennes7 et d’une demande des acteurs de l’économie canadienne8) et la RSE est oubliée. Quant aux salariés, la diversité ne semble pas les concerner. Les solutions canadiennes proposées manquent d’ambition et s’inscrivent dans une continuité. Pourtant, le temps n’est-il pas venu d’innover pour le Canada? Prenant l’exemple des parties prenantes que sont les salariés, ne faut-il pas avoir conscience que la société par actions moniste (caractérisant les législations canadiennes, américaines et anglaises) n’est pas la seule forme d’organisation possible, comme le démontre le tableau ci-dessous de l’OCDE9, et que certains pays n’hésitent pas à ouvrir leur CA aux salariés?
L’attitude audacieuse de la Cour suprême canadienne en 200410 laisse des zones d’ombre et fait reposer la prise en compte de l’intérêt des parties prenantes sur l’interprétation des devoirs des administrateurs et des dirigeants. Or, repenser sérieusement la composition du CA (au-delà de la féminisation qui est une évidence) ne devrait-elle pas être une avenue? Pourquoi réserver l’ouverture aux salariés uniquement aux organisations du secteur de la finance sociale? C’est aller bien plus loin que ce l’Angleterre va mettre en place, mais pourquoi pas? Si l’indépendance des administrateurs était censée offrir un regard différent au CA, celle-ci paraît avoir échoué.
D’autres réformes restent sans doute à venir au Canada. Il faudra veiller à ce qu’une vraie ambition canadienne se concrétise. N’est-il pas temps de dessiner un nouveau paradigme pour la gouvernance d’entreprise: une gouvernance ouverte aux parties prenantes? Le Canada ne devrait-il pas oser le faire et se démarquer ainsi de son voisin du Sud?
1 Par exemple, voir: Vincent Collen, «Gouvernance: Theresa May veut changer le capitalisme anglo-saxon», Les Échos, 12 octobre 2016. ↩
2 Le nombre n’est pas encore fixé, 250 et 1 000 étant envisagés. ↩
3 Ce sont là les mots de l’Union européenne: Commission européenne, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32014H0208. ↩
4 Sur cette notion, voir: Nicolas Cuzacq, «Le mécanisme du Name and Shame ou la sanction médiatique comme mode de régulation des entreprises», R.T.D.Com., avril-juin 2017, p. 473. ↩
5 Ce type de structure est caractérisé par une organisation des pouvoirs répartie entre CA et actionnaires. ↩
6 «The Guardian view on corporate governance reform: be stronger, not weaker», The Guardian, 29 août 2017. ↩
7 En 2014, le pourcentage de sociétés composant l’indice TSX 60 ayant adopté un vote sur la rémunération était de 80% (Mercer, «Rémunération de la haute direction pour le meilleur et pour le pire: le vote consultatif pour la rémunération des dirigeants s’établit au Canada», Perspectives, 2014). ↩
8 En 2007, la Shareholder Association for Research and Education (SHARE) avait demandé à l’industrie des services financiers d’utiliser le vote consultatif. En 2009, la coalition canadienne pour la bonne gouvernance a encouragé la généralisation de cette pratique. ↩
9 OCDE, Corporate Governance Factbook, Paris, OCDE, 2015. ↩
10 Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68. ↩
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