Nos désirs sont des ordres
Spécialiste des comportements sexuels, Michel Dorais porte un regard lucide sur ce qui attire deux partenaires... pas toujours bien assortis.
Par Renée Larochelle
Prenons un homme, appelons-le François. Abandonné très jeune par sa mère, François a fantasmé durant toute son enfance sur l’identité de cette maman qui lui manquait. Dès l’adolescence, il s’est senti attiré par des partenaires plus âgées que lui, souvent d’origine étrangère. Seulement voilà: dès qu’une de ces femmes s’attachait à lui, François tirait sa révérence.
Pourquoi? Peut-être parce que ses partenaires possédaient les caractéristiques de la mère imaginée… Peut-être alors François cherchait-il à abandonner les femmes aimées avant d’être lui-même délaissé… Cette prise de conscience l’a amené à modifier ses comportements amoureux afin de ne plus retomber sans cesse dans le même piège d’où il ressortait «vengé», mais insatisfait.
«On ne tombe pas amoureux d’une personne, mais plutôt de ce qu’elle nous inspire», constate Michel Dorais, professeur à l’École de service social. Pour ce spécialiste des conduites sexuelles et de leurs aléas, le fait d’être attiré par une personne en particulier ne relève pas du hasard. «Quand nous ressentons du désir, nous sommes émus par quelque chose en l’autre qui nous interpelle. Or, pour nous interpeller, ce “quelque chose” (trait physique ou psychologique) doit d’abord nous rappeler une personne ou un souvenir marquant.»
Si cette personne nous a fait souffrir ou nous a refusé son affection, nous voudrons transformer la souffrance vécue jadis en un scénario aujourd’hui gagnant. Comment? «En vivant l’extase amoureuse ou érotique avec ce partenaire. Notre histoire nous amène à rechercher précisément l’attachement des personnes d’un certain type parce que c’est avec elles, et elles seules, que nous croyons pouvoir calmer nos angoisses existentielles et régler nos comptes avec le passé.»
Une mémoire en action
Dans le sillage de ses 25 ans de travail comme intervenant social puis chercheur, Michel Dorais a écrit plusieurs ouvrages sur les aspects psychosociaux de la sexualité. Il a notamment publié La mémoire du désir, réédité en format de poche en 2004 aux éditions Typo.
Dans cet essai, M. Dorais rappelle que nous agissons en fonction de ce que nous connaissons ou anticipons. Dans cette optique, il ne saurait exister de désir sans mémoire, le désir étant la mémoire qui agit. La petite histoire de François en donne un exemple. Un autre exemple, tout aussi classique, pourrait être le cas d’une femme dont l’enfance a été marquée par la violence paternelle et qui se trouve constamment attirée par des partenaires agressifs, dans l’espoir que tout se termine bien, cette fois: dans l’amour et le plaisir plutôt que dans la violence.
Cette volonté de régler des drames irrésolus et d’obtenir réparation symbolique en regard des traumatismes subis dans le passé peut même mener certaines jeunes victimes d’abus sexuels à accepter de se prostituer. Ayant appris durant leur enfance à se soumettre aux désirs de leurs agresseurs, elles revivent ainsi le même scénario, mais en ayant cette fois l’impression de surmonter leurs angoisses, de se prouver que «la sexualité, y’a rien là», la preuve étant qu’elles ont des relations sexuelles avec n’importe qui.
«Ce sont des proies toutes désignées pour les proxénètes qui tablent sur leurs manques affectifs pour les amadouer», ajoute Michel Dorais, dont le dernier livre (Jeunes filles sous influence) porte sur la prostitution juvénile.
La carte érotique
Le fait que nous soyons attirés par une personne en particulier, et non par une autre, indique à quel point l’érotisme est intimement lié à nos expériences passées. En effet, les traumatismes affectifset nos apprentissages sexuels génèrent dans notre cerveau des messages, ou engrammes, qui vont s’amalgamer pour composer une ou plusieurs «cartes érotiques».
Sont inscrits sur nos cartes érotiques, des éléments accumulés au cours de tous les âges de notre vie. Ce peut être la douceur de la voix de notre mère ou encore la couleur des yeux ou des cheveux de notre premier amour. Ces éléments dont nous nous sentons aujourd’hui frustrés, nous voulons à tout prix les retrouver, à travers des partenaires «admissibles» à nos yeux, capables d’attiser notre désir. On ne fait que constater le phénomène quand on dit que «tous les goûts sont dans la nature». À l’inverse, nos cartes érotiques nous poussent, pour le même genre de raison, à disqualifier totalement d’autres personnes.
