Je suis ce que je mange
Nos rapports avec la nourriture n'ont jamais été aussi troubles. Pourtant, information et aliments de qualité abondent. Que faudra-t-il pour ramener l'harmonie à table?
Par Jean Hamann
Au moment de sa conception, un être humain a la taille du point à la fin de cette phrase. Au terme de sa croissance, il sera des milliards de fois plus gros, et c’est par millions qu’il lui faudra alors remplacer quotidiennement les cellules de son corps, mortes d’usure ou de vieillesse. De la fécondation à la mort, l’être humain, cet assemblage éphémère de molécules transitoires, dépendra exclusivement des aliments qu’il consomme pour se construire et se restaurer. L’adage «on est ce qu’on mange» a un fondement biologique certain.
Mais il a aussi un fondement social. Il y a un demi-siècle, les Québécois francophones étaient surnommés les «Pepsis» au Canada anglais, un terme péjoratif qui s’appuyait sur leur abondante consommation de boissons gazeuses et sur leurs habitudes alimentaires douteuses. Depuis, les bouleversements sociaux qui ont transformé le Québec ont aussi changé la donne sur la table à manger. Jamais n’y a-t-il eu une telle foison de produits alimentaires de qualité et d’information nutritionnelle pour bien les choisir.
Pourtant, les problèmes de santé liés à l’alimentation –l’embonpoint, l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, les cancers– se répandent comme des taches d’huile et les consommateurs sont plus confus que jamais devant les tablettes d’épicerie. Si nous sommes socialement ce que nous mangeons, quelque chose ne tourne pas rond dans l’assiette des Québécois.
Changement de régime
En 1957, quiconque aurait demandé à son épicier dans quel rayon se trouvent les kiwis, le yogourt, le tofu, le jarlsberg, le jus de canneberge, les sushis ou même la pizza aurait été considéré comme un extraterrestre. «La mondialisation des échanges commerciaux nous a donné accès à la production alimentaire des autres pays et a affranchi notre panier d’épicerie des contraintes géographiques, climatiques et saisonnières», constate Serge Genest, professeur au Département d’anthropologie.
L’ampleur du gouffre alimentaire qui sépare les deux époques donne le tournis. Il suffit d’ailleurs de quelques repas du bon vieux temps, pendant la période des Fêtes, pour que notre foie nous le rappelle. Aujourd’hui, si les provinces canadiennes recevaient un bulletin pour la qualité des choix alimentaires de leurs citoyens, le Québec et la Colombie-Britannique seraient premiers de classe, suivis dans l’ordre par l’Ontario, les Prairies et les provinces de l’Atlantique, a révélé une étude effectuée en 2005 par l’étudiante-chercheuse Brigitte Bédard, du Département des sciences des aliments et de nutrition. Les Québécois sont maintenant les plus grands consommateurs de fruits et légumes au pays –le plus fidèle indicateur d’une bonne alimentation– et les Ontariens leur ont raflé le titre de plus grands buveurs de boissons gazeuses.
Par contre, une enquête ACNielsen réalisée en 2004 indique que les Québécois se distinguent du reste du pays par leur goût marqué pour les mets en conserve tels que les sauces à la viande, les pâtés à tartiner, le ragoût de boulettes, les flocons de jambon et les soupes.
Ces données contradictoires n’étonnent pas Serge Genest. «Outre la question des rapports de classes qui fait que la nourriture sophistiquée coûte cher et n’est pas accessible aux moins bien nantis, l’alimentation des Québécois est un mélange flou des traditions culinaires française et britannique, analyse l’anthropologue. De plus, elle est restée pendant longtemps très proche de l’alimentation lourde du milieu rural.»
Temps, énergie et idées
Au cours des dernières décennies, plusieurs changements sociaux ont façonné les nouvelles habitudes alimentaires des Québécois. Outre l’urbanisation rapide de la population, l’un des plus importants est la quasi-disparition du poste de cuisinière à plein temps à la maison. «La gestion des repas était plus simple lorsque la mère avait beaucoup de temps à y consacrer», constate la professeure Simone Lemieux, du Département des sciences des aliments et de nutrition.
