Droit, entreprise et citoyen
Publié le 3 avril 2020 | Par Ivan Tchotourian
Le défi des CA à l’ère de la COVID-19 (1re partie)
Dans mon dernier billet, considérant le contexte de la crise sanitaire que traverse le Canada, je me penchais sur la responsabilité sociale dont doivent faire preuve les entreprises, notamment vis-à-vis de leurs salariés. Pour compléter mes propos, je vous propose une série de billets sur la gouvernance d’entreprise à l’heure de la COVID-19.
En ce contexte de pandémie, quelle attitude devraient adopter les CA et les actionnaires? Dans la situation actuelle, la manière de gérer les entreprises doit changer. Plusieurs décisions d’affaires plus ou moins admises traditionnellement – aussi critiquées et critiquables soient-elles (voir ici pour le rachat d’actions) – peuvent être aujourd’hui sérieusement envisagées. En fin de compte, la crise causée par la COVID-19 apparaît comme une occasion de bouleverser certaines croyances (voir ici mon billet sur les cinq mythes de la gouvernance) et façons de faire qui faisaient jusque-là consensus dans certains cercles. La gouvernance d’entreprise «as usual» est sans doute révolue.
La crise sanitaire que nous traversons a tellement pris d’ampleur que les préceptes de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) peuvent être enfin entendus et mis en application. L’épidémie de coronavirus donne une chance unique de reconfirmer les entreprises en tant que parties prenantes dans la société… thèse chère à Karl Polanyi1. La pandémie de COVID-19 démontre une chose: l’économie n’est pas une fin en soi. Elle ne peut évoluer et s’épanouir que dans le cadre sociétal dans lequel elle s’inscrit… contrairement aux propos de certains.
Si la destruction de l’environnement (déforestation, pollution…), les bouleversements climatiques (fonte des glaces, augmentation de la température, inondations…)2, la violation des droits de certaines communautés, les scandales commerciaux ou l’opportunisme stratégique de contournement de la loi (comme en fiscalité) n’étaient pas encore arrivés à induire un vrai changement de mentalité et de philosophie dans la gouvernance d’entreprise, la COVID-19, elle, va contraindre cette transformation. Une nouvelle ère pour la gouvernance d’entreprise responsable commence3 donc, mais à quel prix!
Qu’est-ce qui force ce retournement? Essentiellement, le fait que les CA doivent assumer un rôle de gestion et de sortie de crise. Comment me direz-vous? D’abord, que les CA n’angoissent pas outre mesure devant la tâche qui les attend! Bien que cette tâche soit de plus en plus lourde, le législateur (comme en France), certaines autorités (le BSIF au Canada, la BCE en Europe) et la sphère politique (Donald Trump aux États-Unis) leur prêtent main forte.
Mais encore? Je distingue pour eux quatre pistes de solution:
- Se poser les bonnes questions;
- Résister au versement de dividendes et à la tentation de séduire les actionnaires;
- Éviter de racheter les actions de leur entreprise;
- Ne plus prioriser la rémunération des hauts dirigeants.
Le présent billet se concentre sur les deux premières pistes, tandis que le prochain s’attardera aux deux suivantes.
1. Les CA doivent se poser les bonnes questions
Actuellement, en ce temps de gestion de crise, les CA sont aux prises avec un défi de grande ampleur: prendre rapidement des décisions importantes en sachant que celles-ci auront des répercussions considérables. Les CA doivent donc se poser les bonnes questions. Ils doivent également oser interroger la haute direction des entreprises qu’ils représentent. En France, le Club des juristes a publié une intéressante prise de position le 26 mars 2020 présentant les questions que devraient se poser les CA à l’heure de la COVID-194. Il en va de même de plusieurs grands cabinets d’avocats canadiens.
Ces multiples questions que tout membre d’un CA devrait se poser sont résumées ci-dessous:
- Les rencontres entre le CA et la haute direction sont-elles assez fréquentes pour assurer une évaluation des risques auxquels fait face l’entreprise?
- Le CA a-t-il accès à une information suffisante pour avoir une compréhension adéquate des risques et des défis liés à la COVID-19?
- Quelles sont les répercussions financières de la crise sanitaire sur l’entreprise?
- Quelles sont les conséquences pour les salariés et les infrastructures?
- Quelles sont les conséquences de l’épidémie du coronavirus sur les rémunérations?
- Quelles sont les répercussions à anticiper en ce qui concerne les clients?
- Quelles sont les conséquences sur les circuits de distribution?
- Le cadre de gestion de risques établi pour l’entreprise est-il adapté aux circonstances?
- Les plans et procédures de continuation de l’entreprise sont-ils suffisants pour apporter une réponse au risque sanitaire et faut-il les adapter?
