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Photo de Agnès Blais

Les Lectures Maïakovski: performances poétiques et politiques

Chaque dernier dimanche du mois, sur la place Triumfalnaya de Moscou, au pied de la statue géante du poète Vladimir Maïakovski (1893-1930), des jeunes déclament d’une voix forte leurs compositions en reprenant l’héritage du poète futuriste. Ce sont les Lectures Maïakovski1.

Une jeune poète, par un dimanche pluvieux de septembre

Une jeune poète, par un dimanche pluvieux de septembre 2013

Les poètes scandent leurs vers dans un rythme le plus souvent rapide, avec exaltation, parfois utilisant le mat russe (argot composé de mots jugés très grossiers, mais ayant presque la richesse d’une langue en soi). Ils parlent de politique, d’amour, d’humour, de narcotiques.

Descendants de Maïakovski
Maïakovski, l’un des fondateurs du mouvement futuriste qui a émergé en Russie et en Italie au début du 20e siècle, détestait le langage littéraire. Rompant avec la tradition poétique russe, ses cris d’une âme blessée s’exprimaient dans un langage de tous les jours, voire argotique. «La poésie du futurisme, c’est la poésie de la ville. […] Le mot ne doit pas décrire, mais exprimer par lui-même… Or, le rythme de la vie a changé. Tout a acquis une rapidité fulgurante comme sur la bande d’un cinématographe. […] La fièvre, voilà ce qui symbolise le mieux le mouvement de la vie contemporaine.» (Maïakovski, cité dans Le Hangar)

Personnalité titanesque et d’une beauté impressionnante, Maïakovski est sans doute, de tous les poètes, celui qui a le plus ardemment adhéré à la Révolution russe2. Il innove aussi avec un nouveau genre de poésie, la «poésie de journal»: des chroniques en vers sur des questions d’actualité3. Maïakovski réunissait dans ses vers pour la Révolution, écrits à partir de ses drames personnels, le lyrisme et la politique, l’optimisme et le tragique. «Il consacre la force de sa satire à dénoncer, principalement comme ennemis de sa conception de l’amour, toutes les manifestations de médiocrité que la société révolutionnaire n’a pas encore déracinées: la vulgarité petite-bourgeoise, le mauvais goût et la bureaucratie4.

PlaceTriumfalnaya

Place Triumfalnaya

Sortir dans la rue et exprimer ses convictions
En 1958, après l’inauguration du monument de Maïakovski, des poètes non officiels se sont rassemblés régulièrement sur la place appelée alors Maïakovski (ajourd’hui Triumfalnaya). Des dissidents connus comme Yuri Galanskiï et Vladimir Bukovskiï participaient à des récitals publics pour lesquels Galanskiï a été arrêté et Bukovskiï, exclu de l’université. Les poètes ont été chassés, arrêtés. Sur leur lieu de travail et d’études, le pouvoir a dénoncé leur activité comme «antisociale». En 1961, les Lectures Maïakovski sont interdites.

Maïakovski:
«Je connais la force des mots.
Du vent semble-t-il, des pétales tombés sous les talons d’une danse, mais l’homme pourtant, avec toute son âme, ses lèvres, sa carcasse.»

En 2009, le jeune poète et activiste Matveï Krylov5 a  l’idée de reprendre la tradition des Lectures Maïakovski, un art qui permet de contester, sur la place publique, les dominations politiques, d’exprimer ses sentiments antiglobalisation et de contribuer à la formation de valeurs sociales qui s’ensuivent. Depuis maintenant 4 ans, chaque dernier dimanche du mois, entre 30 et 100 personnes, majoritairement des jeunes, se rassemblent pour réciter et écouter des poèmes, dans un style général de protestation contestataire, mais pas uniquement. «L’opposition, dit Matveï Krylov, ce n’est pas seulement en relation avec le pouvoir, c’est aussi en relation avec la société de consommation, avec le système des valeurs d’en bas. Nous ne voulons pas consommer ce que les instituts de culture officielle nous inculquent.»

«Les poètes viennent lire avec des mains tremblantes et dans ces mains tremblantes, il y a le soin.» (Danil Poltaratskiï)

Beaucoup de jeunes viennent sur la place Triumfalnaya réciter pour la première leurs poèmes ou encore ceux d’autres poètes, dont Maïakovski. Selon Matveï Krylov, les Lectures Maïakovski permettent d’échapper au contenu unique émanant d’une liste d’artistes établis, connus et officiels qui exclut les jeunes poètes. «C’est un micro libre. Au cœur de la ville, entre le béton, nous venons lire des poèmes, sans censure, ni hiérarchie. Sur cette place, une personne peut venir et même si c’est de la mauvaise poésie on va l’écouter, car elle est sans censure, libre, et ça pour moi c’est véritablement de l’art». Le jeune poète Danil Poltaratskiï renchérit: « Ici, les gens peuvent venir s’exprimer et des liens collectifs sont ainsi créés. Quand tu lis un poème, tu recherches des émotions, tu apprends à vaincre tes peurs. Peut-être qu’après, ce poète débutant lira dans les salons de Paris (en riant), mais ici c’est déjà sain».

AfficheLe musée Maïakovski fermé
Le 15 septembre dernier, les Lectures Maïakovski avaient lieu en face du musée Maïakovski, pour manifester contre sa fermeture. Sous la pluie battante, je suis allée écouter les poèmes et visiter pour une dernière fois le musée. Il était unique. Sis dans l’appartement où le poète a vécu les dernières années de sa vie et où il s’est suicidé en 1930. Ses œuvres futuristes, dessins, poèmes, photos et objets s’enroulaient autour d’un escalier en colimaçon, comme dans un tourbillon de création reflétant la vie exaltée du poète. Le musée était plein à craquer de jeunes massés autour de la guide qui faisait une dernière visite très généreuse et érudite.

Le musée est fermé pour rénovations dit-on, mais celles-ci étaient-elles vraiment nécessaires? À Moscou, on craint les promoteurs immobiliers, le gouvernement qui déciderait soudainement de reprendre la propriété ou la possible corruption entre les deux. Il y a un an, le chef du Département de la culture de la ville de Moscou a émis l’ordre numéro 808 (18/10/2012) qui commande la «réexposition» du musée pour des rénovations. Alors que les objets du musée sont disséminés dans différents musées on ne sait trop où, les employés du musée Maïakovski dénoncent le peu d’estime et les railleries exprimées par les fonctionnaires en charge de ces rénovations à l’égard des collections. À Moscou, on craint le vandalisme des fonctionnaires. 

 

1 Site Internet (en russe) des Lectures Maïakovski

2 Lire l’excellent article de Francis Combes, «Maïakovski, la révolution de l’amour», Médiapart, 17 mai 2013

3 ROBERT J., 1947, Anthologie de la poésie russe. Paris, Bordas.

4 FERNANDEZ D., 2004,  Dictionnaire amoureux de la Russie. Paris, Plon.

5 Tous les propos de Matveï Krylov et Danil Poltaratskiï sont extraits d’un reportage (en russe) du journal Медведь, publié le 5 mai 2012. Ma traduction.

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