Droit, entreprise et citoyen
Publié le 3 avril 2017 | Par Ivan Tchotourian
Bombardier: 7 raisons du malaise
Alors que je m’apprêtais à publier un billet sur le financement des entreprises, l’information à propos de la hausse de la rémunération des dirigeants de l’entreprise Bombardier m’amène plutôt à vous faire part de cette réflexion: l’opprobre entourant la décision d’augmenter la rémunération des hauts dirigeants est, à mon sens, révélateur d’un profond malaise1. Bêtise stratosphérique ou non2?
À la base, l’augmentation de la rémunération de dirigeants est une décision d’affaires appartenant aux entreprises (plus précisément aux conseils d’administration (CA)) qui n’est pas critiquable en soi. Après tout —et c’est l’argument souvent mis de l’avant—, la rareté des compétences et les enjeux attachés à la qualité d’une direction peuvent justifier une forte rémunération. La volonté d’attirer les meilleurs et la concurrence entre entreprises amènent ces dernières à jouer le jeu du marché en proposant des rémunérations attractives. Cet argument est assurément vrai, mais il cache une réalité que les entreprises et leurs dirigeants ne sauraient ignorer. Il faut se demander pourquoi les rémunérations des hauts dirigeants de Bombardier suscitent de telles réactions chez le public et auprès des experts.
À mon sens, la raison en est que les politiques et les niveaux actuels de rémunération des hauts dirigeants reflètent:
- un décalage avec le monde réel;
- des arguments incompréhensibles;
- des règles de gouvernance qui ne dissipent pas la méfiance;
- une obligation morale oubliée;
- une quête immodérée du pouvoir;
- une impuissance terrible des États;
- une négligence grossière des CA.
Eu égard aux enjeux des rémunérations, les entreprises doivent prendre conscience de ces symptômes et participer au traitement du malaise.
1. Un décalage avec le monde réel
Les rémunérations attestent un fossé entre, d’une part, les grandes entreprises et leurs dirigeants et, d’autre part, le reste du monde ─celui des petites entreprises (combien de dirigeants de PME ou de start-up ne se versent pas de rémunération?), des salariés (la rémunération des hauts dirigeants canadiens est 193 fois plus importante que le salaire moyen selon le Centre canadien des politiques alternatives) et de la communauté. Un regard sur les sommes en jeu (aujourd’hui hors de contrôle) suffit à se rendre compte du décalage. Les rémunérations confirment une chose: la grande entreprise semble de plus en plus faire bande à part: exigeant d’être soumise à ses propres règles (codes de bonne conduite…), participant de plus en plus au processus législatif (lobbying), essayant d’échapper par diverses stratégies aux règles de l’État (évasion fiscale…), demandant à être jugée de manière différente (mécanismes de règlement des différends dans les traités internationaux). C’est peut-être ce «bande à part» qui devient tout simplement insupportable…
2. Des arguments incompréhensibles
Depuis que la transparence dans le domaine des rémunérations est devenue la norme, les informations circulent aisément, entre autres sur les justifications des montants octroyés. L’argument abondamment utilisé est économique et se réfère à la nécessité d’attirer les meilleurs et de les payer à leur juste compétence. Toutefois, quelle compétence mérite sérieusement un salaire à 7 ou 8 chiffres? Le lien souvent invoqué entre rémunération et performance est sérieusement critiqué3, en même temps que la notion de performance elle-même est contestée (performance financière? sociale?). Un vrai marché des dirigeants existe-t-il réellement? L’incompréhension grandit davantage dans la mesure où rien (même pas une crise économico-financière!) ni personne (État, lorsque ce dernier a légiféré comme les États-Unis ou la France; organisation internationale; actionnaires…) ne semble enrayer la tendance inflationniste des rémunérations4.
3. Des règles de gouvernance qui ne dissipent pas la méfiance
Si le CA décide de la rémunération des hauts dirigeants5, son rôle demeure souvent mal compris. Le CA a fait l’objet d’évolutions le rendant capable d’assumer un rôle plus actif dans le contrôle des rémunérations: l’indépendance a été encouragée, la compétence a été renforcée, la création d’un comité a été poussée, l’appui de consultants ou d’experts a été favorisé. Rien ne semble pourtant enrayer le sentiment qu’il existe en son sein une grande complicité avec les hauts dirigeants, sentiment sans doute alimenté par le fait qu’une partie des entreprises autorisent une même personne à être président du CA et chef de la direction (même si cette pratique est moins répandue au Canada qu’aux États-Unis). Et les actionnaires? Certes, un mouvement de responsabilisation les concernant est en marche (la liste des pays qui leur donnent un droit de vote sur la rémunération s’allonge régulièrement), mais la question demeure entière à savoir s’ils vont exercer leur pouvoir (voir mon billet à ce sujet) et, pire, s’ils sont les mieux placés pour contrôler les rémunérations (n’y a-t-il pas union d’intérêts entre actionnaires et hauts dirigeants lorsqu’il y a assimilation entre création de valeur pour l’entreprise et création de valeur pour l’actionnaire?). La méfiance est donc de mise.