Un sondage mené cette année par l’organisme Diététistes du Canada auprès de 4080 personnes montre d’ailleurs que les plus grands défis entourant la préparation des repas sont le manque de temps (30%), le manque d’énergie (26%), le manque d’idées (23%) et le manque de planification (17%). Et cela, même si les professionnels de la nutrition étaient nettement surreprésentés dans l’échantillon!
Ces changements dans le mode de vie ont profondément modifié le rapport à l’aliment et ont pavé la voie à une macdonalisation des habitudes alimentaires, croit Serge Genest. «Il y a un découplage de plus en plus marqué entre la production de l’aliment et sa consommation», dit-il pour décrire la nouvelle ère du prêt-à-manger.
La majorité des ménages investissent moins de 30 minutes dans la préparation active du repas, les soirs de semaine. De plus en plus, la transformation des aliments est confiée à des tiers –des entreprises alimentaires ou des restaurateurs– ce qui a profondément modifié la charge affective de l’aliment et notre rapport symbolique avec celui-ci, estime l’anthropologue. «Le repas que je prépare et que je partage avec ma fille a une symbolique beaucoup plus forte qu’un repas que nous prenons ensemble au restaurant.»
Autour de la table
Le portrait a aussi changé autour des tables à manger québécoises. Le Québécois moyen avait 27 ans, il y a un demi-siècle. Il en a maintenant 40. Sa plus grande peur au ventre n’est plus causée par le spectre de la faim, mais par la crainte que des polluants et des OGM se fraient un chemin jusqu’à son assiette. Le vieillissement de la population et la peur obsessionnelle de la maladie ont d’ailleurs favorisé l’avènement de l’aliment santé, qui ne doit plus seulement nourrir, mais prémunir ou guérir.
Le nombre de ménages n’a cessé d’augmenter à mesure que les enfants se faisaient plus rares. Résultat: de moins en moins de personnes prennent place autour de la table à l’heure des repas. Les personnes seules constituent 12% de la population, un chiffre six fois plus élevé qu’il y a 50 ans. À peine le tiers des ménages soupent en famille sept fois par semaine, révèle pour sa part le sondage des Diététistes du Canada.
Un nombre grandissant de jeunes et de moins jeunes ont adopté le téléviseur comme compagnon de table, une fréquentation peu recommandable considérant que 75% des publicités en lien avec l’alimentation qu’on y présente font la promotion de produits qui ne figurent pas dans le Guide alimentaire canadien, a démontré une étude dirigée par Marguerite Lavallée, de l’École de psychologie.
Ajoutez, en toile de fond, une avalanche d’informations parfois contradictoires sur la valeur de certains aliments, molécules, vitamines ou produits, et le pauvre consommateur nage en plein paradoxe: il n’a jamais eu autant de choix, mais il ne sait plus ce qui est bon pour lui. «C’est un revers de la recherche accélérée dans le domaine de la nutrition, reconnaît Benoît Lamarche, chercheur à l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels (INAF). Les conclusions des recherches en nutrition sortent rapidement sur la place publique, avant d’avoir été validées par d’autres études, parce qu’il y a une soif pour ce type d’information dans les médias et dans la population. En voulant enrichir la discussion scientifique, les chercheurs viennent parfois brouiller les cartes dans l’esprit des consommateurs.»
Recettes maison
Que faudra-t-il pour que l’acte bio-psycho-social qu’est manger retrouve sens et équilibre? Pour Benoît Lamarche, la partie biologique de la réponse se trouve, à court terme du moins, dans les aliments performants, tels le lait et les œufs enrichis en omega 3 ou le jus d’orange additionné de calcium. «En théorie, une personne en bonne santé qui suit à la lettre le Guide alimentaire canadien n’a pas besoin de consommer de tels aliments. En pratique toutefois, les gens ne se nourissent pas toujours très bien et les aliments performants peuvent les aider à combler leurs carences.»
À l’heure actuelle, reconnaît M. Lamarche, ce sont les personnes les plus soucieuses de leur alimentation qui consomment ces produits, alors que ce sont elles qui en ont le moins besoin. «Le plus grand défi sera d’atteindre toutes les strates de la population», estime-t-il. À plus long terme, le chercheur voit poindre la montée de la nutrigénomique, une discipline qui permettra de prescrire à chaque individu un régime alimentaire sur mesure, en fonction de son bagage génétique ou de la sous-population à laquelle il appartient. «L’alimentation de chaque personne pourra être modulée en fonction des facteurs de risques qui pèsent sur elle.»