Les goûts sexuels sont toutefois susceptibles d’évoluer ou de se modifier au fil des expériences de vie et surtout des leçons qu’on en tire, selon Michel Dorais. «Avec le temps, il semble que nous devenions plus sélectifs. Cela dit, telle personne qui n’était pas notre genre hier peut très bien l’être aujourd’hui. Car bien que les crises, les revers et les échecs découlant des premiers liens affectifs que nous tissons avec nos parents et nos proches soient importants, tout ne se joue pas nécessairement avant six ans, comme le prétendent certains auteurs.»
D’autres événements clés viennent souvent modifier l’effet des tout premiers liens, tel qu’en témoignent les individus dont la conduite amoureuse s’est transformée au fil du temps, allant jusqu’à changer carrément d’orientation sexuelle.
Par ailleurs, si notre histoire personnelle nous construit, nous sommes également conditionnés par notre histoire collective, la culture exerçant une influence non négligeable sur nos comportements amoureux. Dans les romans, les chansons, les séries télévisées et au cinéma, abondent les histoires d’amour aux chemins difficiles et aux destins contrariés.
En somme, résume M. Dorais, on ne choisirait guère ses désirs, qui résultent d’un ensemble de facteurs. On pourrait cependant décider comment «faire avec».
Étonner pour séduire encore
Que faire quand le sentiment amoureux s’amenuise? Comment continuer à désirer l’autre après 15 ou 20 ans de vie commune, quand le coup de foudre est passé depuis longtemps?
«Si l’on admet qu’on est avant tout amoureux de ce que l’autre nous inspire, il est certain que les partenaires doivent continuer à se surprendre l’un l’autre, à créer suffisamment de rebondissements dans leur histoire commune pour avoir l’impression qu’elle n’est pas terminée, explique Michel Dorais. On continue plus volontiers à séduire qui on n’a pas pleinement apprivoisé ou conquis.»
À qui déplore ne jamais trouver la bonne personne –l’élu entre tous qui nous reconnaîtra enfin à notre juste valeur–, M. Dorais signale que le problème n’est pas dans l’autre mais plutôt dans les attentes qu’on entretient à son endroit: «Ce qui nous rend heureux ou malheureux, ce n’est pas tant l’être désiré ou nos rapports réciproques, que l’idée que nous nous en faisons.»
***
AUTANT EN EMPORTE L’AMOUR
Le cinéma est un véritable miroir de la société. On y met en scène des histoires d’amour dont certaines connaissent un dénouement heureux et d’autres non –comme dans la vraie vie! S’y reflètent les préoccupations et les questionnements d’une époque.
«Le cinéma a le pouvoir de projeter au grand jour des problèmes latents, de sortir de l’ombre les idées préconçues sur les individus et les comportements; en un mot, de susciter la réflexion, dit Esther Pelletier, professeure de cinéma à la Faculté des lettres. Parce qu’ils suivent l’évolution du couple dans la société, scrutant les mouvances des désirs et des contextes qui les voient naître, certains films sont un moteur de changement dans la mécanique compliquée des relations amoureuses.»
Quand on demande à Esther Pelletier de nommer des films susceptibles d’avoir fait évoluer la société et la vision des couples parce qu’ils remettaient en question les valeurs acquises, elle avance plusieurs titres, dont trois films américains très populaires en leur temps. La professeure pense d’abord à Devine qui vient dîner?, un film réalisé en 1967, qui raconte l’histoire d’une jeune fille de la bonne société dont les parents rejettent le fiancé, un homme noir. À cette époque, les unions interraciales étaient encore interdites dans de nombreux États américains.
Autre temps, autres rapports de couple avec Kramer contre Kramer, tourné en 1979, alors que la question du divorce et de la garde partagée n’avait pas pris les proportions qu’elle a aujourd’hui. Beaucoup plus récent, le film Brokeback Mountain a, quant à lui, fait entrer l’idée du couple homosexuel dans l’imaginaire américain… et international.
«Le film culte Harold et Maude a aussi apporté un éclairage nouveau sur la notion de couple», souligne Esther Pelletier. Tourné au début des années 1970, il montre une vieille dame et un jeune homme qui nouent une sorte d’amitié amoureuse, bravant le tabou de la différence d’âge. «Voilà des partenaires qui peuvent sembler mal assortis, mais qui se rejoignent dans leur excentricité», observe Mme Pelletier.