- Les lois et les évolutions réglementaires sont-elles respectées par l’entreprise? Question simple, mais qui est importante lorsque les États, comme maintenant, ajustent leur réglementation, par exemple, en droit du travail ou en droit des sociétés…5.
- Quels sont les effets de la COVID-19 à l’égard des actionnaires?
- Quelle communication devrait être adoptée dans le contexte de crise sanitaire?
- Quelles sont les conséquences de la crise en termes de sécurité et de cybersécurité? Le sujet n’est surtout pas à négliger à l’heure du recours en masse au télétravail! «Boards should consider whether remote-working capabilities are sufficient, including network, back-up and security protocols»6.
- À quelles aides étatiques l’entreprise a-t-elle droit?
- Quels sont les effets de la COVID-19 en termes d’activisme actionnarial et de défenses anti-OPA pour l’entreprise?
- L’équipe de direction est-elle épuisée dans le contexte de l’épidémie de coronavirus? Comment la soutenir en considérant la durée de la crise sanitaire qui se dessine?
- Quel est le suivi intra-groupe qui est mis en place?
Les CA doivent donc se montrer «agiles» et être prêts à intervenir plus fermement, quitte à se substituer à la haute direction!
Les enjeux entourant cette nécessité de se poser les bonnes questions ou d’agir en lieu et place de la direction ne sont pas théoriques, loin de là. Tout CA est tenu à deux devoirs obligatoires prévus dans les lois sur les sociétés par actions: un devoir de prudence et de diligence (voir ici mon billet) et un devoir de loyauté. Ces devoirs peuvent donner lieu à des actions judiciaires et être source de condamnations. En vertu de ces devoirs, les administrateurs doivent non seulement faire une gestion intelligente (s’informer et prendre des décisions raisonnables), mais encore prioriser l’intérêt de leur entreprise. Je dirais donc aux membres de CA: attention à vous! Vos décisions vont être scrutées à la loupe, ne serait-ce que par les actionnaires7.
2. Les CA doivent (presque) oublier le versement de dividendes
Le versement de dividendes est devenu une pratique courante de la part des entreprises. Au cours des dernières années, rares sont celles qui osent ne pas verser de dividendes à leurs actionnaires, et ce, même dans des contextes financiers parfois tendus. En 2019, le montant de dividendes versées a été historique. Les 1 200 plus grandes entreprises du monde cotées en bourse ont versé, pour la période avril-juin, quelque 513,8 milliards de dollars (463 milliards d’euros) à leurs actionnaires, soit une progression de 1,1 %8.
Si les motivations de ce versement sont diverses (compensation du risque d’échec pris par les actionnaires, réponse à une pression exercée par certains actionnaires activistes court-termistes, volonté de saluer le succès de la haute direction, souhait de plaire, etc.), et plus ou moins légitimes, rien dans la situation actuelle ne semble justifier un tel versement. Les entreprises souffrent pour la plupart (chute d’activité, salariés au chômage ou licenciés, fermeture) et vont avoir besoin d’argent pour se relancer. Le financement interne sera donc le bienvenu. Or, ce financement passe par les bénéfices réalisés et non distribués. Ainsi, comment serait-il justifiable de puiser dans la trésorerie pour privilégier les actionnaires au détriment de la pérennité de l’entreprise et des autres parties prenantes?
«Comment la continuité d’exploitation va-t-elle être appréciée par les dirigeants et leurs commissaires aux comptes dans un contexte où aucune prévision ne peut être sérieusement faite sans une visibilité sur la fin de la pandémie, avec de surcroît une valeur des cash-flows qui s’est effondrée, et une prime de risque qui a bondi du fait d’une forte volatilité? […]
Comment les entreprises, qui sont dans l’incapacité de faire des prévisions, vont-elles pouvoir maintenir raisonnablement à leur ordre du jour la distribution de dividendes fondés sur des résultats passés?»9
Une évidence, me direz-vous ? Pas sûr. La France a dû hausser le ton et a décidé d’imposer le blocage partiel du versement des dividendes dans les entreprises aidées par l’État dans une annonce faite le 28 mars dernier. Si la mesure concerne les entreprises qui ont bénéficié d’aides publiques (report d’échéances fiscales ou sociales) durant la crise de la COVID-19, elle est un signal que le non–versement des dividendes n’est pas si évident, voire souhaitable. De même, toujours en France, la ministre du Travail a fait savoir, le 27 mars 2020, que les entreprises où l’État était actionnaire (même en position minoritaire) seraient invitées à ne pas verser de dividendes, en tout cas à des particuliers, soulignant au passage que le partage de la valeur, c’est aussi une solidarité10. Cela paraissait pourtant logique…
Le Canada et le Québec devront-ils faire de même ou s’appuieront-ils sur la bonne volonté des CA des entreprises? Même sans que leur soit envoyé un message clair à cet effet, les CA doivent savoir une chose: les articles 104 et 156 4o de la Loi sur les sociétés par actions du Québec prévoient une responsabilité statutaire de restituer à l’entreprise les sommes en cause, que celle-ci n’aurait pas recouvrées autrement, lorsqu’un administrateur approuverait une résolution déclarant ou payant un dividende (sauf si le dividende est en actions ou en droits d’option ou d’acquisition portant sur des actions), s’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle ne pouvait ou ne pourrait de ce fait acquitter son passif à échéance. De fait, les répercussions du versement de dividendes par des dirigeants sur le futur de l’entreprise en temps de fragilité économique sont à prendre très au sérieux, même aux yeux de la loi11!