Pour Simone Lemieux, la clé d’un rapport plus sain avec la nourriture se cache derrière une meilleure compréhension des comportements alimentaires. Plaisir, réconfort, plénitude, satisfaction, bien-être, culpabilité aussi: les aliments ont une forte teneur en émotions. Première pulsion de vie, premier plaisir aussi, la quête gourmande n’est jamais assouvie.
La facilité de la vie moderne a beau avoir abaissé nos besoins énergétiques de 700 kilocalories par jour depuis un siècle, rien n’indique que le besoin psychologique de manger ait diminué d’un seul cran. «L’essentiel de ce qu’il faut savoir pour bien se nourrir est connu, mais les gens ne le mettent pas en pratique, constate Mme Lemieux. Les nutritionnistes devront davantage tenir compte de la dimension psychologique de l’alimentation dans l’avenir et s’assurer que leurs interventions n’évacuent pas le plaisir de la table. Il faut accepter les écarts par rapport à une alimentation idéale, sinon les gens décrochent.»
De son côté, Serge Genest n’a pas de recette magique pour restaurer la symbolique de l’aliment dans notre société. «On ne reviendra pas en arrière, au temps où l’on consommait ce qu’on produisait, et les solutions technologiques ne pourront jamais combler notre besoin de rituels sociaux associés aux aliments, notre désir de nous lier avec les autres en partageant un repas», juge-t-il.
Par contre, tout ce qui nous redonne un rôle actif dans la transformation des aliments renforce le rapport symbolique avec eux ainsi que la charge affective associée au rituel des repas, croit-il. «Même le simple BBQ entre voisins ou amis recrée un lieu de transformation de la nourriture qui favorise le partage et les échanges, comme au temps des sociétés de chasseurs-cueilleurs.»
Lui-même un urbain qui n’a jamais produit le moindre aliment, M. Genest se fait un devoir de transformer pour ses proches, au meilleur de ses connaissances culinaires, les produits qu’il se procure à l’épicerie ou au marché. «Mon père était ouvrier et il se levait souvent très tôt pour préparer une sorte de petits scones pour le déjeuner de la famille. En le regardant travailler la pâte, j’ai appris très jeune qu’un aliment, ça se prépare, ça se transforme et ça se partage. J’ai aussi appris de lui que, dans ces petits gestes quotidiens, il y a une grande richesse accessible à tous»
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Mais il a aussi un fondement social. Il y a un demi-siècle, les Québécois francophones étaient surnommés les «Pepsis» au Canada anglais, un terme péjoratif qui s’appuyait sur leur abondante consommation de boissons gazeuses et sur leurs habitudes alimentaires douteuses. Depuis, les bouleversements sociaux qui ont transformé le Québec ont aussi changé la donne sur la table à manger. Jamais n’y a-t-il eu une telle foison de produits alimentaires de qualité et d’information nutritionnelle pour bien les choisir.
Pourtant, les problèmes de santé liés à l’alimentation –l’embonpoint, l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, les cancers– se répandent comme des taches d’huile et les consommateurs sont plus confus que jamais devant les tablettes d’épicerie. Si nous sommes socialement ce que nous mangeons, quelque chose ne tourne pas rond dans l’assiette des Québécois.
Changement de régime
En 1957, quiconque aurait demandé à son épicier dans quel rayon se trouvent les kiwis, le yogourt, le tofu, le jarlsberg, le jus de canneberge, les sushis ou même la pizza aurait été considéré comme un extraterrestre. «La mondialisation des échanges commerciaux nous a donné accès à la production alimentaire des autres pays et a affranchi notre panier d’épicerie des contraintes géographiques, climatiques et saisonnières», constate Serge Genest, professeur au Département d’anthropologie.