4. Une obligation morale oubliée
Les entreprises ont une responsabilité qui s’est élargie et qui va de pair avec leur rôle dans les sphères politiques, économiques, financières et civiles. Cette responsabilité est à la hauteur de ce qu’elles sont devenues aujourd’hui: des lieux de pouvoirs considérables6 qui les placent au cœur des enjeux environnementaux et sociétaux de la planète. Si les entreprises ont souvent beau jeu de se placer au centre des débats contemporains pour défendre leurs intérêts (ne négocient-elles pas des accords à égalité avec des États?), elles ne doivent pas oublier la responsabilité que cela entraîne. Cet oubli devient encore plus insupportable lorsque les entreprises (versant de fortes rémunérations) ont bénéficié d’aide de l’État en période de fortes turbulences, lorsqu’elles ont dû licencier du personnel ou sacrifier l’intérêt de parties prenantes. L’État se trouve parfois obligé de légiférer (comme cela a été le cas de la France) ou de se faire entendre pour limiter les rémunérations d’entreprises qu’il a aidées, alors qu’une telle limitation aurait pu paraître évidente. Capables de négocier leur survie, les entreprises oublient trop facilement la contrepartie de leurs négociations, contrepartie souvent non écrite découlant d’une obligation morale.
5. Une quête immodérée de pouvoir
Les entreprises jouent un jeu. Ce jeu est simple et s’explique par une analyse de nature économique de la relation entre actionnaires et hauts dirigeants. Pour aligner l’intérêt des dirigeants (chargés de gérer les fonds des actionnaires) avec celui des actionnaires et éviter tout opportunisme, une partie de la rémunération prend la forme de plans d’attribution d’actions (stock-options). Bons outils quand ils sont utilisés avec pertinence et modération, ces plans incitent à la prise de risques, stigmatisée par le Nobel Joseph Stiglitz par la formule: «face je gagne, pile tu perds». Le fonctionnement dans les 2 sens des stock-options demeure théorique dans la mesure où le repricing et les mécanismes de couverture permettent aux dirigeants de ne pas subir la baisse du cours boursier. Le jeu est alors dangereux, car assimilé à un jeu de dupe. Sa dangerosité est accentuée par un sentiment de corruption stigmatisé en ces termes: «Les moines et serviteurs du Temple durant le haut moyen âge détenaient les moyens de la productivité et du pouvoir économique, régnaient sur les consciences, et certains d’entre eux visaient ouvertement le pouvoir temporel, s’estimant plus légitimes à l’exercer que les responsables politiques faibles et dissipés de l’époque. (…) Ceux qui s’interrogent sur les raisons pour lesquelles les CEO américains (et un nombre croissant d’européens) ne se contentent plus de salaires et de stock-options, mais se font payer par leur société des appartements, des œuvres d’art, des avions privés, des fleurs…, ne doivent pas chercher ailleurs. Ils ont beaucoup d’argent, ils veulent du pouvoir et abuser du pouvoir»7.
6. Une impuissance terrible des États
Depuis le temps que les rémunérations font la manchette, force est de constater que les législateurs réagissent –lorsqu’ils le font– sur le coup de l’émotion, rendant les dispositifs prévus parfois illisibles. À la différence d’autres pays, le Canada donne priorité à la transparence et laisse une grande marge de manœuvre aux entreprises et à leur CA. Est-ce à dire que le Canada devrait modifier son attitude? Pas sûr si l’on se fie au fait que les rémunérations posent les mêmes difficultés dans les pays où la réglementation est plus étoffée (mise en place d’un vote des actionnaires, imposition de la restitution d’une rémunération non justifiée, établissement d’un lien entre rémunération et performance, renforcement de la fiscalité…). Il faut le constater: le droit est impuissant à endiguer le montant des rémunérations. Le marché fait la loi et, malheureusement, l’image qu’il donne est loin d’une quelconque recherche d’éthique.
