Croquis de Russie
Publié le 18 avril 2013 | Par Agnès Blais
Alexandre Margoline, emprisonné pour avoir manifesté
J’étais à Paris pour une conférence intitulée «La société civile et la transformation des régimes autoritaires, une comparaison Chine/Russie». C’était le 20 février 2013. Je venais tout juste d’acheter mon billet d’avion pour rentrer à Moscou et j’en étais tout excitée quand X m’écrit sur Kontakt (Facebook russe):
«Tu sais pour Sacha (diminutif d’Alexandre)!!?
– Non.
– On vient de l’arrêter.
– Comment! Pourquoi?
– À cause de l’affaire Bolotnaya».
Douche froide. Mes amis et moi sommes sous le choc. Une panique et un malaise profond m’envahissent. Nous savons qu’il s’agit d’un cul-de-sac répressif et absurde, que Poutine a décidé d’en faire son nouvel exemple pour apeurer ceux qui veulent manifester leur désaccord avec son système, qu’il est en quelque sorte trop tard pour Sacha, et que les acquittements sont rarissimes en Russie. Sacha a 2 filles de 11 et 13 ans.
Les chefs d’accusation qui pèsent sur Alexandre Margoline sont sérieux: participation à des désordres de masse et violence contre un représentant du pouvoir (articles 212, 2e partie, et article 318, partie 1 du code criminel de la Fédération de Russie).
Les prisonniers politiques du 6 mai risquent 8 ans de prison
L’arrestation de Margoline vient s’ajouter à une 2e vague d’autres arrestations de gens qui ont manifesté le 6 mai 2012 et dont la dernière victime est Dimitri Rukavichnikov, activiste du Front de gauche (arrêté le 2 avril dernier). À ce jour, il y a 27 figurants dans l’affaire Bolotnaya, et 20 d’entre eux sont détenus dans le CISO («isolateur d’enquête», maisons d’arrêt où sont détenus les prévenus pendant l’instruction de leur affaire). Nous savons aussi que presque tous les prisonniers politiques du 6 mai voient leur détention provisoire sans cesse prolongée. Selon la législation russe, la détention provisoire peut être prolongée pendant 1 an tout au plus. Ensuite, une instance supérieure doit en prendre la responsabilité. Les premiers manifestants arrêtés sont dans le CISO depuis pratiquement 1 an. Quand aura lieu leur procès?
Le Comité d’enquête de la Fédération de Russie (équivalent au FBI) écrit sur son site Internet qu’il existe une vidéo montrant Sacha jetant par terre l’OMON (policier de la force spéciale) nommé Bojanov et lui donnant 2 coups dans la jambe, ce que l’instruction, représentée par Timothée Grachev, a réaffirmé lors de l’audience. La présumée victime Bajanov aurait reconnu Sacha après coup, au cours de l’enquête. Je rappelle qu’il y a de ça presque 1 an!
J’attends en vain et naïvement qu’on me montre la preuve, la vidéo en question. Devant mon incompréhension persistante, Olga, défenseure des droits, me fait perdre mes illusions en m’expliquant que je ne verrai sans doute jamais cette preuve, surtout lors de poursuites sous l’article 318. «La cour n’a pas de raison de mettre en doute les affirmations d’un représentant du pouvoir. Un représentant du pouvoir ne peut pas mentir.»
Selon l’avocate de Margoline, Anna Polozovoy, il existe des screenshots qui montrent Sacha parmi la foule ne battant personne et n’ayant aucun rapport avec les policiers. Quand j’ai connu Sacha et les autres sur la place Bolotnaya, le 6 mai dernier, ils se tenaient en retrait et étaient calmes.
L’audience
L’audience pour la prolongation de la détention provisoire de Sacha avait lieu le 5 avril à la cour du quartier de Basmann.
Je suis arrivée fébrile et nerveuse. En attendant le début de l’audience, qui a commencé avec une heure de retard, j’ai parlé avec la mère de Sacha, Antonina Alekseevna:
«Mais pourquoi? Pourquoi?, me répète-t-elle en essuyant ses larmes.
– Je ne sais pas. C’est absurde.
– Et comment se battre contre l’absurde? Je me suis inquiétée quand ils l’ont arrêté. J’ai dû être hospitalisée. Je suis venue parce que c’est le seul moyen de voir mon fils. Ça fait 2 mois que je ne l’ai pas vu. J’essaie de faire ce que je peux pour mes petites-filles, mais avec une seule pension, ce n’est pas facile.»
Le père d’Alexandre, très digne, silencieux, est sorti fumer.
Le Comité d’enquête n’a, jusqu’à ce jour, autorisé aucune visite.
Quand Sacha est arrivé, sa famille, ses amis et des activistes venus assister au procès l’ont applaudi, quelques secondes envolées.