Le cinéma, juge-t-elle, nous en apprend beaucoup sur nos désirs et ceux des autres, et nous oblige à reconsidérer nos façons d’envisager les relations amoureuses.
***
Lisez le témoignage de trois diplômés sur les relations de couples dans le pays où ils habitent: Mexique, Bulgarie et Cameroun.
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Pourquoi? Peut-être parce que ses partenaires possédaient les caractéristiques de la mère imaginée… Peut-être alors François cherchait-il à abandonner les femmes aimées avant d’être lui-même délaissé… Cette prise de conscience l’a amené à modifier ses comportements amoureux afin de ne plus retomber sans cesse dans le même piège d’où il ressortait «vengé», mais insatisfait.
«On ne tombe pas amoureux d’une personne, mais plutôt de ce qu’elle nous inspire», constate Michel Dorais, professeur à l’École de service social. Pour ce spécialiste des conduites sexuelles et de leurs aléas, le fait d’être attiré par une personne en particulier ne relève pas du hasard. «Quand nous ressentons du désir, nous sommes émus par quelque chose en l’autre qui nous interpelle. Or, pour nous interpeller, ce “quelque chose” (trait physique ou psychologique) doit d’abord nous rappeler une personne ou un souvenir marquant.»
Si cette personne nous a fait souffrir ou nous a refusé son affection, nous voudrons transformer la souffrance vécue jadis en un scénario aujourd’hui gagnant. Comment? «En vivant l’extase amoureuse ou érotique avec ce partenaire. Notre histoire nous amène à rechercher précisément l’attachement des personnes d’un certain type parce que c’est avec elles, et elles seules, que nous croyons pouvoir calmer nos angoisses existentielles et régler nos comptes avec le passé.»
Une mémoire en action
Dans le sillage de ses 25 ans de travail comme intervenant social puis chercheur, Michel Dorais a écrit plusieurs ouvrages sur les aspects psychosociaux de la sexualité. Il a notamment publié La mémoire du désir, réédité en format de poche en 2004 aux éditions Typo.
Dans cet essai, M. Dorais rappelle que nous agissons en fonction de ce que nous connaissons ou anticipons. Dans cette optique, il ne saurait exister de désir sans mémoire, le désir étant la mémoire qui agit. La petite histoire de François en donne un exemple. Un autre exemple, tout aussi classique, pourrait être le cas d’une femme dont l’enfance a été marquée par la violence paternelle et qui se trouve constamment attirée par des partenaires agressifs, dans l’espoir que tout se termine bien, cette fois: dans l’amour et le plaisir plutôt que dans la violence.
Cette volonté de régler des drames irrésolus et d’obtenir réparation symbolique en regard des traumatismes subis dans le passé peut même mener certaines jeunes victimes d’abus sexuels à accepter de se prostituer. Ayant appris durant leur enfance à se soumettre aux désirs de leurs agresseurs, elles revivent ainsi le même scénario, mais en ayant cette fois l’impression de surmonter leurs angoisses, de se prouver que «la sexualité, y’a rien là», la preuve étant qu’elles ont des relations sexuelles avec n’importe qui.
«Ce sont des proies toutes désignées pour les proxénètes qui tablent sur leurs manques affectifs pour les amadouer», ajoute Michel Dorais, dont le dernier livre (Jeunes filles sous influence) porte sur la prostitution juvénile.
La carte érotique
Le fait que nous soyons attirés par une personne en particulier, et non par une autre, indique à quel point l’érotisme est intimement lié à nos expériences passées. En effet, les traumatismes affectifset nos apprentissages sexuels génèrent dans notre cerveau des messages, ou engrammes, qui vont s’amalgamer pour composer une ou plusieurs «cartes érotiques».
Sont inscrits sur nos cartes érotiques, des éléments accumulés au cours de tous les âges de notre vie. Ce peut être la douceur de la voix de notre mère ou encore la couleur des yeux ou des cheveux de notre premier amour. Ces éléments dont nous nous sentons aujourd’hui frustrés, nous voulons à tout prix les retrouver, à travers des partenaires «admissibles» à nos yeux, capables d’attiser notre désir. On ne fait que constater le phénomène quand on dit que «tous les goûts sont dans la nature». À l’inverse, nos cartes érotiques nous poussent, pour le même genre de raison, à disqualifier totalement d’autres personnes.