L’ampleur du gouffre alimentaire qui sépare les deux époques donne le tournis. Il suffit d’ailleurs de quelques repas du bon vieux temps, pendant la période des Fêtes, pour que notre foie nous le rappelle. Aujourd’hui, si les provinces canadiennes recevaient un bulletin pour la qualité des choix alimentaires de leurs citoyens, le Québec et la Colombie-Britannique seraient premiers de classe, suivis dans l’ordre par l’Ontario, les Prairies et les provinces de l’Atlantique, a révélé une étude effectuée en 2005 par l’étudiante-chercheuse Brigitte Bédard, du Département des sciences des aliments et de nutrition. Les Québécois sont maintenant les plus grands consommateurs de fruits et légumes au pays –le plus fidèle indicateur d’une bonne alimentation– et les Ontariens leur ont raflé le titre de plus grands buveurs de boissons gazeuses.
Par contre, une enquête ACNielsen réalisée en 2004 indique que les Québécois se distinguent du reste du pays par leur goût marqué pour les mets en conserve tels que les sauces à la viande, les pâtés à tartiner, le ragoût de boulettes, les flocons de jambon et les soupes.
Ces données contradictoires n’étonnent pas Serge Genest. «Outre la question des rapports de classes qui fait que la nourriture sophistiquée coûte cher et n’est pas accessible aux moins bien nantis, l’alimentation des Québécois est un mélange flou des traditions culinaires française et britannique, analyse l’anthropologue. De plus, elle est restée pendant longtemps très proche de l’alimentation lourde du milieu rural.»
Temps, énergie et idées
Au cours des dernières décennies, plusieurs changements sociaux ont façonné les nouvelles habitudes alimentaires des Québécois. Outre l’urbanisation rapide de la population, l’un des plus importants est la quasi-disparition du poste de cuisinière à plein temps à la maison. «La gestion des repas était plus simple lorsque la mère avait beaucoup de temps à y consacrer», constate la professeure Simone Lemieux, du Département des sciences des aliments et de nutrition.
Un sondage mené cette année par l’organisme Diététistes du Canada auprès de 4080 personnes montre d’ailleurs que les plus grands défis entourant la préparation des repas sont le manque de temps (30%), le manque d’énergie (26%), le manque d’idées (23%) et le manque de planification (17%). Et cela, même si les professionnels de la nutrition étaient nettement surreprésentés dans l’échantillon!
Ces changements dans le mode de vie ont profondément modifié le rapport à l’aliment et ont pavé la voie à une macdonalisation des habitudes alimentaires, croit Serge Genest. «Il y a un découplage de plus en plus marqué entre la production de l’aliment et sa consommation», dit-il pour décrire la nouvelle ère du prêt-à-manger.
La majorité des ménages investissent moins de 30 minutes dans la préparation active du repas, les soirs de semaine. De plus en plus, la transformation des aliments est confiée à des tiers –des entreprises alimentaires ou des restaurateurs– ce qui a profondément modifié la charge affective de l’aliment et notre rapport symbolique avec celui-ci, estime l’anthropologue. «Le repas que je prépare et que je partage avec ma fille a une symbolique beaucoup plus forte qu’un repas que nous prenons ensemble au restaurant.»
Autour de la table
Le portrait a aussi changé autour des tables à manger québécoises. Le Québécois moyen avait 27 ans, il y a un demi-siècle. Il en a maintenant 40. Sa plus grande peur au ventre n’est plus causée par le spectre de la faim, mais par la crainte que des polluants et des OGM se fraient un chemin jusqu’à son assiette. Le vieillissement de la population et la peur obsessionnelle de la maladie ont d’ailleurs favorisé l’avènement de l’aliment santé, qui ne doit plus seulement nourrir, mais prémunir ou guérir.
Le nombre de ménages n’a cessé d’augmenter à mesure que les enfants se faisaient plus rares. Résultat: de moins en moins de personnes prennent place autour de la table à l’heure des repas. Les personnes seules constituent 12% de la population, un chiffre six fois plus élevé qu’il y a 50 ans. À peine le tiers des ménages soupent en famille sept fois par semaine, révèle pour sa part le sondage des Diététistes du Canada.
Un nombre grandissant de jeunes et de moins jeunes ont adopté le téléviseur comme compagnon de table, une fréquentation peu recommandable considérant que 75% des publicités en lien avec l’alimentation qu’on y présente font la promotion de produits qui ne figurent pas dans le Guide alimentaire canadien, a démontré une étude dirigée par Marguerite Lavallée, de l’École de psychologie.
