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Photo de Agnès Blais

Essenine: le poète paysan

Située au sud-est de Moscou, la région de Riazan est bordée par la rivière Oka. Elle est connue pour être la patrie du poète Sergueï Essenine, le plus lu de Russie, dit-on, obligatoire à l’école, bien sûr. Essenine fut une sorte de génie lyrique et mystico-révolutionnaire.

Portrait_Essenine

Portrait de Konstantinovo

Le paysage est infiniment morne et gris. J’espère encore le relief, l’inattendu, la surprise d’une découverte soudaine qui ne viendra pas. Toutefois, le paradoxe que vivait Sergueï Essenine –écartelé entre sa tentation urbaine du vice et de la mort, d’une part, et l’amour qu’il portait à sa terre natale, la vieille Russie paysanne et orthodoxe, et à la nature elle-même, d’autre part– s’immisce en nous de façon lancinante et marquante, pour faire de ce paysage le lieu de l’homme. Doucement, cette terre que le poète nommait souvent Rus (Russie) prend vie, inquiète, laisse un souvenir durable.

J’aime immensément ma Russie
Bien qu’en elle la rouille de la tristesse se penche en saule
Elles me sont douceur, la gueule sale des cochons
Et, dans la paix des nuits, la voix sonore des crapauds.
Je suis tendrement malade de souvenirs d’enfance.
La torpeur, la moiteur des soirs d’avril hantent mes songes.
(Extrait de Confession d’un voyou, traduction d’Armand Robin)

Essenine provenait d’une famille de paysans du bourg de Konstantinovo, dans la région de Riazan. Mon ami Denis, chimiste, activiste et, comme beaucoup de Russes, fervent amateur de Essenine, nous avait invitées, Marina et moi, à visiter la région où le poète a grandi. En route, nous lisons quelques-uns de ses poèmes parmi lesquels: La vie –supercherie d’une mélancolie envoûtante. Le poète décrit la vie en utilisant le terme russe tosca, intraduisible par lui-même, qui désigne une angoisse de l’âme, une mélancolie, la tristesse d’un désir inassouvi en lien avec le passé et le futur, une angoisse des amours mortes, des amis disparus, de la patrie perdue, de la vie. «Devant un tel paysage, un tel pays, tu ne peux pas être autrement, tu ne peux pas l’éviter», rigolent mes amis.

La veille, j’avais lu d’autres poèmes dont Lettre à ma mère (1924):

Tu vis encore, ma vieille mère?
Moi aussi. Salut, salut à toi!
Pourvu que coule sur ton isba
Cette lueur du soir que nul n’a pu décrire!

On m’écrit que, cachant ton angoisse,
Tu t’es grossi le cœur très fort à mon sujet,
Que tu t’en vas sur la route bien des fois
Dans ton vieux caraco démodé

Et que souvent dans les premières ténèbres bleues
Tu vois une seule chose, toujours la même:
C’est comme si quelqu’un me poignardait au cœur
Au fond d’un cabaret dans une querelle.

Ce n’est rien, petite mère. Calme-toi.
Ce n’est rien qu’un pénible délire.
Je ne suis pas encore un pochard assez dur
Pour me laisser mourir sans te revoir.

Je suis resté, comme autrefois, pas méchant
Et ne rêve jamais qu’une seule chose:
Au plus vite quitter cette révolte, ce tourment,
Pour retourner dans notre maison basse.

Je reviendrai le jour où docile au printemps
Notre jardin candide aura tendu ses branches.
Seulement ne me réveille plus à l’aube blanche,
Ne me réveille plus comme il y a huit ans.

N’éveille pas ce qu’un rêve m’a pris!
Ne touche pas ce qui n’a pas réussi!
Elles sont trop précoces la perte et la fatigue
Qu’il m’est échu d’éprouver en ma vie.

Et ne m’apprends pas à prier. Pas la peine!
Il n’y a plus pour moi de retour au passé;
Toi seule es pour moi aide et fête,
Toi seule es la lueur dont nul n’a su parler.

Il te faut donc oublier ton angoisse;
Ne grossis plus ton cœur si fort à mon sujet
Et ne va plus sur la route tant de fois
Dans ton vieux caraco démodé.
(Traduction d’Armand Robin)

Des larmes et des frissons
«La lecture des poèmes de Sergueï Essenine me donne les larmes aux yeux et des frissons», me dit la mère de Denis, une compatriote érudite du poète. «Il n’a pas supporté ce complexe d’infériorité, lui, le paysan pauvre, et il était venu à bout de son talent immense, fulgurant», explique-t-elle. Puis l’alcoolisme et la dépression auront achevé cette comète flamboyante, parfois grossière. Elle a peut-être raison. «Poète officiel», Essenine fut le chantre de la révolution d’Octobre, mais plus encore de la Russie éternelle, de sa nature et de son folklore.

