Droit, entreprise et citoyen
Publié le 3 novembre 2016 | Par Ivan Tchotourian
Loi sur les sociétés par actions: évolution ou révolution?
Le 28 septembre 2016, le gouvernement fédéral a déposé au Parlement le projet de loi C-25 qui vise à apporter des modifications importantes à plusieurs lois, dont la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA). Ce billet revient sur 2 points forts de cette réforme: une élection plus démocratique des administrateurs et une incitation à augmenter la représentation féminine dans les conseils d’administration (CA). Assistons-nous à une petite révolution qui cache son nom?
4 observations préliminaires
1. La dernière modification de la LCSA remonte à 2001, voire à 1974 si l’on parle de modifications d’envergure.
2. La LCSA est la loi de référence pour plus de 270 000 entreprises au Canada. La plupart de ces sociétés sont des petites ou moyennes entreprises. Cependant, près de la moitié des plus grandes entreprises cotées en bourse au Canada ont aussi choisi de se constituer en vertu des dispositions de la LCSA.
3. Les entreprises souhaitant voir leurs titres échangés sur le marché de Toronto (TSX) doivent se conformer à un manuel qui est propre à ce marché et qui complète ou précise la LCSA.
4. Malgré l’adoption d’une loi provinciale en 2009 (la Loi sur les sociétés par actions), le Québec compte toujours beaucoup de sociétés crées en vertu de la loi fédérale: 18% des entreprises constituées en 2014-2015, selon un rapport du ministère des Finances du Québec publié en février 2016.
Contenu du projet de loi C-25
Si les modifications législatives proposées sont adoptées, les entreprises devront se soumettre à des obligations qui sont –et c’est rassurant– inspirées des meilleures pratiques canadiennes en matière de gouvernance et déjà concrétisées par les entreprises. Deux idées-forces caractérisent cette réforme touchant le CA: démocratie et diversité1.
La démocratie actionnariale
Le processus d’élection des administrateurs (censés représenter les actionnaires et assurer une surveillance de la direction) se trouve modifié pour rapprocher cette élection du modèle prévalant dans une démocratie politique représentative, puisque, en dépit de l’importance du vote des actionnaires pour élire les membres du CA, certains experts avaient constaté que les administrateurs s’élisaient eux-mêmes2.
Le projet de loi C-25 (visant l’article 106(3) de la LCSA) s’attaque de front aux limites techniques du vote des actionnaires. Il impose que les administrateurs soient élus sur la base d’un vote majoritaire et élimine la possibilité de voter en bloc pour une liste de candidats.
- S’il n’y a qu’un candidat par poste d’administrateur à combler lors d’une assemblée où des administrateurs doivent être élus, les actionnaires pourront voter «contre» le candidat. Un candidat ne sera élu que si le nombre de voix «pour» dépasse le nombre de voix «contre». Fini la pratique des administrateurs pouvant être élus avec une seule voix favorable (les zombie directors)! De plus, si le candidat n’est pas élu à la suite du vote, le CA ne pourra plus nommer le candidat avant la prochaine assemblée au cours de laquelle les administrateurs seront élus, sauf dans les circonstances prévues par règlement.
- Les sociétés pourront dorénavant élire annuellement les administrateurs, éliminant la pratique du renouvellement du CA par tranches en adoptant des mandats décalés (le staggered board), sous réserve d’exceptions prévues par règlement.
Alors que la doctrine indiquait autrefois que «[t]he legal analysis of shareholder power and responsibility seems oddly undevelopped in Canadian corporate law»3, les choses changent.
La diversité des CA
Le Canada n’a pas encore fait le choix d’instaurer un quota impératif de présence des femmes dans les CA. Il a maintenu sa philosophie et décidé de s’inspirer du Règlement 58-101 sur l’information concernant les pratiques en matière de gouvernance et d’imposer la présentation de renseignements relatifs à la diversité (article 172.1 de la LCSA).
Les sociétés régies par la LCSA devront présenter aux actionnaires des renseignements relatifs à la diversité au sein des administrateurs et des membres de la haute direction (notamment quant à la représentation féminine4), et ce, à chaque assemblée annuelle, selon un modèle du type «se conformer ou s’expliquer». Les sociétés devront également communiquer leurs politiques et la représentation en matière de diversité ou s’expliquer sur leur absence.