Ajoutez, en toile de fond, une avalanche d’informations parfois contradictoires sur la valeur de certains aliments, molécules, vitamines ou produits, et le pauvre consommateur nage en plein paradoxe: il n’a jamais eu autant de choix, mais il ne sait plus ce qui est bon pour lui. «C’est un revers de la recherche accélérée dans le domaine de la nutrition, reconnaît Benoît Lamarche, chercheur à l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels (INAF). Les conclusions des recherches en nutrition sortent rapidement sur la place publique, avant d’avoir été validées par d’autres études, parce qu’il y a une soif pour ce type d’information dans les médias et dans la population. En voulant enrichir la discussion scientifique, les chercheurs viennent parfois brouiller les cartes dans l’esprit des consommateurs.»
Recettes maison
Que faudra-t-il pour que l’acte bio-psycho-social qu’est manger retrouve sens et équilibre? Pour Benoît Lamarche, la partie biologique de la réponse se trouve, à court terme du moins, dans les aliments performants, tels le lait et les œufs enrichis en omega 3 ou le jus d’orange additionné de calcium. «En théorie, une personne en bonne santé qui suit à la lettre le Guide alimentaire canadien n’a pas besoin de consommer de tels aliments. En pratique toutefois, les gens ne se nourissent pas toujours très bien et les aliments performants peuvent les aider à combler leurs carences.»
À l’heure actuelle, reconnaît M. Lamarche, ce sont les personnes les plus soucieuses de leur alimentation qui consomment ces produits, alors que ce sont elles qui en ont le moins besoin. «Le plus grand défi sera d’atteindre toutes les strates de la population», estime-t-il. À plus long terme, le chercheur voit poindre la montée de la nutrigénomique, une discipline qui permettra de prescrire à chaque individu un régime alimentaire sur mesure, en fonction de son bagage génétique ou de la sous-population à laquelle il appartient. «L’alimentation de chaque personne pourra être modulée en fonction des facteurs de risques qui pèsent sur elle.»
Pour Simone Lemieux, la clé d’un rapport plus sain avec la nourriture se cache derrière une meilleure compréhension des comportements alimentaires. Plaisir, réconfort, plénitude, satisfaction, bien-être, culpabilité aussi: les aliments ont une forte teneur en émotions. Première pulsion de vie, premier plaisir aussi, la quête gourmande n’est jamais assouvie.
La facilité de la vie moderne a beau avoir abaissé nos besoins énergétiques de 700 kilocalories par jour depuis un siècle, rien n’indique que le besoin psychologique de manger ait diminué d’un seul cran. «L’essentiel de ce qu’il faut savoir pour bien se nourrir est connu, mais les gens ne le mettent pas en pratique, constate Mme Lemieux. Les nutritionnistes devront davantage tenir compte de la dimension psychologique de l’alimentation dans l’avenir et s’assurer que leurs interventions n’évacuent pas le plaisir de la table. Il faut accepter les écarts par rapport à une alimentation idéale, sinon les gens décrochent.»
De son côté, Serge Genest n’a pas de recette magique pour restaurer la symbolique de l’aliment dans notre société. «On ne reviendra pas en arrière, au temps où l’on consommait ce qu’on produisait, et les solutions technologiques ne pourront jamais combler notre besoin de rituels sociaux associés aux aliments, notre désir de nous lier avec les autres en partageant un repas», juge-t-il.
Par contre, tout ce qui nous redonne un rôle actif dans la transformation des aliments renforce le rapport symbolique avec eux ainsi que la charge affective associée au rituel des repas, croit-il. «Même le simple BBQ entre voisins ou amis recrée un lieu de transformation de la nourriture qui favorise le partage et les échanges, comme au temps des sociétés de chasseurs-cueilleurs.»
Lui-même un urbain qui n’a jamais produit le moindre aliment, M. Genest se fait un devoir de transformer pour ses proches, au meilleur de ses connaissances culinaires, les produits qu’il se procure à l’épicerie ou au marché. «Mon père était ouvrier et il se levait souvent très tôt pour préparer une sorte de petits scones pour le déjeuner de la famille. En le regardant travailler la pâte, j’ai appris très jeune qu’un aliment, ça se prépare, ça se transforme et ça se partage. J’ai aussi appris de lui que, dans ces petits gestes quotidiens, il y a une grande richesse accessible à tous»
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