Droit, entreprise et citoyen
Publié le 10 juin 2015 | Par Ivan Tchotourian
Haro sur l’irresponsabilité des entreprises
La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est devenue un must du droit de l’entreprise. Toutefois, force est de constater que la RSE est difficile à concrétiser. En effet, les juristes dénoncent –parfois avec justesse– le fait que, comme les entreprises ne sont pas incitées à être réellement sociétalement responsables, il ne s’agit que d’une responsabilité de façade. Si ce jugement contient une part de vérité, il convient de ne pas oublier que la promotion de la RSE se traduit aussi par des normes de marché qui ne sont pas en tant que tel du «droit» (entendu comme règle contraignante et impérative), mais qui modèlent les comportements et définissent une norme de conduite. À titre d’exemple, le marché de la réputation est un puissant levier de promotion de la RSE auprès des entreprises.
Que cette critique soit justifiée ou non, le droit de l’entreprise est animé depuis quelque temps d’un mouvement cherchant à promouvoir les valeurs sociétales et à donner au droit de la RSE une réalité certaine. Ce mouvement se matérialise de plusieurs manières: le dépassement de règles qu’on pensait acquises, l’adoption de nouvelles règles et l’existence de propositions de loi audacieuses qui, si elles n’en sont qu’au stade de projets, ont le mérite d’exister et de susciter un intense débat d’idées.
Dépasser les règles traditionnelles
Le droit de l’entreprise va désormais au-delà des solutions convenues et admises depuis de nombreuses années. La signification de ce qu’est l’intérêt social illustre parfaitement cette tendance. Rappelons que l’intérêt social est le «pourquoi» de la constitution d’une entreprise, son but ultime. Pendant longtemps, différents modèles se sont opposés à son propos. Pour l’essentiel, le débat s’est résumé à la confrontation entre, d’une part, un modèle où le marché est le mécanisme de contrôle et, d’autre part, un modèle où les parties prenantes occupent une place centrale. Bref, l’intérêt social se résume à l’intérêt actionnarial dans le premier modèle, mais plutôt à l’intérêt de l’entreprise dans le second.
Le premier modèle a eu tendance à s’imposer progressivement comme LA norme de bonne gouvernance. Néanmoins, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient et, à l’image des continents, les traditions juridiques dérivent. Aujourd’hui, elles se rapprochent, et la prédominance d’un modèle n’est plus une évidence:
- Le modèle anglo-américain fait une place grandissante à la RSE et aux parties prenantes.
- Les modèles continental et asiatique s’ouvrent aux marchés et aux préoccupations actionnariales.
La conséquence de ce mouvement tectonique est simple: les décisions des entreprises peuvent être détachées de la recherche de la satisfaction des seuls actionnaires. Plusieurs preuves et indices vont en ce sens:
- L’infléchissement observé dans certaines décisions judiciaires en matière d’offres publiques d’achat (OPA) hostiles aux États-Unis 1;
- L’interprétation judiciaire de l’intérêt de la société proposée, ces dernières années, au Canada2 et en Australie3;
- La redéfinition récente dans la loi anglaise des devoirs des administrateurs 4;
- Les définitions de l’intérêt social dans les codes de bonne gouvernance français, allemand, britannique ou encore australien.
De manière complémentaire, le droit de l’entreprise connaît de longue date le principe d’autonomie de la personne morale. Règle traditionnelle de droit, cette autonomie implique que, lorsque l’entreprise est un groupe de sociétés constitué d’une myriade de filiales (et de sous-filiales) avec pour centre une société mère, chacune des structures est autonome en termes décisionnel et patrimonial. Ce cloisonnement juridique empêche les victimes de dommages d’amener leur cause devant les juges lorsque ce sont les décisions de la société mère qui sont à l’origine de ce dommage. De même, les comportements critiquables des filiales (la violation de droits de l’homme, par exemple) n’ont en général pas de répercussions sur la société mère, ou très peu, même si cette dernière profite financièrement des activités. Ajoutez à cela le caractère international de l’activité des groupes de sociétés qui limite considérablement l’application des règles juridiques et qui rend bien hypothétique la sanction de comportements critiquables. Le droit demeure territorial, mais non l’activité des entreprises!
