Croquis de Russie
Publié le 18 juillet 2013 | Par Agnès Blais
Récit de voyage en Géorgie (2e de 3)
Je poursuis le récit amorcé dans un billet précédent. En quittant Tbilissi, capitale de la Géorgie, nous mettons le cap sur le sud-ouest. Nous avons d’abord atteint les hauteurs de la chaîne du Petit Caucase (sommets à quelque à 3000 mètres) et traversé des villages arméniens, tout près de la frontière avec l’Arménie, avant d’arriver en République autonome d’Adjarie1, à l’extrême ouest. Contrairement à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie, l’Adjarie ne revendique pas son indépendance de la Géorgie, mais une forte autonomie confirmée par la Constitution de 1995.
Comme c’est étrange d’arriver à Boutami, capitale adjare située en bordure de la mer Noire, après la traversée des montagnes de l’Adjarie aux habitations traditionnelles! Le président géorgien Mikheil Saakachvili a fait de Batoumi un lieu de villégiature, où les immeubles ultramodernes plutôt réussis impressionnent mes amis géorgiens, mais m’ennuient. Tous y sont: Hilton, Radisson, Marriott, Trump Tower, casinos, toutes les cuisines du monde, une piazza italienne, un café français, tout un décor faux à mes yeux d’Occidentale, un maximum d’éclairage, un début d’Émirat, une évocation de Las Vegas! Saakachvili a mené un grand chantier qui attire, l’été, les touristes russes, turcs et azéris en majorité. Je comprends pourquoi la ville l’apprécie, mais ses habitants attendent avec appréhension les élections présidentielles d’octobre 2013, en espérant que les imposants travaux entrepris se poursuivront.
Batoumi est une ville vitrine, zone franche à 15 km de la Turquie, où sous les tours et les fontaines illuminées de toutes les couleurs, les vieux quartiers sont sans asphalte, la population locale, plutôt pauvre et le travail, précaire. Ce super développement continuera-t-il?
Batoumi est aussi une ville stratégique et convoitée pour le commerce de l’or noir. La voie ferrée Bakou-Batoumi constitue l’une des voies les plus importantes du transport du pétrole de la mer Caspienne vers les marchés mondiaux. Neuf millions de tonnes de pétrole brut et raffiné en provenance de la Caspienne, d’Azerbaïdjan, d’Ouzbékistan, du Turkménistan ou du Kazakhstan transitent chaque année par voie ferrée vers le port pétrolier de Batoumi. L’or noir est ensuite transféré soit dans le pipeline Bakou-Tblissi-Ceyhan, mis en activité fin 2005, ou chargé sur des pétroliers. En 2008, le grand port marchand et le terminal pétrolier de Batoumi ont été donnés en concession pour 49 ans à la compagnie nationale pétrolière du Kazakhstan KazMunaiGas. Six millions de tonnes de pétrole par an sont embarqués dans ce port sans que les bénéfices financiers nourrissent Batoumi. Précisons que si cette route permet de rejoindre les marchés européens et américains en évitant la Russie et l’Iran, seul l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan permet de les rejoindre directement, sans passer par la mer Noire.
Chantiers en attente
Lors des élections législatives d’octobre 2012, le parti Mouvement national uni du président Saakachvili a été battu par la coalition d’opposition Rêve géorgien menée par Bidzina Ivanichvili alors devenu premier ministre, donc le chef de file du pays. Ivanichvili poursuivra-t-il les projets de Saakhachvili? Le pays entier semble toujours attendre la suite, qui viendra après les élections présidentielles du 31 octobre 2013.