7. Une négligence grossière des CA
Lorsque les grandes entreprises versent de fortes rémunérations, leur CA ne doit pas mettre de côté plusieurs éléments qui établissent parfois sa négligence.
- Élément 1: les rémunérations peuvent révéler une priorité centrée sur les actionnaires et une prise en compte insuffisante des parties prenantes. L’alignement sur le cours de bourse sert d’alibi aux rémunérations.
- Élément 2: les sommes versées à titre de rémunération sont puisées dans les «caisses» de l’entreprise et constituent un choix qui peut être fait au détriment d’une politique de long terme qu’il faudra ne pas financer ou financer à un coût plus important.
- Élément 3: les politiques de rémunération doivent faire une place suffisante à la responsabilité sociale des entreprises pour assurer la pérennité des entreprises.
- Élément 4: le montant des rémunérations ne doit pas témoigner d’un laxisme du CA s’appuyant trop aisément sur des conseillers ou des experts dont l’intervention n’est pas sans reproches (les études commencent à s’intéresser à ces acteurs).
Comment changer la donne?
Avec sa décision, l’entreprise Bombardier ne fait que mettre en lumière un phénomène: en matière de rémunération des hauts dirigeants, tout devrait être question d’équilibre. Le vrai problème est de retrouver cet équilibre qui semble avoir été perdu (a-t-il d’ailleurs déjà existé?). Mais qu’on ne s’y trompe pas: cet équilibre doit être pensé avec le droit et les règles de gouvernance, mais pas seulement. Les entreprises doivent pleinement y contribuer et faire un effort sincère vis-à-vis des communautés au sein desquelles elles évoluent. L’évitement de ce débat n’est plus tenable.
L’enjeu est considérable pour les entreprises. Tout d’abord, le gouvernement provincial a affirmé, avec justesse, que Bombardier devait considérer la colère du public face à l’augmentation des rémunérations8. Ultimement, c’est ce public qui est la raison d’être première des entreprises. C’est ce public qui est le consommateur, l’investisseur, l’employé, l’employeur, le législateur des grandes entreprises. Ensuite, Bombardier doit avoir en tête que les décisions touchant la rémunération sont porteuses de risques dont la probabilité d’occurrence est accrue lorsque lesdites rémunérations échappent à tout contrôle: risque de fraude comptable, risque financier, risque d’érosion de l’image et de la réputation, risque de lobbying et de blacklisting, risque de contestation actionnariale, risque de fragilisation du pacte social, risque de conflits sociaux, risque de contentieux judiciaires.
Que les entreprises n’oublient pas, au final, que lorsque la morale ne suffit plus, le droit peut être appelé à intervenir.
1 Par exemple: C. Gauthier, «L’indignation d’une actionnaire ordinaire», Le Devoir, 1er avril 2017; J. Arsenault, «Les salaires des hauts dirigeants de Bombardier bondissent», Le Devoir, 30 mars 2017. ↩
2 R. Dutrisac, «Bêtise stratosphérique chez Bombardier.», Le Devoir,1er avril 2017. ↩
3 La plupart des études empiriques conduites depuis des années démontrent que les mécanismes de rémunération mis en place pour permettre un alignement des intérêts entre dirigeants et actionnaires n’ont qu’une incidence mesurée sur la création de valeur de l’entreprise. ↩
4 Terme emprunté au rapport français publié par l’Assemblée nationale: Assemblée nationale, «Rapport d’information sur les rémunérations des dirigeants mandataires sociaux et des opérateurs de marchés», no 1798, 7 juillet 2009. ↩
5 Articles 117 et 118 de la loi québécoise des sociétés par actions. ↩
6 E. Mandel, «Face à la puissance des sociétés multinationales, l’État contemporain ne fait plus le poids», Le Monde diplomatique, avril 1972, p. 15. En termes statistiques, parmi les premières puissances financières mondiales, on dénombrait, en 2002, 29 multinationales (C. Brüls, «Introduction», dans C. Brüls (dir.), Les multinationales. Statuts et réglementations, Bruxelles, Larcier, 2011, p. 7). De plus, faisaient partie, en 2001, des 100 plus grandes puissances économiques 51 entreprises privées et seulement 49 États (J. Bhagwati, In Defense of Globalization, New York, Oxford University Press, 2004, p. 166). ↩
7 L’entreprise surveillée, l’éthique, la responsabilité sociale, le marché, la concurrence, les nouveaux acteurs, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 104. ↩
8 A. Lampert et K. Dougherty, «Bombardier should consider public anger over pay raises: minister», Reuters, 30 mars 2017. ↩
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