Une des lacunes du droit criminel canadien est l’absence d’une compétence extraterritoriale effective (le Canada n’est pas le seul pays dans cette situation, qu’on se rassure!). Dans les faits, on constate que le droit ne sanctionne les entreprises que dans des cas exceptionnels. Récemment pourtant, en Ontario, des décisions judiciaires ont rendu l’exceptionnel plus ordinaire5.
Face à la question de savoir si une société mère canadienne du domaine minier qui comptait une filiale exerçant son activité dans un territoire étranger était responsable des violations des droits de l’homme perpétrées sur ce territoire par sa filiale, le tribunal ontarien a autorisé 3 poursuites. Ainsi, le tribunal a-t-il permis l’instruction d’une question essentielle: le voile corporatif qui sépare la société mère et sa filiale doit-il être levé? Et encore, une nouvelle obligation de diligence de la société mère doit-elle être reconnue? N’oublions pas l’enjeu de cette dernière question: en vertu des règles de responsabilité délictuelle, dès lors qu’une telle obligation peut être établie, la société mère et sa filiale peuvent être jugées solidairement responsables de négligence si les actions directes de chacune entraînent des dommages.
Adopter de nouvelles règles…
De l’Amérique du Nord à l’Inde en passant par l’Europe, le droit consacre de nouvelles règles ou intensifie le débat qui mène vers une plus grande prise en compte de la responsabilité sociétale.
Dans un premier temps, certaines règles innovantes ont déjà été adoptées par différents pays. À ce titre, je me demandais dans un billet précédent si les entreprises devenaient plus sociales, et la question n’était pas posée au hasard. En effet, ma réflexion s’appuyait sur l’apparition dans le droit de l’entreprise de nouvelles formes de sociétés par actions (comme la Benefit Corporation aux États-Unis) dont la mission est de générer un bénéfice public général, c’est-à-dire une conséquence positive significative sur la société et l’environnement constatée par un évaluateur indépendant utilisant des normes rigoureuses de transparence… sans exclure pour autant l’objectif traditionnel de recherche de profits.
Les statuts constitutifs de ce type d’entreprise –son ADN– sont marqués du sceau de cette mission sociétale: ils peuvent prévoir que la société poursuivra un ou plusieurs bénéfices publics spécifiques tels que fournir de l’emploi à des individus ou à la communauté au-delà de la création d’emploi dans le cours normal des affaires, préserver l’environnement, promouvoir les arts, la science et l’avancement des connaissances, améliorer l’état de santé de l’humain ou investir dans des entreprises socialement responsables. Dans le cadre de cette société, c’est également la responsabilité des administrateurs qui a été redéfinie: ces derniers ont dorénavant l’obligation de considérer les intérêts des différentes parties prenantes ainsi que tout autre facteur pertinent lorsqu’ils déterminent l’intérêt de la société.
Au Canada, le gouvernement de la Colombie-Britannique a adopté un amendement au Business Corporations Act en mai 2012 afin d’introduire les premières assises de la Community Contribution Company (la CCC). L’objectif de cette entreprise est défini de la sorte: «one or more of the primary purposes of a community contribution company must be community purposes». La CCC se distingue aussi des sociétés par actions traditionnelles par la gestion de ses actifs, puisque la loi impose qu’un maximum de 40% des profits annuels soit redistribué à titre de dividendes et qu’un minimum de 60% des actifs soit attribué, lors de la dissolution de la CCC, notamment à des coopératives de services communautaires ou à des organismes de bienfaisance.
De l’autre côté de la planète, c’est l’Inde qui a modifié en 2013 sa loi en droit des sociétés pour prévoir, dans l’article 135, que toute société ayant un actif net supérieur à 5 milliards de roupies, un chiffre d’affaires de plus de 10 milliards de roupies ou un profit de plus de 50 millions de roupies établisse un conseil RSE au sein du comité de direction. Or, ce conseil se voit doter d’une mission particulière: affecter 2% de la moyenne des profits de l’entreprise réalisés sur les 3 dernières années à des activités de RSE (éradication de la faim et de la pauvreté, promotion de l’éducation, promotion de l’égalité des sexes et autonomisation des femmes, réduction de la mortalité infantile et amélioration de la santé des mères, lutte contre les grandes épidémies, protection de l’environnement…).