Église vue de la maison d'enfance d'Essenine

Il est toujours resté proche, du moins dans ses vers, de la terre et des paysans contrairement aux autres poètes révolutionnaires qui s’en sont coupés, Maïakovski par exemple. «Il est l’innocent passé de son tout petit village aux violences des villes». Essenine est demeuré dans l’énorme conflit politique et social ce qu’il était auparavant, et comme il se définit lui-même: un poète villageois, le dernier des poètes-paysans (Esprits nomades). Essenine puise les racines de sa poésie dans son enfance. Celle qui se passe dans le bourg de Konstantinovo. Par la fenêtre de la maison du poète, la guide nous fait remarquer la vue magnifique sur l’église. 

Éducation religieuse, amour des paysans et des truands
Né en 1895, Essenine fut une sorte de génie, une étoile filante. Il a reçu une éducation religieuse dans une campagne très croyante avant la Révolution. «Son père était un vieux-croyant, il aimait lire à haute voix la Bible et les vies des saints. [Sa] grand-mère recevait moines quêteurs, errants, diseurs de légendes, d’énigmes et de « vers spirituels »»3. Remarqué pour son talent, il devient interne à l’école religieuse de Spas-Kliopiki et compose ses premiers vers à l’âge de 14 ans. Il quitte sa campagne à 17 ans et parfait son art auprès de cercles de poètes à Saint-Pétersbourg. Il devient célèbre à 20 ans. Essenine s’est émancipé de la religion, mais son style reste messianique. Son paradis n’est pas celui des chrétiens mais celui de la terre imbibée de contes populaires, de traditions et d’images pieuses, tout cela imprégné d’un paganisme, d’un animisme prêtant vie mystérieuse à toute la création, où les saintes et les fées se répondent (Esprits nomades).

En ces temps révolutionnaires, Essenine ne se sent pas proche des ouvriers ni n’appelle à l’élévation du prolétariat. Il perd ses idéaux et la compagnie des putains ou des truands lui est plus vraie:

Grincement de l’accordéon. L’ennui… L’ennui
Les doigts de l’accordéoniste coulent comme une vague
Bois avec moi, vilaine putain,
Bois avec moi putain
Extrait du poème ????, ?????????. ??????????, ma traduction

Le poète inspiré par le monde paysan est un hooligan. «Rossignol obscène, […] moujik de légende, il s’épanouissait dans les saisons en enfer» (Esprits nomades), tel une «jument épave» dans «Moscou la saoule». Son mythe le dépasse et il est vrai qu’il joue de l’exhibitionnisme, malgré son propre credo: «Ferme ton âme, Essenine, une âme ouverte est aussi indécente qu’une braguette déboutonnée». Sa poésie conserve un aspect sauvage qui fait fi de l’optimisme obligé de la poésie nouvelle, et sa vie aussi, comme un ouragan d’orgies, de rixes et de folies moscovites. À l’instar de plusieurs étoiles flamboyantes, il serait malade de la perte de son enfance. Essenine fut aussi un mari scandaleux, lui qui, au cours d’un voyage en Europe et en Amérique avec la célèbre danseuse Isadora Duncan, sa 2e épouse, est assailli par une grave dépression.

Ce n’est pas tout un chacun qui peut chanter.
Ce n’est pas à tout homme qu’est donné d’être pomme 
Tombant aux pieds d’autrui.
Ci-après la toute ultime confession, 
Confession dont un voyou vous fait profession.
C’est exprès que je circule, non peigné,
Ma tête comme une lampe à pétrole sur mes épaules. 
Dans les ténèbres il me plaît d’illuminer
L’automne sans feuillage de vos âmes.
(Extrait de Confession d’un voyou, traduction d’Armand Robin)

La mort et l’adieu
Selon la version officielle, Essenine se suicide en 1925, à l’âge de 30 ans dans sa chambre de l’hôtel Angleterre à Saint-Pétersbourg. Au mur, il avait écrit avec son sang son poème d’adieu:

Au revoir, mon ami, sans poignées de main, ni paroles,
Ne t’attriste pas, ne fronce pas les sourcils,
Dans cette vie, il n’est guère nouveau de mourir,
Mais vivre n’est certes pas plus nouveau!

En 1973, l’écrivain américain Jim Harrison, alors âgé d’une trentaine d’années, écrit Lettres à Essenine, un long poème qu’il adresse au poète russe alors que lui-même s’enfonce. C’est un appel au secours, un appel d’air et de bouteille. Heureusement, les beautés de la vie l’emportent sur l’envie d’en finir. «Les sages, dit-il, marchent dans le noir, mais pas à pas». Harrison n’est peut-être pas «sage», mais il décrit par ces mots une lente victoire sur la tentation du suicide4.