Les goûts sexuels sont toutefois susceptibles d’évoluer ou de se modifier au fil des expériences de vie et surtout des leçons qu’on en tire, selon Michel Dorais. «Avec le temps, il semble que nous devenions plus sélectifs. Cela dit, telle personne qui n’était pas notre genre hier peut très bien l’être aujourd’hui. Car bien que les crises, les revers et les échecs découlant des premiers liens affectifs que nous tissons avec nos parents et nos proches soient importants, tout ne se joue pas nécessairement avant six ans, comme le prétendent certains auteurs.»
D’autres événements clés viennent souvent modifier l’effet des tout premiers liens, tel qu’en témoignent les individus dont la conduite amoureuse s’est transformée au fil du temps, allant jusqu’à changer carrément d’orientation sexuelle.
Par ailleurs, si notre histoire personnelle nous construit, nous sommes également conditionnés par notre histoire collective, la culture exerçant une influence non négligeable sur nos comportements amoureux. Dans les romans, les chansons, les séries télévisées et au cinéma, abondent les histoires d’amour aux chemins difficiles et aux destins contrariés.
En somme, résume M. Dorais, on ne choisirait guère ses désirs, qui résultent d’un ensemble de facteurs. On pourrait cependant décider comment «faire avec».
Étonner pour séduire encore
Que faire quand le sentiment amoureux s’amenuise? Comment continuer à désirer l’autre après 15 ou 20 ans de vie commune, quand le coup de foudre est passé depuis longtemps?
«Si l’on admet qu’on est avant tout amoureux de ce que l’autre nous inspire, il est certain que les partenaires doivent continuer à se surprendre l’un l’autre, à créer suffisamment de rebondissements dans leur histoire commune pour avoir l’impression qu’elle n’est pas terminée, explique Michel Dorais. On continue plus volontiers à séduire qui on n’a pas pleinement apprivoisé ou conquis.»
À qui déplore ne jamais trouver la bonne personne –l’élu entre tous qui nous reconnaîtra enfin à notre juste valeur–, M. Dorais signale que le problème n’est pas dans l’autre mais plutôt dans les attentes qu’on entretient à son endroit: «Ce qui nous rend heureux ou malheureux, ce n’est pas tant l’être désiré ou nos rapports réciproques, que l’idée que nous nous en faisons.»
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AUTANT EN EMPORTE L’AMOUR
Le cinéma est un véritable miroir de la société. On y met en scène des histoires d’amour dont certaines connaissent un dénouement heureux et d’autres non –comme dans la vraie vie! S’y reflètent les préoccupations et les questionnements d’une époque.
«Le cinéma a le pouvoir de projeter au grand jour des problèmes latents, de sortir de l’ombre les idées préconçues sur les individus et les comportements; en un mot, de susciter la réflexion, dit Esther Pelletier, professeure de cinéma à la Faculté des lettres. Parce qu’ils suivent l’évolution du couple dans la société, scrutant les mouvances des désirs et des contextes qui les voient naître, certains films sont un moteur de changement dans la mécanique compliquée des relations amoureuses.»
Quand on demande à Esther Pelletier de nommer des films susceptibles d’avoir fait évoluer la société et la vision des couples parce qu’ils remettaient en question les valeurs acquises, elle avance plusieurs titres, dont trois films américains très populaires en leur temps. La professeure pense d’abord à Devine qui vient dîner?, un film réalisé en 1967, qui raconte l’histoire d’une jeune fille de la bonne société dont les parents rejettent le fiancé, un homme noir. À cette époque, les unions interraciales étaient encore interdites dans de nombreux États américains.
Autre temps, autres rapports de couple avec Kramer contre Kramer, tourné en 1979, alors que la question du divorce et de la garde partagée n’avait pas pris les proportions qu’elle a aujourd’hui. Beaucoup plus récent, le film Brokeback Mountain a, quant à lui, fait entrer l’idée du couple homosexuel dans l’imaginaire américain… et international.
«Le film culte Harold et Maude a aussi apporté un éclairage nouveau sur la notion de couple», souligne Esther Pelletier. Tourné au début des années 1970, il montre une vieille dame et un jeune homme qui nouent une sorte d’amitié amoureuse, bravant le tabou de la différence d’âge. «Voilà des partenaires qui peuvent sembler mal assortis, mais qui se rejoignent dans leur excentricité», observe Mme Pelletier.
Le cinéma, juge-t-elle, nous en apprend beaucoup sur nos désirs et ceux des autres, et nous oblige à reconsidérer nos façons d’envisager les relations amoureuses.
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Lisez le témoignage de trois diplômés sur les relations de couples dans le pays où ils habitent: Mexique, Bulgarie et Cameroun.
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