Seules 2 questions intéressent la cour: Margoline est-il dangereux pour la société? Et peut-il fuir? Le juge d’instruction Grachev a déposé une requête de prolongation de l’arrestation. Il la justifie ainsi: «Margoline a commis un crime modéré dirigé contre l’ordre administratif, il peut se cacher et détruire les preuves. Sur la place Bolotnaya, il n’était pas seul et ces gens sont en liberté».
Plusieurs manifestants ont effectivement fui à l’étranger. La peur s’est bien répandue. Mission accomplie, Monsieur Poutine. Sacha, lui, est cependant resté chez lui, à la même adresse et son passeport est expiré.
Confrontée à des difficultés financières depuis l’arrestation de son mari qui fournissait l’unique revenu de la famille en plus de soutenir ses parents, la femme de Sacha, Elena, a vendu la voiture. Afin d’obtenir une procuration de son mari, elle a appelé son avocate pour régler certains détails. Le lendemain, le juge d’instruction Timothée Grachev est venu frapper à sa porte avec un mandat de saisie sur la voiture afin, a-t-il dit, de couvrir les prétendus frais des dommages physiques encourus par la victime, l’OMON Bojanov. Bien que ce dernier ait porté tout un équipement de protection et un gilet pare-balles, l’enquête évalue les dommages physiques à 28 millions de roubles (900 000$ CAN).
L’audience était très émouvante. Alexandre regardait ses parents et tentait de rassurer sa mère d’un signe de tête encourageant. Je ne pouvais m’empêcher d’essayer d’accrocher son regard à travers la cage et quand ses yeux bleus limpides ont croisé les miens, j’ai souri, c’est idiot, je n’ai jamais eu un tel sourire d’impuissance, comme une résistance qui s’avoue déjà vaincue.
Sans surprise aucune, la juge Irina Skuridina a prolongé la détention de Sacha de 4 mois, jusqu’au 6 août. Elle a rejeté la demande de liberté conditionnelle ou «d’ordre de ne pas quitter le pays», la caution de 5 millions de roubles (162 000$ CAN) que l’avocate avait proposée ainsi que la déclaration d’une mère invalide et de 2 enfants à charge. La juge a estimé que Margoline avait tenté de se cacher de la justice parce qu’il ne s’était pas volontairement livré à la police après qu’un avis d’arrêt ait été publié sur le site Internet du Comité d’enquête. Alexandre a répondu qu’il vivait depuis 11 ans à la même adresse, dans son appartement, qu’il rendait souvent visite à ses parents chez lesquels il est enregistré et que malgré cette sédentarité, il n’a jamais reçu l’avis du Comité d’enquête. Il a demandé qu’on le relâche. «Je dois travailler pour subvenir aux besoins de mes 2 filles, de ma femme et de ma mère invalide».
Comment aider?
En tentant de soutenir matériellement la famille de Sacha. En écrivant pour faire connaître l’affaire, et contre l’oubli. Des collègues étudiants font des vidéos très touchantes. Les anniversaires de naissance des prisonniers politiques sont soulignés (ici la mère, des officiers, parents et amis félicitent Denis Lutsevich, un étudiant qui a servi dans la marine), un couple s’est marié en prison (le mariage s’est déroulé très rapidement dans le bureau du directeur du CISO no 4 où seules la mère du marié et la fiancée ont pu entrer). Des groupes comme Rossuznik ou le Comité du 6 mai défendent les prisonniers. Des actions qui luttent contre l’indifférence soutiennent moralement, juridiquement et matériellement les prisonniers politiques, mais qui ne font pas bouger les choses. Les forces sont trop inégales.
Sacha a transmis une lettre à sa femme. Une amie m’a lu ce passage: «Peux-tu demander à Agnès, s’il te plaît, de trouver un concours de dessin international, en France, au Canada ou ailleurs, où on pourrait envoyer les dessins de mes filles? Si elle ne trouve pas, ce n’est pas grave». Si ceux qui lisent ce billet connaissent un tel concours, écrivez-moi. Ce serait un éclair de joie dans la chape de plomb de l’injustice, une douce consolation pour celui qui, en prison, pense à ses enfants.
Lisez aussi mon billet sur l’étouffement de l’expression citoyenne.
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Publié le 24 avril 2013 | Par Agnès Blais
Да конечно!
Bien sûr je suis d'accord que vous mettiez mon article sur votre site.
À mon avis, les prisonniers politiques du 6 mai n'ont pas obtenu encore assez d'attention à l'étranger.
Je suis touchée par votre commentaire qui apporte un soutien dans cette affaire bien triste. Je crois que plus le sort des prisonniers du 6 mai sera connu, plus nous aurons de chances de combattre l'injustice.
Je vous remercie de votre commentaire.
Je vous remercie aussi pour le travail énorme et crucial que le Comite du 6 mai accomplit.
Agnès
Publié le 20 avril 2013 | Par Julia Gousseva, Comite du 6 mai (Russie)
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