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Printemps 2010

Cultiver la rentabilité

Pour assurer la survie de sa ferme, l'agriculteur doit de plus en plus mettre son chapeau de gestionnaire en quête d'efficacité.

S’il est un secteur où les entreprises ont évolué, au Québec, c’est bien l’agriculture. Avec des chiffres de production qui touchent le milliard et demi de dollars et des revenus nets de près de 700 millions $, environ 30 000 fermes contribuent à la prospérité économique québécoise. Ces entreprises ont bien grossi au cours des dernières décennies, mais il s’agit toujours de fermes familiales. Leurs propriétaires sont toutefois très endettés. Avec les nouvelles règles du jeu qui pointent à l’horizon, plusieurs devront sans doute fermer les livres… à moins de devenir de meilleurs gestionnaires. Comment se porte l’entreprise agricole au Québec? Le point de vue de Raymond Levallois, professeur au Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation.

On a l’impression que les fermes sont de plus en plus grosses, qu’il s’agit de véritables PME avec des chiffres d’affaires immenses et des actifs énormes. Cela correspond-il à la réalité?
Oui. C’est clair que la dimension des entreprises agricoles a beaucoup augmenté, au Québec comme partout dans le monde occidental d’ailleurs. C’est normal, même nécessaire, pour suivre le progrès technologique. Une famille d’agriculteurs qui devait traire ses vaches à la main dans les années 1960 était pratiquement débordée avec un troupeau de 20, alors qu’elle ne l’est pas aujourd’hui avec 40 ou 50 vaches à traire mécaniquement. Et c’est vrai que les fermes sont devenues de véritables entreprises, avec des actifs de plus d’un million de dollars et des chiffres d’affaires qui oscillent fréquemment entre 100 000$ et 500 000$ ou même plus. Environ la moitié des 30 000 fermes du Québec ont des revenus supérieurs à 100 000$.

Vous parlez de familles d’agriculteurs. Est-ce à dire que l’entreprise agricole type au Québec est encore la «ferme familiale»?
Si l’on retient comme définition de la ferme familiale que l’essentiel du travail et du capital y est fourni par les mêmes quelques personnes, oui, l’agriculture québécoise est toujours très majoritairement de type familial. C’est surtout vrai dans le secteur laitier, de loin le plus important, mais ça l’est aussi dans les autres productions. D’ailleurs, quoiqu’on en dise, la ferme familiale constitue encore le modèle dominant dans tout le monde occidental, et ce, même s’il se développe de très grosses entreprises qui font augmenter la moyenne… et qui attirent l’attention des médias.

Dans l’une de vos nombreuses présentations devant des agriculteurs, vous avez dit que les grosses fermes ne sont pas plus avantagées que les petites. Êtes-vous toujours de cet avis?
De façon générale, les grosses entreprises agricoles sont en meilleure situation économique que les plus petites. Mais si l’on décortique les chiffres, on découvre que les différences ne sont pas liées à la dimension de la ferme autant qu’à la façon de gérer l’entreprise, entre autres à l’efficacité technologique et économique de l’agriculteur. Par exemple, comment, avec un minimum de moulée, obtenir un maximum de lait. Et comment employer rationnellement ses ressources, sans sur­utilisation ni sous-utilisation: si on a de l’espace pour 60 vaches, s’assurer d’avoir 60 vaches, de la machinerie pour 60 vaches et du terrain pour 60 vaches. La vache, elle, ne donnera pas plus de lait, qu’elle soit entourée de 50 ou de 500 de ses congénères!

De plus, en agriculture, il y a peu d’économie d’échelle en fonction de la taille de l’entreprise. Toutes les études sur le sujet en arrivent à cette conclusion. Dans plusieurs cas, on parle même d’une tendance inverse: une déséconomie d’échelle.

Pourtant, vos recherches montrent que les agriculteurs québécois sont enclins à investir beaucoup, trop même…
Hélas! la surcapitalisation est un problème réel chez une bonne proportion de nos agriculteurs. Que ce soit en termes de machinerie ou de bâtiments, l’investissement par hectare ou par animal est supérieur au Québec à ce qu’il est dans le reste du Canada. Un exemple: la valeur des machines et équipements au Québec en 2004 était de plus de 6000$ par vache contre moins de 4000 $ en Ontario et moins de 2500 $ au Wisconsin.

