Droit, entreprise et citoyen
Publié le 8 avril 2020 | Par Ivan Tchotourian
Le défi des CA à l’ère de la COVID-19 (2e partie)
Toujours dans le contexte de la pandémie de coronavirus que nous connaissons, j’abordais dans mon précédent billet les changements qui affectent la gouvernance d’entreprise. Je poursuis cette réflexion, cette fois sous les angles du rachat d’actions et de la rémunération des hauts dirigeants.
Ces deux décisions d’affaires devenues habituelles doivent être revisitées. Sans questionner leur valeur en des termes théoriques (j’ai brièvement évoqué cet aspect dans d’autres billets), j’estime que la réalité de pandémie de coronavirus mène à les proscrire, au point où les entreprises qui enclencheraient ces opérations pourraient être tenues coupables d’irresponsabilité sociale.
Dans ce cadre, les CA ont tout un rôle! Ils doivent partir de deux idées fortes et rompre avec une certaine habitude:
- Racheter les propres actions de leur entreprise n’est pas une stratégie défendable;
- Rémunérer les hauts dirigeants n’est pas une priorité.
La COVID-19, rappelons-le, soumet la gouvernance d’entreprise et la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à un test1. Il faut que les CA et leurs membres le relèvent en gardant la tête haute, quitte à froisser la haute direction de l’entreprise qu’ils administrent.
Le rachat d’actions n’est plus une stratégie
Le rachat d’actions est une stratégie financière pratiquée fréquemment par les entreprises (encore plus dans des contextes économiques et financiers difficiles). «L’idée de racheter ses actions devrait faire partie de toutes les décisions de conseils d’administration quand vient le temps de décider ce que l’on fait avec les profits», affirme à juste titre Bernard Mooney2. Pour les CA, être placés devant la décision prise par une entreprise de racheter ses actions est donc incontournable… même en cas de pandémie de coronavirus.
Toutefois, l’économiste William Lazonick3 se montre réservé sur la politique de rachat d’actions, considérant, par exemple, que cette stratégie entraîne un renoncement à investir, s’inscrit dans une politique de valeur actionnariale, ou encore n’est source d’aucune création de valeur à long terme.
Prudence donc pour les CA avant d’abonder dans le sens du rachat des actions par l’entreprise! Possiblement dangereux, même. Car cette opération financière peut cacher une politique de court terme aux conséquences dévastatrices dans le contexte de la COVID-19, soit empêcher des investissements d’avenir indispensables à la relance des entreprises elles-mêmes et de l’économie4.
En faisant ce choix, le CA risque aussi de contrevenir à la loi. En effet, le rachat de ses propres actions par une société lors d’une offre publique de rachat faite «dans le cours normal des activités»5, alors que cette société a connaissance d’une information importante non publique la concernant ou concernant l’une de ses filiales importantes, est interdit en vertu des lois sur les délits d’initié et des règles de bourse applicables (sauf quand le rachat résulte d’un plan automatique de rachat6).
Face à la crise sanitaire actuelle et à la prolongation autorisée par les régulateurs canadiens des délais pour déposer certains documents d’entreprise, le risque de violation de la loi est donc présent.
Compte tenu de ces considérations, je ne suis pas certain que les CA devraient se lancer dans une politique de rachat d’actions. Même le président Trump voit d’un mauvais œil ce genre de décision7, c’est tout dire!
Plus d’argent pour les hauts dirigeants?
Le thème de la rémunération des hauts dirigeants revient chaque année à l’occasion des assemblées annuelles d’entreprises, encore plus depuis que les législateurs de nombreux pays se sont décidés à renforcer le contrôle des actionnaires sur la détermination de la rémunération de la haute direction (le «say on pay»).
Je rappellerais que le Canada adopte l’initiative de nombreux pays en permettant aux actionnaires de s’exprimer sur cette rémunération. Les modifications apportées à la Loi canadienne sur les sociétés par actions adoptées le 21 juin 2019 obligent maintenant les « sociétés visées par règlement » à élaborer une approche relative à la rémunération des « membres de la haute direction », à la communiquer annuellement à leurs actionnaires et à la soumettre annuellement à des votes consultatifs et non contraignants de leurs actionnaires, puis à divulguer les résultats du vote. En période de pandémie de coronavirus, cette question de la rémunération des hauts dirigeants survient dans les CA. Par contre, ce n’est certainement pas le défi le plus important auquel devraient faire face les membres8.
Plusieurs experts ses sont prononcés au cours des derniers jours sur les modalités techniques des plans de rémunération9. Très clairement, la pandémie actuelle peut affecter le calcul des incitations basées sur la performance, ainsi que les dispositions applicables à l’acquisition et à la résiliation des plans de rémunération existants10.
Toutefois, je m’intéresserais plus au principe même de la rémunération dans le contexte de la crise sanitaire en lançant un pavé dans la mare: faut-il vraiment dans les grandes entreprises que la haute direction reçoive une rémunération cette année? Du moins, celle-ci ne devrait-elle pas être revue très sérieusement à la baisse, quitte à la rendre symbolique?
Les CA doivent le savoir: la rémunération non versée est autant d’argent que l’entreprise conserve dans ses caisses. Or, en ce temps de pandémie, cette stratégie semble être la meilleure option. Certains opposeront à cette idée, sans doute à juste titre, que tout travail mérite salaire. Je leur répondrais que, vu les montants obtenus ces dernières années par les hauts dirigeants, une année sans rémunération ne devrait pas avoir de conséquences majeures sur leur qualité de vie. Dans une étude de janvier 2017, le Centre canadien de politiques alternatives fournissait l’illustration suivante11:
De plus, le droit précise qu’un mandat de direction peut être offert à titre gratuit: la rémunération de leurs hauts dirigeants n’est donc pas un dû, mais une obligation que se donnent les entreprises elles-mêmes.