Compte tenu des conséquences économiques et financières de l’épidémie actuelle du coronavirus, de tels motifs sont susceptibles d’être reconnus, d’autant que les jurisprudences québécoise et canadienne se contentent de motifs «raisonnables» de croire en une éventualité et non de motifs «probables»12.
Dans le domaine bancaire, le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) a d’ailleurs annoncé le 13 mars 2020 une série de mesures pour renforcer la résilience des institutions financières, notamment le fait qu’il s’attendait à ce que les banques misent sur cette capacité accrue d’octroi de crédit pour appuyer les entreprises et les ménages canadiens. Or,
«En compatibilité avec cette visée, [le BSIF a indiqué] s’attendre à ce que toutes les institutions financières fédérales interrompent tout processus d’augmentation des dividendes ou de rachat d’actions»13.
Du côté européen, même son de cloche. Après la Banque centrale européenne le 27 mars 2020, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution française a invité les établissements de crédit à s’abstenir, «au moins» jusqu’en octobre, de verser des dividendes et de lancer des rachats d’actions, leur enjoignant de ne prendre aucun engagement sur les dividendes au titre des exercices 2019 et 2020.
Bref, si versement de dividendes il y a au sein des entreprises, celui-ci devra être raisonnable et réservé à quelques-unes d’entre elles qui ont la chance d’être à l’abri des turbulences.
1 La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2009. ↩
2 GOUVERNEMENT DU CANADA, Rapport sur le climat changeant au Canada, 2019. ↩
3 Nous renversons l’hypothèse de la fin de l’histoire du droit des sociétés défendue au début des années 2000 par les professeurs américains Hansmann et Kraakman: «The End of History for Corporate Law», Georgetown Law Journal, 2000-2001, vol. 89, p. 439. ↩
4 «Au moment opportun, les conseils d’administration devront consulter l’équipe de direction générale sur la manière dont elle gère la crise COVID-19, en contrôlant les données avérées et les postulats pris, et analyser ses impacts – à court et à long terme – sur la société et ses diverses parties prenantes (actionnaires, salariés, créanciers, etc.), ainsi que sur les projets de la société.» (Armand GRUMBERG, François BARRIÈRE et Aurore MARTINELLI, «Les questions que doivent se poser les conseils d’administration de sociétés face à la pandémie COVID-19», leclubdesjuristes.com.) ↩
5 Pour un bilan, voir: Lawrence RITCHIE, Rob LANDO, Victoria GRAHAM et Elizabeth SALE, «Réponse des organismes de réglementation des marchés des capitaux et financiers à la COVID-19», cabinet Osler, 22 mars 2020. ↩
6 STIKEMAN ELLIOTT, «COVID-19 Front Line Perspectives and Practical Considerations for Public Companies», 23 mars 2020. ↩
7 Clémens MAYR, François M. GIROUX et Stéphanie Caroline BLOUIN, «Due process in fast-paced decision-making», cabinet McCarthyTetrault, 25 mars 2020. ↩
8 Philippe JACQUÉ, «Les dividendes versés dans le monde atteignent un montant record», Le Monde.fr, 20 août 2019 (citant une étude publiée par l’observatoire de la société de gestion Janus Henderson). ↩
9 Arnaud MARION, «Distribuer des dividendes en 2020 est contraire à l’intérêt social des entreprises, des États et des salariés», Les Échos.fr, 25 mars 2020. ↩
10 Jean-Michel BEZAT et Véronique CHOCRON, «Le gouvernement impose le blocage partiel des dividendes en 2020», Le Monde.fr, 28 mars 2020. ↩
11 STIKEMAN ELLIOTT, «COVID-19 Front Line Perspectives and Practical Considerations for Public Companies», 23 mars 2020. ↩
12 Voir le jugement récent suivant : Rice c. 9123-4385 Québec inc., 2018 QCCQ 2105 (SOQUIJ), aux par. 94, 95 et 108. ↩
13 BSIF, «Le BSIF adopte des mesures pour renforcer la résilience des institutions financières», communiqué, 13 mars 2020. ↩
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