Les impressions locales sur les deux mandats de Mikheil Saakachvili sont les mêmes un peu partout. On le dit «dictateur civilisé». Saakachvili a enrayé la corruption et le banditisme. Ainsi, on ne peut pas acheter la police avec des pots-de-vin comme ça peut être le cas en Russie. Tous me rappellent aussi que, dans les années ’90, c’était vraiment dangereux de se promener en Géorgie et on sortait avec son pistolet dans la rue. Par contre, il subsiste une sorte de corruption officielle, «plus propre, plus haute». «Si tu possèdes un gros business, alors Saakhachvili le rachètera ou t’en demandera une part», me disait le fils d’entrepreneur. Le gouvernement Saakachvili ayant accumulé une dette importante, la comparaison est souvent faite avec la Grèce2. S’il semble faire bon vivre dans ce pays, beaucoup de jeunes sont sans travail ou vont en chercher à l’étranger et le niveau de vie est bas. «Saakachvili a construit plein d’appartements pour l’élite, mais il n’a pas développé le pays», me dit Lacha qui travaille la nuit dans un cirque, le jour comme chauffeur de taxi.
Quant à Bidzina Ivanichvili, le premier ministre actuel, c’est un oligarque typique qui a fait fortune en Russie lors des privatisations massives de l’ère Eltsine, avant de s’exiler en France dont il a obtenu la nationalité. On le dit excellent homme d’affaire et piètre politicien. Ivanichvili est aussi collectionneur et philanthrope: il possède une exceptionnelle collection d’art moderne (incluant Dora Maar au chat, de Picasso, 95,2 millions de dollars), une maison dessinée par l’architecte japonais Shin Takamatsu sur les hauteurs de Tbilissi. Des Géorgiens m’ont dit qu’il pouvait aider à financer les mariages et les enterrements ou même des projets de théâtre. À un autre niveau, il aurait financé les réformes de la Révolution des roses (2003), notamment celles de la police et de l’armée, et payé les salaires des hauts fonctionnaires. Les citoyens me disent qu’il a en fait racheté Saakachvili.
Argent public ou privé, la frontière n’est pas nette. Bidzina Ivanichvili avait promis, lors de sa campagne (débutée en octobre 2011), de consacrer un milliard de dollars au secteur agricole délaissé par Saakachvili, avait vendu ses actifs en Russie avant d’entrer en politique et renoncé à sa nationalité russe. Il avait déclaré vouloir devenir premier ministre pour seulement 2 ou 3 ans, avant de retrouver la société civile, ce qu’il a confirmé récemment dans une entrevue au journal Le Monde. Il souhaite normaliser les relations de la Géorgie avec la Russie, ce que plusieurs Géorgiens espèrent.
Presque partout nous pouvions discuter en russe, mais les jeunes de moins de 20 ans ne le parlent plus vraiment. Les Géorgiens ne peuvent pas aller en Russie. Par contre, les Russes peuvent aller en Géorgie sans visa.
En Mingrélie chez des réfugiés d’Abkhazie
Nous quittons Batoumi en direction du nord. En arrivant en vue des cimes enneigées du Grand Caucase, le soleil enveloppe d’or les champs vallonnés. Vaches, cochons, chevaux, chèvres peuplent la route qui traverse la Mingrélie.
Levan, mon compagnon de voyage, est Mingrel d’origine. Il se souvient un peu de la langue, le mingrélien, et surtout s’amuse de cet accent très aigu, aussi joyeux qu’un peu fou.
Notre premier arrêt dans la région: une église en bois que deux hommes avinés construisent sur une colline. Ils entretiennent aussi le cimetière. Sur toutes les tombes il y a des ex-votos de koulitch (gâteau de Pâques), de verres et bouteilles en plastiques contenant du vin. Après des heures de conversation, nous ne pouvons nous soustraire au rituel qui consiste à verser un peu de vin sur la tombe en disant une parole à la mémoire du défunt.
Puis nous arrivons chez Bebo (grand-mère), qui nous attendait. Elle pleure d’émotion en revoyant Levan après 20 ans d’absence. Rapidement, nous devenons ses enfants. Bebo et son fils Badre ont fui l’Abkhazie en 1993, au moment du conflit armé qui opposa les forces fédérales russes, géorgiennes et séparatistes abkhazes. En 1992, l’Abkhazie avait déclaré son indépendance de facto. Cette guerre de 1992-1993 a fait 10 000 morts des deux côtés et environ 250 000 réfugiés géorgiens, hébergés dans des centres temporaires. Au début du conflit, la minorité abkhaze ne représentait que 17% de la population de ce territoire.