Il y a deux ans, dans un billet portant sur l’entreprise québécoise Bombardier, j’avais écrit que les raisons du malaise entourant la rémunération de ses hauts dirigeants était qu’elle reflétait:
- Un décalage avec le monde réel;
- Des arguments incompréhensibles;
- Des règles de gouvernance qui ne dissipent pas la méfiance;
- Une obligation morale oubliée;
- Une quête immodérée du pouvoir;
- Une impuissance terrible des États;
- Une négligence grossière des CA.
Or, au temps de la COVID-19, l’occasion de moraliser les rémunérations des hauts dirigeants d’entreprises, quelles qu’elles soient, est venu. En assumant leur rôle sans se cacher derrière des avis de comités ou de consultants en tout genre, les CA peuvent répondre à ce genre de critiques et reprendre la main en supprimant, en suspendant ou en réduisant les rémunérations.
De toute façon, les actionnaires approuveront. Il suffit de regarder l’évidence. Les hauts dirigeants s’y opposeront-ils? Pour eux, la crise actuelle est une magnifique occasion d’adopter un comportement socialement responsable et de démontrer leurs valeurs par l’exemple. À défaut de le faire, ils devront rendre des comptes. Car les CA peuvent s’appuyer sur la RSE dans leurs démarches. En effet, ne serait-il pas socialement et moralement souhaitable que cette rémunération non versée (en totalité ou partiellement) soit laissée à l’entreprise et même serve à payer les salariés sans emploi ou à soutenir par des primes ceux qui travaillent?
De plus, c’est sans compter que l’utilisation de liquidités pour rémunérer les hauts dirigeants des entreprises laisserait ces dernières mal préparées pour faire face à la sortie de la COVID-19, voire les mettrait devant l’obligation d’être renflouées. L’État compenserait alors ce manque à gagner, avec toujours pour seuls perdants les citoyens. Ne serait-il pas finalement contradictoire pour les entreprises de demander sans cesse l’aide de l’État tout en dépensant leurs économies (quelquefois maigres) en rémunération de hauts dirigeants plutôt que d’avoir épargné?
Cette moralisation des salaires versés aux hauts dirigeants est sans doute à marche forcée, mais la survie des entreprises et du système capitaliste est à ce prix. Pour information, la NBA l’a déjà fait en réduisant le salaire de ses hauts dirigeants de 20 %, alors que le personnel administratif et les autres employés de la NBA ne sont pas concernés par ces coupures. Il reste à s’inspirer de cette initiative et à continuer le mouvement.
Mon précédent billet et celui-ci l’affirment. Ce n’est qu’au prix de changements très significatifs que la finalité de la gouvernance d’entreprise contribuera à instaurer un climat de confiance, de transparence et de responsabilité indispensables pour promouvoir les investissements à long terme, la stabilité financière et l’intégrité dans les affaires. Ces trois facteurs sont favorables à une croissance plus forte et à l’édification de sociétés plus inclusives… pour reprendre les mots de l’OCDE.
Le contexte dans lequel nous plonge le virus qui cause la COVID-19 est le test ultime pour déterminer si les CA peuvent faire les bons choix. Du sérieux, du courage et de l’audace, voilà ce qu’il vous faut à l’heure actuelle, mesdames et messieurs membres d’un CA de grande entreprise! Rien de plus, rien de moins. Vous possédez ces qualités? C’est le moment de le démontrer.
1 «Virus puts responsible capitalism to the test», Financial Times, 30 mars 2020. ↩
2 Bernard MOONEY, «Les rachats d’actions ont le dos large», LesAffaires.com, 6 octobre 2014. ↩
3 William LAZONICK, «How Stock Buybacks Make Americans Vulnerable to Globalization», SSRN, 2016; et aussi : Michel ALBOUY, «Dividendes et rachats d’actions: un bien mauvais signal», Contrepoints, 26 avril 2014. ↩
4 STIKEMAN ELLIOTT, «COVID-19 Front Line Perspectives and Practical Considerations for Public Companies», 23 mars 2020. ↩
5 Article 4.8 du Règlement 62-104 sur les offres publiques d’achat et de rachat. ↩
6 Même ces plans «[…] are not without their own potential issues» (STIKEMAN ELLIOTT, «Share Buybacks During COVID-19? Practical Considerations Before Proceeding», 27 mars 2020). ↩
7 Jacob M. SCHLESINGER, «President Trump Joins Democrats in Calls to Block Share Buybacks», The Wall Street Journal, 29 mars 2020. ↩
8 Greg ARNOLD et Todd SIRRAS, «The Impact of COVID-19 on Executive Compensation», Harvard Law School Forum on Corporate Governance, 27 mars 2020. ↩
9 STIKEMAN ELLIOTT, «COVID-19 Front Line Perspectives and Practical Considerations for Public Companies», 23 mars 2020. ↩
10 Greg ARNOLD et Todd SIRRAS, «The Impact of COVID-19 on Executive Compensation», Harvard Law School Forum on Corporate Governance, 27 mars 2020. ↩
11 Hugh MACKENZIE, Throwing Money at the Problem: 10 Years of Executive Compensation, Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), janvier 2017. ↩
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