De 30 à 50% des fermes québécoises se trouvent soit en nette surcapitalisation, soit au-delà d’un niveau de capitalisation qui permet les meilleurs résultats économiques. L’actif moyen des fermes québécoises, toutes productions confondues, s’établissait à près de 1,4 million$ en 2007, soit cinq fois plus que 20 ans auparavant!

Et le corollaire de cette situation est le surendettement?
Exactement. Pour investir beaucoup dans la machinerie, la terre ou les bâtiments, il faut s’endetter beaucoup. Et à ce chapitre, la situation est très problématique, inquiétante même, pour ne pas dire catastrophique ! Le taux d’endettement agricole moyen était de 28% au Québec en 2007 comparativement à 19% en Ontario, 18% dans l’ensemble du Canada et 10% seulement aux États-Unis. Le pire, c’est que la situation s’est continuellement détériorée depuis 10 ans. Alors que les agriculteurs états-uniens ont diminué leur endettement de 5 % depuis 1995, les Canadiens ont augmenté le leur de 4% et les Québécois, de 8%. En 2008, 40% des entreprises agricoles laitières du Québec avaient des remboursements à effectuer qui dépassaient leur capacité de payer. Il y a là clairement un manque de contrôle de l’endettement.

Néanmoins, la rentabilité des fermes au québec n’est-elle pas meilleure qu’en Ontario, par exemple?
Oui, mais cette rentabilité supérieure est en partie attribuable au fait que les agriculteurs québécois reçoivent plus d’aide gouvernementale, par le Programme d’assurance stabilisation qui leur garantit un revenu annuel stable. De plus, un système de gestion de l’offre protège le marché canadien de la concurrence étrangère dans la production laitière et dans l’industrie de la volaille. Résultat: environ 85% du chiffre d’affaires des agriculteurs québécois est garanti. Évacuer pratiquement le concept de risque procure un sentiment de sécurité non fondé, qui explique en partie la surcapitalisation et le surendettement des fermes. C’est un effet pervers de programmes intéressants par ailleurs.

Ce programme de stabilisation des revenus et la gestion de l’offre sont-ils là pour rester?
Rien n’est moins certain. Le gouvernement entend diminuer l’aide fournie par l’Assurance stabilisation. Et le système canadien de gestion de l’offre, beaucoup remis en question par les autres pays, peut être considéré comme fragile. Il va sans dire qu’une disparition de la gestion de l’offre et une diminution de l’assurance stabilisation laisseraient un bon nombre d’agriculteurs québécois dans une situation extrêmement précaire.

Vous avez déjà mentionné que beaucoup d’entreprises pourraient alors disparaître. Nous dirigeons-nous vers une hécatombe?
Vous savez, les scénarios catastrophiques ne se réalisent pas souvent. La réalité s’avère en général plus nuancée que ce qu’on avait anticipé. Oui, beaucoup de fermes vont peut-être disparaître, en particulier chez celles où la gestion est déficiente. L’an dernier, j’ai calculé que de 30 à 40% des agriculteurs québécois ont probablement une faible compétence en gestion, même s’ils sont souvent de bons producteurs sur le plan technique. Cela laisse tout de même un grand nombre de gestionnaires compétents et même très compétents parmi les propriétaires des 15 000 à 20 000 fermes qui font vivre au moins une famille au Québec.

L’avenir n’est donc pas tout noir pour les agriculteurs québécois?
Il est entendu que les entreprises agricoles vont traverser une période difficile dans l’ensemble des productions. Mais il y a encore un futur pour bon nombre d’entre elles. L’avenir appartient aux agriculteurs qui sauront être de bons gestionnaires et se perfectionner en permanence. Les champs et le tracteur feront toujours partie de leur environnement de travail, mais ceux qui seront allergiques aux chiffres, au calcul et à l’élaboration de scénarios dans un bureau vont trouver leur métier de plus en plus ardu.

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