Cette réforme est sans aucun doute une avancée. Bien que Catalyst Canada ait observé dans un rapport récent des signes de changements à propos de la présence des femmes dans les CA, il a noté que des progrès importants restaient à faire au chapitre de l’équilibre entre les sexes. Rappelons que la représentation féminine au sein des CA canadiens est de seulement 20,8%, et que la moitié des émetteurs inscrits à la TSX ne comptent à ce jour aucune femme dans leur CA. Il fallait donc aller de l’avant… ne serait-ce qu’en envoyant un signal fort aux entreprises (signal provenant non des autorités boursières canadiennes comme par le passé5, mais du législateur fédéral). C’est maintenant chose faite.
Alors, évolution ou révolution avec le projet de loi C-25? Tout est une question de perspective…
Le verre à moitié plein
Avec le projet de loi C-25, la gouvernance d’entreprise fait un pas vers la modernité. Comme le relève le cabinet Osler, aucun état ou province en Amérique du Nord n’a adopté le vote majoritaire tel qu’il est proposé dans les modifications à la LCSA6. Le fait que cette initiative soit en plus celle du législateur constitue un message fort: nul n’est censé désormais l’ignorer.
Le verre à moitié vide
Les propositions du projet de loi C-25 sont grandement inspirées des règles existantes au TSX (mais elles posent des problèmes de compatibilité avec lesdites règles7) et demeurent tributaires de l’adoption de futures modifications au règlement d’application de la LCSA.
Par ailleurs, beaucoup de propositions faites lors de la consultation publique qui avait été publiée par Industrie Canada en 2013 sont tombées dans l’oubli, ce qui diminue d’autant la portée du projet de réforme:
- Mettre en place un vote consultatif des actionnaires sur la rémunération des hauts dirigeants.
- Répondre aux problématiques du vote vide et à l’exercice excessif des droits de vote.
- Modifier les exigences de fond en vertu desquelles les actionnaires peuvent présenter des candidats à des postes d’administrateur.
- Dissocier le président du CA et le chef de la direction.
- Instaurer une approbation des actionnaires dans le cas d’opérations à effet dilutif.
En outre, cette réforme législative suscite des réserves:
- Les actionnaires voteront-ils? La réduction des limites touchant l’élection du CA ne met pas fin aux privilèges et aux restrictions attachées aux catégories d’actions. Donner plus de pouvoir aux actionnaires est sans doute louable, à condition de ne pas en donner trop à des actionnaires-activistes-agressifs (comme les fonds de couverture) et de ne pas oublier que l’exercice de leur vote peut se faire à l’encontre de l’intérêt même de la société.
- L’intégration du modèle «se conformer ou s’expliquer» dans la LCSA contribuera-t-elle à assurer le succès des objectifs de diversité? En ce domaine, ne fallait-il pas aller plus loin et oser?
Si le projet de loi C-25 est adopté, nul doute que les CA canadiens auront les moyens d’être post-modernes.
1 Je laisse de côté les aspects de l’amélioration de la communication en utilisant la voie électronique et l’interdiction d’émission et d’utilisation d’actions et de certificats au porteur. ↩
2 M. M. BLAIR and L. A. STOUT, «A Team Production Theory of Corporate Law», Virginia Law Review, vol. 85, no 2, p. 247-328, à la p. 311. ↩
3 B. WELLING, L. SMITH, R. GOLD et L. I. ROTMAN, Canadian Corporate Law: Cases, Notes & Materials, 2e ed., Toronto, Butterworths, 2001, à la p. 401. ↩
4 Le gouvernement fédéral entend ne pas se limiter au sujet des femmes et ouvrir ces nouvelles exigences à la diversité en général. ↩
5 Depuis le 1er janvier 2015, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont déjà adopté des obligations d’information accrue en ce qui a trait à la représentation féminine au sein des CA et de la haute direction. Ce modèle d’information s’appuie sur une logique de «se conformer ou s’expliquer». ↩
6 https://www.osler.com/fr/ressources/gouvernance/2016/d-importants-changements-sont-apportes-a-la-gouver ↩
7 Voir une excellente synthèse au lien suivant: http://www.lawtimesnews.com/201610245708/headline-news/corporate-lawyers-should-monitor-developments-to-advise-clients. ↩
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