Croquis de Russie
Publié le 23 novembre 2012 | Par Agnès Blais
Les prisonniers politiques de la place Bolotnaya
Ça fait longtemps que je veux écrire pour dénoncer les arrestations arbitraires des «prisonniers du 6 mai». Les procès de ces protestataires, tenus début novembre, se sont pour la plupart soldés par une prolongation de détention jusqu’en mars 2013, en attente de jugement. Voici l’histoire de ces prisonniers politiques.
La manifestation du 6 mai 2012 sur la place Bolotnaya à Moscou, la veille de l’investiture de Vladimir Poutine, a été la première, la plus violente et la plus réprimée des Marches des millions organisées en opposition au pouvoir. J’ai déjà écrit sur les manifestations d’opposition qui ont entouré le début du 3e mandat de Poutine. Bien que la manifestation du 6 mai ait eu lieu en accord avec les autorités municipales, elle s’est terminée par une confrontation avec les forces de l’ordre (policiers, OMON (forces spéciales du ministère de l’Intérieur) et militaires). Les policiers chargeaient par petits bataillons et emmenaient quelqu’un, souvent au hasard. Environ 600 personnes ont été arrêtées. Le jour même, une instruction criminelle était ouverte pour désordre de masse (article 212 du code criminel) et violence contre un représentant du pouvoir (article 318).
L’affaire Bolotnaya
Plusieurs semaines après les événements du 6 mai, la police a commencé à arrêter de nouveau certaines personnes en disant les avoir reconnues sur des enregistrements vidéo. À ce jour, 18 personnes font l’objet d’un mandat d’arrêt. Treize d’entre elles croupissent encore dans le SIZO (abréviation de sledstvennyï izolator, littéralement «isolateur d’enquête», ce qui équivaut à de la prison) et 5 sont assignées à résidence. Le dernier arrêté, Sergueï Krivov, s’est fait emmener il y a 3 semaines, presque 6 mois après les événements de mai! Certaines personnes incarcérées n’étaient même pas sur les lieux des crimes.
On assiste en Russie à la triste résurgence des prisonniers politiques. Ce phénomène me touche. L’arrestation et le jugement disproportionné des jeunes femmes de Pussy Riot a provoqué un brouhaha mondial et médiatique important. On a alors dénoncé l’association entre le pouvoir et l’Église orthodoxe. Toutefois, la corruption de l’Église et le paternalisme durable de la société russe constituent un bouclier de diversion que le pouvoir ne craint pas. Il serait bénéfique pour le peuple russe de dénoncer également les arrestations des prisonniers politiques du 6 mai, et bien d’autres passées sous silence. Il s’agit de la couche populaire d’opposition politique qui ne bénéficie pas de la renommée des principales figures d’opposition.
Je veux que l’on sache et que l’on connaisse ces citoyens qui osent manifester dans un contexte où l’acte de manifester en est un de courage et où ce droit, pourtant inscrit dans la Constitution russe, n’est pas garanti. Ces citoyens solides mais vulnérables, écrasés par le pouvoir qui les juge dangereux, ne sont que poussière devant une justice à la solde de ce même pouvoir. L’affaire Bolotnaya comporte un révoltant déséquilibre des forces et une injustice flagrante. Dans les poursuites, quelques dizaines d’OMON et militaires de l’armée de l’intérieur sont les victimes et les citoyens, les accusés. Les preuves sont les vidéos et les photos analysées par le Comité d’enquête, confirmées par les victimes, les policiers eux-mêmes. Certains accusés n’étaient même pas sur la place Bolotnaya. Le Comité d’enquête a refusé de montrer aux accusés et à leurs avocats les vidéos prouvant leur prétendue culpabilité.
J’ai été surprise d’apprendre très vite, en russe, l’expression «Comité d’enquête» (sledstvennyï Komitet). Cela n’a pourtant rien d’étonnant puisque c’est un organisme très puissant qui apparaît quotidiennement dans le paysage politique russe. Dans l’affaire Bolotnaya, son importance s’est accrue considérablement.
L’affaire donne des sueurs froides. Les candidats à l’emprisonnement sont choisis principalement à partir de la liste des personnes arrêtées sur la place Bolotnaya le 6 mai. Ce moyen de répression, imprévisible, effraie plus que les deux lois passées par Poutine après le 6 mai, soit l’augmentation faramineuse des amendes et l’interdiction de cacher son visage lors des manifestations. Dans l’affaire Bolotnaya, les «criminels» peuvent écoper jusqu’à 8 ans de prison.
Qui sont les criminels selon le pouvoir?
Le 18 octobre, mon ami Igor m’appelle, troublé, triste, inquiet. Notre ami Sergueï vient d’être arrêté, accusé, comme les autres acteurs de l’affaire Bolotnaya, de «désordre massif» et de «violence contre les représentants du pouvoir», 6 mois après l’événement! Il est le 18e prisonnier. Sergueï a 51 ans, père de 2 adolescents, sa femme est invalide et il fait un doctorat en sciences technologiques. Toutefois, la juge Skuridina a décidé qu’il pouvait nuire au processus d’enquête et l’a maintenu en prison, bien qu’il ne possède pas de passeport pour fuir à l’étranger. Si Sergeï Krivov a été arrêté, c’est sans doute aussi parce qu’il manifestait depuis quelques mois à toutes les semaines, comme d’autres, au pied de l’immeuble du Comité d’enquête avec une pancarte réclamant la libération des prisonniers politiques et dénonçant la fabrication de preuves et la propagande. Sergeï a déclaré, sur Livejournal: «Je suis convaincu que je n’ai pas causé de tort ni de blessures aux policiers. Oui, j’ai crié la même chose que la foule. J’ai arraché la matraque d’un policier parce que cette personne battait des gens, mais je n’ai jamais donné de coups. Je n’ai pas participé aux désordres. On peut plutôt dire que j’ai contribué à les arrêter».