Bains_source_sainte

 Et nous, Denis, Marina et moi, sommes allés au monastère de Saint-Jean Baptiste (fondé au 12e siècle, lorsque des moines prédicateurs y apportèrent l’icône miraculeuse de Saint-Jean Baptiste, mais dont les bâtiments les plus anciens aujourd’hui remontent au 17e siècle) situé dans le tout petit village de Puchtchupovo, à côté de Konstantinovo. Tout près, au bout d’un sentier qui descend jusqu’à la rivière Oka, on peut se baigner dans une source sainte, s’absoudre de ses péchés, se rebaptiser. Dans un bâtiment aux airs de chapelle divisé en 3 sections –femmes, centre neutre et hommes–, il faut se dévêtir, lire une prière et se plonger complètement dans l’eau glacée 3 fois. Ça ravive.

Denis_Marina_et_moi

3 Pierre PASCAL, «ESSENINE SERGE ALEXANDROVITCH (1895-1925)», Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 janvier 2014. www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/serge-alexandrovitch-essenine/

4 Lettre de Colum McCann en hommage à Jim Harrisson: www.colum-mccann.fr/site/a_propos_de_jim_harrisson_par_colum_mccann_&600&cmc01.html?6

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  1. Publié le 4 juin 2017 | Par Solange

    Je vous conseille vivement l'anthologie bilingue des poèmes d'Essenine L'Homme noir (éditions Circé), où le traducteur Henri Abril explique très bien dans sa préface les doutes qui planent encore sur son prétendu suicide...
  2. Publié le 3 février 2014 | Par Catherine Comtois

    Merci Mme Blais pour ce portrait d'Essenine. Un peu après Noël, j'étais dans une librairie à la recherche justement de textes sur Essenine… rien trouvé. Voyez-vous, j'ai pris un cours à l'Université Laval en littérature russe et, par le travail que j'avais à faire, j'ai découvert un autre immense poète russe: Ossip E. Mandelstam. Un coup au coeur. À comprendre et à découvrir pour toutes les nuances de sa poésie. Surtout, j'ai réfléchi sur cette époque et sur tous ces hommes et ces femmes, artistes, qui auraient tellement eu à partager avec leurs compatriotes avant de mourir trop jeunes. Mais, aujourd'hui, comme l'a écrit Mandelstam dans un de ces poèmes:

    En m’enlevant les mers, et l’envol et l’élan,
    Pour mettre sous mes pieds le sol et sa contrainte,
    Qu’avez-vous obtenu? Un résultat brillant:
    Ces lèvres qui remuent sont hors de votre atteinte.
    Mai 1935 (traduit du russe par Henri Abril)

    C'est bien ce que le régime ne leur a pas pris, des lèvres qui remuent hors de son atteinte et qui peuvent se rendre jusqu'à nous aujourd'hui.

    Actuellement, je lis Contre tout espoir de Nadejda Mandelstam, les mémoires de son épouse, elle qui a survécu à son amour Ossia. C'est très bien écrit et la série des 3 volumes (tome 1 en 2012 et tomes 2 et 3 en mai 2013) vient d'être rééditée aux éditions Gallimard.

    J'aimerais aussi lire sur le poète paysan, proche de la nature et des gens, si vous avez des suggestions, merci de m'en faire part.

    Je trouve vos billets très chaleureux et ils donnent un regard très humain sur la Russie d'aujourd'hui. Je vous trouve bien chanceuse de vous trouvez là-bas! Avez-vous attrapé la fièvre olympique?

    Merci, Mme Blais, et je vous souhaite de belles rencontres et de belles surprises au détour des routes de la Russie!
  3. Publié le 20 janvier 2014 | Par Agnès Blais

    Grand merci Valérie.

    Dans la version non officielle, Essenine serait mort assassiné par la police secrète, la Guépéou à cette époque. Il était certes dangereux, en 1925 en URSS, d'être un poète visionnaire et obscène. Selon Armand Robin, traducteur d'Essenine, de nombreux poèmes, qui lors de leur parution semblèrent être des suites d'images purement lyriques, se sont révélés être des descriptions exactes de la Russie pendant la collectivisation. L'URSS fut exprimée d'avance par de nombreux textes prophétiques d'Essenine (comme aussi de Blok et de Maïakovski).
    Toutefois, dès 1922, Essenine parle de suicide et devient dépressif. Il entre dans une clinique en 1925, la quitte un mois plus tard et se remet à boire. Chose certaine, sa mort tragique entraîna une vague de suicides.

    Armand Robin, La Gazette de Lausanne, 18 avril 1959, consulté sur Internet (http://armandrobin.org/lausanne_essenine.htm), le 21 janvier 2014.
  4. Publié le 18 janvier 2014 | Par Valérie

    Dans la version non officielle, comment est-il mort?

    Portrait fascinant de ce poète...

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