«Vous avez une très belle maison et un beau jardin», dis-je à Bebo, émerveillée par le calme et la douceur de cette campagne où les animaux sont omniprésents, par l’architecture des maisons mingrèle surélevées, en bois et entourées d’une galerie vitrée. «Oh ! Vous trouvez !? Avant, en Abkhazie, nous avions des plantations de mandarines, de fruits, de noisetiers, ici c’est la maison d’été. Il faudrait construire un bania.» En effet, il n’y a rien pour se laver. Bebo et Badre vivent avec 120 laris (90$) par mois, la pension de Bebo.
Du 7 au 12 août 2008, encore une fois, les «charbons ethniques» de l’Ossétie du Sud et de l’Abkahzie, instrumentalisés par les pouvoirs russe et géorgien sont ravivés. Un violent conflit lié aux provinces séparatistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud oppose la Russie et la Géorgie sur le sol géorgien. Le 26 août 2008 le Président russe Dimitri Medvedev signe un décret qui reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie. L’ONU considère néanmoins l’Abkhazie comme faisant partie de la Géorgie3. Pour les Géorgiens (la plupart Mingrels) qui étaient majoritaire en Abkhazie, il est inconcevable que leur pays en soit amputé.
En ce jour de la Victoire4 (9 mai), Bebo nous a fait un simple festin. Nous avons porté des toasts aux parents et à l’unité des peuples. La chacha maison, alcool de marc de raisins atteignant 50 degrés, était très bonne. En fond d’écran, jouaient des films de guerre soviétiques et géorgiens comme Le père du soldat.
La fin de ce récit de voyage est présentée dans un 3e billet.
1 Les Adjars sont issus du mélange des Kolkhs, peuple méconnu de la haute Antiquité qui occupait la Colchide, avec les représentants des différents colonisateurs qui s’y succédèrent: Grecs, Romains, peuples mingrélo-lazes (kartveli) au IIe siècle, Géorgiens au VIIe siècle. Pendant la domination ottomane (16e et 17e siècles), de nombreux Adjars se sont convertis à l’Islam (Encyclopédie Universalis). Majoritairement musulmans jusqu’à la dislocation de l’URSS, plusieurs Adjars se sont depuis convertis au rite orthodoxe et d’autres ont immigré en Turquie. ↩
2 Le conflit entre la Géorgie et la Russie en 2008 ainsi que la crise financière et immobilière ont fortement ralenti la croissance économique du pays. Celle-ci reposait essentiellement, depuis 2003, sur les investissements étrangers et le secteur des services, au détriment de l’industrie et surtout du secteur agricole qui constitue pourtant l’une des forces de la Géorgie. La Géorgie s’est donc retrouvée fortement dépendante des institutions financières internationales. La reprise de la croissance économique à partir de 2010 a été largement soutenue par l’aide financière internationale. La Géorgie a reçu 5,1 milliards de dollars entre 2008 et 2011, puis à la suite de l’intervention du FMI, 1180 millions de dollars en 2009 (Infos recueillies sur le site Web du Ministère des affaires étrangères de la République française). ↩
3 Au 8 novembre 2012, seuls le Nicaragua, le Venezuela, l’île de Nauru et Tuvalu ont également reconnu un statut étatique à ces régions géorgiennes. ↩
4 Jour anniversaire de la victoire de la Russie sur l’Allemagne lors de la Grande guerre patriotique (1941-1945); voir mon billet de l’an dernier sur le jour de la Victoire à Moscou ↩
Publié le 29 juillet 2013 | Par Martine F
Merci pour le blogue.
Publié le 23 juillet 2013 | Par Valérie
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