Voici un autre cas, celui de Denis Lutskevitch, étudiant en sciences sociales et assistant de recherche. Le 6 mai, il a manifesté avec des collègues étudiants et professeurs. Il s’est fait arrêter et emmener au poste de police du quartier d’Ostankino. En prison, des OMON l’ont battu. Cette même nuit, Denis a été libéré et il s’est rendu à la clinique. Il avait le dos couvert de coups de matraques, un gros hématome à la nuque et une oreille abimée, complètement noire. Le lendemain, Denis a déposé une plainte à la police contre ceux qui l’avaient battu. Dans la nuit du 8 juin, 7 «opérateurs» du poste de police d’Ostankin sont venus l’arrêter et l’ont emmené au SIZO (prison) de la rue Petrovka. Les collègues de Denis lui ont trouvé un avocat. Denis dit n’avoir absolument rien fait d’illicite sur la place Bolotnaya. L’enquêteur dit qu’il y existe un enregistrement où l’on voit Denis battre un policier, mais Denis et sont avocat n’ont pas vu cette vidéo. Par ailleurs, il existe sur Youtube une autre vidéo appelée «184 arrestations» où l’on voit, dans les 15 premières minutes, Denis qui se tient, très calme, dans la foule. Soudain, sans rime ni raison, les OMON se jettent sur lui. De plus, les très nombreux coups que Denis a reçus sur le dos et la nuque indiquent plutôt qu’il essayait de fuir. Denis a servi dans la marine où il a obtenu le grade de sergent mineur. Le 9 mai 2011, Jour de la Victoire, il avait reçu un diplôme d’honneur sur la place Rouge. L’union des marins de guerre s’est mobilisée pour le soutenir et a écrit une déclaration en sa faveur. Ses représentants étaient présents lors de son procès.
Le peuple ne laissera pas tomber ses prisonniers
La société russe est très mobilisée pour la défense des prisonniers politiques. Dans toutes les manifestations d’opposition politique de diverses allégeances, plusieurs affiches et symboles revendiquent la libération des «prisonniers du 6 mai». «À la répression, nous répondons par la solidarité», peut-on lire, souvent, sur les pancartes lors des manifestations d’opposition.
Des citoyens, activistes et bénévoles forment des associations comme Rossuznik, l’Union de solidarité avec les prisonniers politiques, ou le Comité du 6 mai. Lors des manifestations, ces citoyens récoltent des fonds pour aider les prisonniers politiques (le crowdfunding) et j’ai vu beaucoup de citoyens donner. Le Comité du 6 mai, par exemple, collecte et diffuse de l’information véridique et hors propagande étatique, sur les personnes arrêtées ou sous enquête; il organise des actions publiques pour la défense des personnes arrêtées, octroie une aide juridique et financière, fournit une assistance au «groupe à risque» des personnes soumises à une arrestation administrative pour avoir participé aux événements du 6 mai. Le 30 octobre, un rassemblement en soutien aux prisonniers politiques a eu lieu.
Les procès des prisonniers politiques de la place Bolotnaya ont eu lieu du 30 octobre au 2 novembre. À l’exception de Maxim Luzianin, le seul manifestant à avoir plaidé coupable, et de Mikhaïl Kocenko, qui a été envoyé dans un hôpital psychiatrique, la cour a prolongé la détention des autres prisonniers politiques jusqu’au 6 mars 2013. Ils resteront au SIZO. C’est le cas, entre autres, de Vladimir Akimenko (activiste du Front de gauche qui souffre d’une maladie le rendant aveugle, conséquence d’un accident survenu alors qu’il était dans l’armée), Yaroslav Beloussov, Alexeï Polikhov, Leonid Koviazin (journaliste de Kirov), Stepan Zimina (étudiant dit d’extrême gauche de l’Université d’État des sciences humaines de Russie), Alexandre Dukhaninoy, Denis Louzkevich et Artiem Savelov. Plusieurs avocats considèrent que la prolongation de détention des accusés dans l’affaire criminelle Bolotnaya est signe que le Comité d’enquête s’apprête à arrêter d’autres personnes et à élargir la liste des accusés. Rappelons que certains des prisonniers du 6 mai ont été arrêtés par hasard et ne se trouvaient même pas sur la place Bolotnaya.
Question importante et primordiale: y a-t-il eu «désordre de masse» (ce que je traduirais par émeute) sur la place Bolotnaya? «Non!», a statué l’ONG Memorial.
Maxim Luzianin, le seul à avoir plaidé coupable, a obtenu 4 ans et demi de prison. Quel sera le sort des autres? De quels témoignages les juges se serviront-ils?
Haut de page
Publié le 9 décembre 2012 | Par Zakari Gilbert
Note : Les commentaires doivent être apportés dans le respect d'autrui et rester en lien avec le sujet traité. Les administrateurs du site de Contact agissent comme modérateurs et la publication des commentaires reste à leur discrétion.
commentez ce billet