…ou y réfléchir
Dans un second temps, ce sont les réflexions de nature juridique qui s’intensifient. Non encore adoptées sous forme de lois au moment d’écrire ces lignes, ces réflexions feront peut-être l’actualité sous peu. Arrêtons-nous sur la France et sur le projet de loi relatif au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre du 11 février 20156. «Aujourd’hui, si la filiale d’une société transnationale européenne installée en dehors des frontières européennes ne respecte pas la législation en vigueur, commet des violations de droits humains ou provoque des dommages environnementaux irréversibles, la responsabilité juridique de la société mère ne peut pas être engagée», rappellent les auteurs de la proposition de loi.
Devant cette constatation et soutenu par l’indignation suscitée par les réactions des donneurs d’ordre dans l’affaire du Rana plaza, ce projet de loi comporte 2 articles visant à responsabiliser les entreprises:
- Le premier article propose de créer une obligation, pour certaines sociétés et entreprises donneuses d’ordre, de prévoir un plan de vigilance à visée préventive. Ce devoir de vigilance s’impose aux sociétés dans leurs activités directes et indirectes, c’est-à-dire également aux filiales et aux sous-traitants sur lesquels elles exercent une influence déterminante. Le plan doit comporter les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir les atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, les dommages corporels ou environnementaux graves, les dommages à la santé résultant des activités de ces sociétés et de celles qu’elles contrôlent directement ou indirectement ainsi que les activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs sur lesquels elles exercent une influence déterminante. Les mesures du plan visent aussi à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société mère et des sociétés qu’elle contrôle. La mise en œuvre du plan de vigilance est garantie par la publicité qu’on en fait et par le pouvoir conféré au juge de vérifier le contenu et la qualité de ce plan (si ceux-ci sont contestés) et de s’assurer (en situation d’urgence) de son existence et du sérieux de son application.
- Le second article permet d’engager la responsabilité civile des sociétés concernées par un dommage qu’elles auraient raisonnablement pu éviter. Cette responsabilité est une responsabilité de droit commun pour faute. «Il est temps que la France se saisisse de l’opportunité [sic] d’instaurer dans sa législation une obligation de vigilance, afin de s’attaquer aux violations des droits humains et à la corruption intervenant sur les chaînes de production de ses entreprises», peut-on lire dans la proposition de loi. Cette constatation ne vaut-elle pas pour bien d’autres pays?
Au vu de ce tableau, c’est donc un mouvement global qui se dessine en droit autour d’un objectif: responsabiliser les entreprises et promouvoir des valeurs sociétales communes. Voilà finalement ressurgir d’un passé pas si lointain les théories juridiques (mais aussi économiques et de gestion) qui voyaient dans l’entreprise une institution sociale devant assumer des responsabilités vis-à-vis de la société. Pour faire face à ce nouveau rôle, la conscience du roi –si chère à Adolf A. Berle– a des limites que le droit contrebalance. Si le droit se voit souvent reprocher son immobilisme par rapport aux faits sociaux, il en va différemment aujourd’hui, notamment en matière d’entreprise. De toute façon, une autre position du droit serait-elle tenable et crédible?
1 Paramount Communications Inc. v. Time Inc., 571 A.2d 1140, spéc. 1150 (Del. 1989). ↩
2 BCE Inc. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69; Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) v. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68. ↩
3 The Bell Group Ltd (in liq) v. Westpac Banking Corporation [No 9], [2008] WASC 239. ↩
4 Section 172(1) du Company Act 2006. ↩
5 Angelica Choc; German Chub Choc; Caal v. Hudbay Minerals Inc., 2013 ONSC 998; Choc v. Hudbay Minerals Inc., 2013 ONSC 1414 (22 juillet 2013) (Cour supérieure de justice de l’Ontario). ↩
6 Assemblée nationale, «Proposition de loi no 2578 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre», 11 février 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2578.asp. ↩
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